JENNY CALDER
J’écris ceci dans le cahier de Tom Ward. Ça me paraît le plus approprié pour ce que j’ai à raconter.
Je pense qu’il serait d’accord. Tous les épouvanteurs notent soigneusement les choses importantes – selon eux, les éléments du passé permettent de préparer l’avenir. Je continuerai donc à le faire tant que j’en serai capable.
Hier, j’ai vécu la pire journée de ma vie.
Je n’avais assisté qu’à un seul combat de l’assassin Shaiksa, et il m’avait terrifiée. Il avait fait preuve d’une telle décontraction dans sa férocité que j’avais tremblé pour Tom.
Comment pouvait-il espérer l’emporter contre un pareil adversaire ?
Étant donné qu’on nous prenait, Grimalkin et moi, pour ses servantes et les seules personnes de son peuple, on nous avait réservé les meilleures places. Nous siégions sur deux chaises aux raides dossiers de bois, à la gauche du prince Stanislaw, avec une vue directe sur la rivière.
Le ciel était bleu au-dessus de nous ; seuls quelques nuages montaient à l’horizon, que l’approche du soir teintait de rouge. L’air frais était rempli d’odeurs diverses, fumets de nourriture, parfums d’épices et relents de ces feuilles amères mâchées par les hommes de la région, ce qui leur donnaient une haleine puante.
Une heure avant le coucher du soleil, un haut personnage est apparu sur l’autre rive et s’est avancé à grands pas. C’était Kauspetnd, avec sa face de loup et ses trois queues de cheval nattées. Armé de ses deux sabres étincelants, il a posé sur nous un regard féroce.
Le silence s’est fait. Plus un mouvement dans l’assistance, plus un mot.
Puis une silhouette solitaire a quitté notre rive pour traverser le gué dans un grand bruit d’éclaboussures et gagner l’amas de pierres, au milieu. Il ne tenait qu’une seule arme, serrée dans sa main droite, la Lame-Étoile que lui avait donnée Grimalkin. Couleur de rouille, elle n’avait aucun éclat, au contraire de celles du Shaiksa.
À présent, ses bottes claquaient sur les pierres, tandis qu’il approchait du centre du gué.
C’était Tom Ward, et même à cette distance, je sentais combien il était terrifié. Il tentait désespérément de dominer sa peur et de calmer ses tremblements. Il considérait sa mort imminente comme une fatalité. Il était furieux de s’être laissé manipuler. Et il regrettait amèrement de n’être pas resté dans le Comté pour accomplir sa tâche d’épouvanteur.
J’étais de tout cœur avec lui. Je n’aimais pas la façon dont Grimalkin s’était conduite. Obnubilée par la menace des Kobalos, elle ne pensait qu’à la contrer. C’était trop injuste. Ce n’était pas l’entraînement reçu de la tueuse qui suffirait à Tom, face à un guerrier aussi bestial. Aucun humain n’avait la moindre chance contre lui.
Kauspetnd était entré à son tour dans le lit de la rivière pour gagner l’aire de pierres sèches.
Je ne percevais presque rien émanant de cet individu. Je sentais sa détermination, son agressivité et sa totale confiance en lui, mais ses pensées m’étaient inaccessibles. Au temps où j’expérimentais mon don d’empathie, certaines personnes m’étaient plus faciles à comprendre que d’autres. J’avais essayé sur des animaux, discernant le sauvage entêtement des chats, le contentement joyeux des chiens, pas grand-chose de plus. Leurs esprits m’étaient fermés. Ceux d’autres espèces me restaient totalement étrangers. Il en allait de même avec le Kobalos. Je ne pouvais ni l’atteindre ni influer sur son comportement.
Les combattants ont fait halte, face à face, à quelques pieds de distance. Un long moment s’est écoulé sans que ni l’un ni l’autre n’esquisse le moindre geste. Et quand ils l’ont fait, ce n’étaient que des approches.
Tom a tendu son épée vers l’assassin, qui l’a bloquée d’un de ses sabres – celui qu’il tenait de la main gauche, m’a-t-il semblé, tant l’action avait été rapide. Ils ont décrit un cercle. À part le martèlement de leurs bottes sur les pierres, il n’y avait pas d’autre bruit que les clapotis de la rivière sur son lit rocheux.
Le Shaiksa a visé la tête de Tom à plusieurs reprises ; celui-ci a esquivé sans difficulté. Ils ont poursuivi leur mouvement tournant. Je sentais la peur de Tom refluer. Concentré sur le combat, il retrouvait lentement son assurance.
Puis les choses sérieuses ont commencé. Kauspetnd a lancé une attaque brutale, ses deux lames ont jeté des éclairs. Le cœur m’a manqué quand j’ai vu Tom reculer et parer désespérément chaque coup, tenant la Lame-Étoile à deux mains.
Il a survécu, pourtant, et s’est calé fermement sur ses pieds. L’assassin a cédé du terrain avant de lancer un nouvel assaut. Combien de temps Tom résisterait-il ? Je comprenais pourquoi les autres combats s’étaient achevés en quelques minutes.
Or, il a résisté, rendant coup pour coup. Bientôt, j’ai perdu la notion du temps. Il me semblait être engluée dans une espèce d’éternité où aucune horloge ne battait plus. Il n’existait, n’avait existé et n’existerait plus désormais que ce combat féroce, qui se poursuivrait à jamais.
Grimalkin m’a appris plus tard que cela n’avait pas pris plus d’une heure. C’est sans doute vrai, car quand il a pris fin, le soleil se couchait et la lumière commençait à baisser.
Au bout d’un moment, il était clair que Tom prenait l’ascendant. Ses attaques étaient rapides et précises. Il passait la Lame-Étoile de main en main, prenant chaque fois Kauspetnd à contre-pied.
L’assistance n’était plus silencieuse. Mille gosiers hurlaient d’excitation, dans l’espoir de la victoire tant attendue.
C’est Tom qui a fait couler le premier sang. Il a trouvé une faille dans la défense de son adversaire et l’a touché à l’épaule. Le Kobalos a reculé en titubant, son plastron rougi, tandis qu’autour de moi montait un rugissement de triomphe.
Tom s’est mis à harceler le Shaiksa, sautant, tournoyant, exécutant la danse de mort de Grimalkin. Mes yeux avaient du mal à le suivre tant il était rapide ; il a donné une succession de coups horizontaux jusqu’à ce que l’un d’eux atteigne son but.
Il avait tranché la tête de l’assassin.
Il avait gagné !
La tête a roulé sur les pierres et a rebondi dans l’eau. Le corps s’est effondré et le courant a emporté de longs rubans de sang écarlate.
Or, les clameurs de victoire se sont muées bientôt en un murmure consterné. Tous les yeux étaient fixés sur Tom, qui titubait. La Lame-Étoile lui a échappé des mains. Il a regardé son estomac.
Je n’avais observé que l’offensive de Tom et le coup qui avait abattu son adversaire. Je n’avais pas remarqué l’ultime geste de Kauspetnd. J’ai cru soudain que mon cœur s’arrêtait de battre.
L’un des sabres de l’assassin lui avait transpercé la poitrine. Seul le pommeau en dépassait. Il a titubé encore, a tourné sur lui-même pour tenter de retrouver son équilibre. J’ai vu alors que la lame courbe couverte de sang ressortait dans son dos. Tom a tendu le bras derrière lui, a touché le métal, a pivoté de nouveau vers nous, les yeux écarquillés de stupeur.
Et il est tombé, la face en avant.
Hier, j’ai vécu la pire journée de ma vie.
Hier, Tom est mort.