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Funérailles

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Le matin des funérailles, Grimalkin et moi avons quitté notre tente une heure avant midi. La pluie avait cessé, mais des nuages montaient du sud, annonciateurs d’un nouveau déluge.

Le cercueil de Tom était posé dans l’herbe, devant le pavillon du prince Stanislaw. Le prince se tenait là, debout, une épée à la hanche, flanqué de deux gardes. Le visage dur, il semblait plus prêt pour la guerre que pour un enterrement. Il nous a saluées avant de faire signe à quatre de ses hommes, qui se sont avancés pour soulever le cercueil et le placer sur leurs épaules.

Le cortège s’est ébranlé aussitôt, le prince et son escorte marchant en tête. J’étais étonnée de voir autant de guerriers postés de chaque côté de la route, tandis que beaucoup d’autres rejoignaient la procession. Sans doute avaient-ils été impressionnés par l’exploit de Tom. Même s’il avait reçu une blessure fatale, il avait abattu l’assassin qui avait vaincu tant de leurs champions.

La route grimpait, et je me souviens avoir pensé que c’était logique : au printemps, la rivière grossie par la fonte de la neige et des glaces devait inonder la vallée. La mise en terre se ferait donc sur une hauteur.

Nous sommes enfin arrivés devant une fosse ouverte surmontée d’une grande pierre tombale. Le fond en était déjà empli d’eau. Il y avait d’autres tombes alentour, peut-être une vingtaine. Certaines étaient récentes, la terre formait encore un monticule ; d’autres s’étaient tassées, d’autres encore étaient déjà envahies d’herbe. Deux ou trois d’entre elles étaient ornées d’une stèle, sur la plupart était plantée une croix de bois grossière, quelques-unes étaient nues. Le défi du Shaiksa avait duré des mois. Ces sépultures étaient celles de ceux qui avaient péri en l’affrontant.

Nous avons entouré la fosse, Grimalkin à ma gauche, Majcher à ma droite et le prince Stanislaw devant. Les gardes se sont postés derrière nous.

Près de la stèle se tenait l’un des magowies barbus et gantés, probablement le conseiller du prince. Les bras écartés, il a entamé une psalmodie. J’étais contente de ne rien comprendre, car ça ne pouvait être qu’un tissu de faussetés. Seules des paroles silencieuses convenaient pour honorer un mort.

Je les ai donc prononcées en secret dans ma tête :

« Je te remercie de m’avoir prise pour apprentie, Tom Ward, et de m’avoir donné une deuxième chance après ma fuite devant les ombres de la maison hantée. Tu vas me manquer. Tu ne méritais pas de mourir ainsi. Tu serais devenu un grand épouvanteur, un des meilleurs. Ton maître aurait été fier de toi. Merci de m’avoir fait confiance… »

À cet instant, mes doutes se sont évanouis, et j’ai pris ma décision. Tom avait cru en moi, il avait voulu me former de son mieux. Alors, je continuerais, en dépit de ma haine envers Judd Brinscall.

« Moi aussi, je m’efforcerai de devenir un bon épouvanteur. Merci de m’avoir indiqué la voie. Merci pour tout. »

Le cercueil avait été déposé près de la fosse. J’avais du mal à croire que le corps de Tom gisait à l’intérieur, raide et froid, et serait bientôt enfoui dans la terre humide. Je retournerais à Chipenden avec Grimalkin tandis qu’il resterait ici, et l’hiver arriverait, et la neige recouvrirait sa tombe.

Je me suis efforcée de chasser ces pensées déprimantes en me rappelant que le cercueil ne contenait qu’une écorce vide. L’âme de Tom avait déjà traversé les Limbes pour partir vers la lumière. Il était si jeune ! Il n’avait pas eu le temps de vivre pleinement sa vie. Cette idée m’attristait, ainsi que la perte du maître qui m’aurait formée, guidée, qui serait un jour devenu un collègue et – avec un peu de chance – un véritable ami.

J’ai lu l’épitaphe qui avait été gravée sur la stèle :

 

CI-GÎT LE PRINCE THOMAS WARD

DE CASTER,

UN GUERRIER VALEUREUX

TOMBÉ AU COMBAT

MAIS QUI A TRIOMPHÉ

LÀ OÙ LES AUTRES ONT ÉCHOUÉ

 

Ces lignes me paraissaient tristement fausses. Je ne voyais rien de triomphal dans ce qui s’était passé. Ce n’était qu’une terrible erreur, et ce mensonge était inscrit dans la pierre pour toujours. Tom était un jeune épouvanteur qui avait lutté contre l’obscur… Voilà ce qui aurait dû être mentionné.

Un sourd grondement m’a fait lever la tête. Des nuages sombres s’amoncelaient au-dessus de nous. La tempête arrivait. La pluie s’est mise à tomber. Un éclair a déchiré le ciel, aussitôt suivi d’un coup de tonnerre qui a ébranlé le sol sous nos pieds.

Le magowie psalmodiait toujours, bien que sa voix ne puisse soutenir celle des éléments déchaînés. Le déluge trempait mes cheveux et transperçait mes vêtements. J’espérais que les prières seraient écourtées. Le prêtre n’aurait sûrement pas l’audace d’interrompre la cérémonie, mais un signe du prince suffirait.

Je me suis tournée vers lui. Son visage restait impassible ; se tenir là, debout, trempé jusqu’aux os semblait lui être indifférent. Il faisait de plus en plus noir, bientôt il nous faudrait des lanternes.

Enfin, le prince a levé la main et a désigné la tombe. Le magowie s’est tu instantanément, tandis que les quatre porteurs s’avançaient deux par deux de chaque côté du cercueil. À l’aide de cordes, ils ont commencé à le descendre dans la fosse. Leurs mains mouillées et glissantes leur rendaient la tâche difficile. Le cercueil se balançait, et ils ont failli le lâcher. Enfin il s’est posé au fond du trou dans un bruit d’éclaboussures. L’eau de pluie l’a presque recouvert.

Les cordes remontées, les quatre hommes ont saisi des pelles pour combler la fosse. Cela m’a étonnée. Au Comté, la coutume voulait que chacun lance une poignée de terre. Les fossoyeurs ne se mettaient à cette tâche qu’après le départ de l’assistance.

Nous avons donc contemplé les hommes au travail, la pluie leur dégoulinant sur le visage et le long du nez, dans le tumulte de la tempête.

Un cri étrange venu d’en haut m’a fait lever les yeux, et la lumière d’un éclair m’a aveuglée quelques secondes. Quand la vision m’est revenue, tous, autour de la fosse, regardaient le ciel en s’abritant de la pluie du revers de la main. Les quatre hommes eux-mêmes avaient cessé de manier la pelle.

Une silhouette planait dans les airs. Je distinguais ses ailes immenses, comparées à la finesse de son corps. Elle était déjà apparue lorsque les trois magowies prédisaient la venue d’un champion qui triompherait de l’assassin Shaiksa et conduirait les humains à la victoire.

Soudain, la créature a refermé ses ailes et a fondu sur nous comme une pierre. Quand elle s’est arrêtée, elle n’était plus qu’à trente pieds au-dessus de nous, assez près pour que soit visible son merveilleux visage nimbé d’une lumière d’argent.

Un autre bruit a alors attiré mon attention vers le sol.

Et j’ai cru que mes yeux me jouaient un tour.

Cependant, je n’étais pas la seule à regarder de nouveau la tombe. Le couvercle du cercueil avait bougé ; la mince couche de terre qui le recouvrait glissait, révélant le bois mouillé.

Grimalkin a lancé vers la créature ailée un sifflement de colère.

Quant à moi, un espoir fou m’a envahie.

Se pouvait-il que Tom soit vivant… ?