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Une sale bestiole

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La marche à travers la lande était agréable ; de cette hauteur, j’avais une vue étendue sur le Comté. À l’ouest, la mer lointaine scintillait. Si l’air était frisquet pour la saison, le soleil donnait un peu de tiédeur, et c’était bon de se sentir vivant. Ayant trouvé une combe abritée à cinq miles de Kirkby Lonsdale, je capturai une paire de lapins et les fit rôtir. L’exercice m’avait donné de l’appétit ; c’était mon premier repas depuis le petit déjeuner, et j’en savourai chaque bouchée avant de m’installer pour la nuit. Je m’endormis rapidement en dépit de la température, qui avait baissé après le coucher du soleil.

Je m’éveillai en sursaut au milieu de la nuit. Je m’assis, le cœur battant, avec la vive impression d’être épié. Quelque chose était là, dans le noir, qui me surveillait.

Retenant mon souffle, je prêtai l’oreille. Je n’entendis que les soupirs du vent dans les herbes. Aucune sensation de froid ne m’annonçait l’approche d’une créature de l’obscur. Ce n’était sans doute qu’un renard espérant dérober les restes de mon souper.

Néanmoins, cette alerte m’avait perturbé, et j’eus du mal à me rendormir.

Au matin, les nuages étaient montés de l’ouest, la pluie menaçait. Je grignotai un morceau de fromage en guise de petit déjeuner. Il est toujours préférable de jeûner avant d’affronter l’obscur. Un peu de fromage suffirait à préserver mes forces. Tant pis si mon estomac protestait ! Je refusais d’écouter ses gargouillements. Je pouvais me trouver bientôt face à la créature meurtrière.

 

Trois jeunes filles étaient mortes, et, à chaque nouvelle mort, ma colère avait grandi, augmentée d’un cruel sentiment d’échec. Une, c’était déjà trop ! En tant qu’épouvanteur, j’étais censé protéger le Comté, et je désespérais d’y réussir.

Je marchai vers Kirkby Lonsdale aussi vite que je pus. Au lieu d’entrer dans le village, j’en fis deux fois le tour, à la recherche d’une piste quelconque. Mon maître m’avait enseigné la patience et l’attention envers les plus petits indices. Je passai la majeure partie de la journée à explorer consciencieusement les principaux accès au village.

En fin d’après-midi, ma persévérance fut récompensée. Quelqu’un avait quitté le sentier pour s’approcher d’un ruisseau : on voyait clairement des traces dans la boue. Je les crus d’abord sans réelle signification. D’après leur taille, elles appartenaient à un enfant de sept ou huit ans. Or, il n’y avait aucun pas d’adulte à côté. Je notai alors leur forme anormale : elles étaient trop longues et trop étroites pour un pied humain. Autre détail révélateur : à certains endroits, elles étaient en partie effacées. Comme si une sorte de serpent avait glissé dessus. Ou une queue.

Peu après, je découvris des marques fraîches. Elles se dirigeaient droit vers Caster. J’accélérai le pas. Malheureusement, au bout d’une heure, mon optimisme disparut en même temps que les empreintes.

J’avais perdu la piste.

En plus des capacités que me conférait mon statut de septième fils d’un septième fils, j’avais également hérité des dons de ma mère. Elle avait été une bonne épouse et une tendre mère. Mais elle était aussi la première des sorcières lamias. Et elle m’avait transmis certains de ses pouvoirs.

L’un d’eux faisait de moi un traqueur très particulier : je savais d’instinct où trouver la personne que je cherchais. Cela m’avait rendu service dans le passé, bien que cette aptitude ne soit pas toujours fiable. Et, à cet instant, j’avais beau me concentrer, je ne sentais aucune trace de la créature que je poursuivais.

Déçu, j’abandonnai et retournai à la maison.

Je parvins à Chipenden une heure avant le crépuscule, épuisé et affamé. À mon grand agacement, je découvris la fille qui m’attendait, perchée sur la barrière du jardin.

– Tu as l’air de mauvais poil, constata-t-elle. Tu as eu une rude journée ?

Je passai devant elle sans daigner lui répondre. J’avais presque atteint la lisière des arbres quand elle me lança :

– Je sais où se terre la sale bestiole qui a tué ces filles !

Je fis volte-face et lui criai avec colère :

– Qui t’a dit que des filles étaient mortes ? Tu ne sais rien ! Tu mens !

Me regardant droit dans les yeux, elle rétorqua :

– Jamais je ne mentirais quand il s’agit de victimes innocentes ! Tout le monde est au courant. On en parle dans chaque village alentour. Les gens ont peur pour leurs familles. Certains disent que John Gregory, lui, aurait déjà résolu le problème.

Ces mots me firent l’effet d’une gifle. Blessé et furieux, je dus inspirer profondément pour me calmer. Elle disait vrai, et me dérober n’aurait servi à rien.

Je pris conscience de mon isolement. Tel est le sort d’un épouvanteur : il n’est pas au courant des ragots, il ignore ce que pensent les gens. C’était encore pire maintenant que je travaillais seul. Je n’avais personne avec qui partager mon fardeau, discuter de mes inquiétudes et de mes problèmes.

– Donc, tu sais qui est le meurtrier ? Alors, s’il te plaît, éclaire ma lanterne ! déclarai-je, sarcastique.

– Je ne sais pas exactement ce qu’il est. C’est un être velu qui peut changer de taille et vit à l’intérieur d’un arbre. Il en sort la nuit pour s’introduire dans les maisons. Dans l’une d’elles, une fille est morte. J’ai entendu parler d’autres morts. À mon avis, c’est l’œuvre de la créature.

– Tu as traqué cette bête velue ? Eh bien, explique-moi : comment se fait-il que la créature ne t’ait pas vue quand tu l’as suivie ?

– Pour la même raison que j’ai pu te suivre sans que tu me voies ! J’étais tout près de toi, pourtant.

– Tu peux te rendre invisible ? demandai-je, sceptique.

Les sourcils froncés, j’ajoutai :

– Quel genre de fille es-tu ? Une sorcière ? Je devrais peut-être t’enfermer dans une fosse…

En vérité, je savais qu’elle n’était pas sorcière ; je tentais seulement de lui faire peur. À peine avais-je prononcé ces mots que je le regrettais.

– Non, je suis la septième fille d’une septième fille, comme je te l’ai dit, répliqua-t-elle. Je suis née avec ce don. Je peux me rendre invisible. Je ne saurais pas disparaître devant tes yeux. Mais si tu ignores où je suis et que je reste parfaitement immobile, tu ne me verras pas.

Lors de notre première rencontre, le fait qu’elle soit la septième fille d’une septième fille m’avait laissé indifférent. Dans son Bestiaire, l’Épouvanteur ne faisait aucune référence à un tel cas, et je n’avais rien lu de semblable dans les livres de sa bibliothèque avant qu’elle disparaisse dans l’incendie.

– Je n’ai jamais entendu parler de ça ! m’exclamai-je.

– Et après ? cria-t-elle avec colère. Que tu n’en aies pas entendu parler ne signifie pas que ça n’existe pas ! Pourquoi la septième fille d’une septième fille ne naîtrait-elle pas avec la capacité de combattre l’obscur ?

Sa détermination et son assurance m’ébranlèrent. Je compris soudain que mon esprit refusait simplement cette possibilité. Les épouvanteurs avaient toujours été des hommes. Probablement parce que les hommes tiennent de tout temps les postes de pouvoir et de décision.

J’inspirai profondément et tâchai d’ignorer ma contrariété. Si cette fille savait où trouver la bête, je devais l’écouter. D’autres vies en dépendaient. La bête tuerait encore si je ne mettais pas fin à ses agissements.

Je dus m’obliger à formuler ma question d’une voix égale :

– Tu me montrerais l’arbre où gîte cette créature ?

– Si je le fais, tu me prendras comme apprentie ? demanda-t-elle aussitôt.

Je n’en avais nulle intention. D’un autre côté, si elle détenait vraiment des informations sur ces morts mystérieuses, il était de mon devoir d’en profiter.

– Je ne te promets rien, dis-je. Mais j’y réfléchirai. On ne peut pas laisser les choses continuer ainsi. Tiens-tu à avoir une autre mort sur la conscience, alors que tu sais comment l’empêcher ?

Pour la première fois, elle perdit un peu de sa superbe et baissa les yeux.

– L’arbre est à moins d’une heure de marche. Je peux t’y conduire, si tu veux. En nous dépêchant, nous y serons avant la nuit.

J’acquiesçai :

– J’aurai besoin de quelques affaires. Attends-moi ici, je reviens dans dix minutes.

Je retournai à la maison pour y prendre ma chaîne d’argent. Je remplis également ma poche gauche de sel et la droite de limaille de fer. J’emballai enfin une part de fromage comme provisions de voyage.

De retour à la barrière, je constatai à ma grande colère que la fille n’y était plus. Je l’attendis un moment en marchant de long en large. Au bout de cinq minutes, je perdis patience. M’avait-elle menti ? Était-ce une sorte de plaisanterie ?

J’observai les alentours avec un reniflement de mépris, furieux de lui avoir fait confiance, et me préparai à rentrer. J’allais m’accorder un peu de sommeil, et je repartirais à l’aube à la recherche de la créature.

Du coin de l’œil, je perçus soudain un mouvement. Je me retournai. La fille était devant moi. Elle semblait sortir du tronc d’un arbre. Elle pouvait se rendre invisible ; sur ce point au moins, elle n’avait pas menti…

Elle attendait sans doute un commentaire sur sa soudaine réapparition. Ne voulant pas lui accorder cette satisfaction, je me contentai d’un bref signe de tête :

– Comment t’appelle-t-on ?

– Jennifer. Si ça ne t’ennuie pas, je préfère Jenny.

À ce nom, mon cœur s’accéléra. Je m’efforçai de dissimuler ma stupéfaction.

Je n’y réussis pas, car elle me lança un coup d’œil interloqué :

– Tu en fais, une tête ! Quelqu’un a marché sur ta tombe ?

– Allons-y, décidai-je sans répondre. Et préviens-moi avant qu’on arrive en vue de cet arbre.

En chemin, je me rappelai les visions qu’un mage noir m’avait un jour imposées, concernant un futur possible. L’une d’elles m’avait montré la maison de Chipenden vide et délabrée, où aucun épouvanteur n’habitait plus. J’étais monté à ma chambre, et sur le mur où tous les apprentis – moi compris – avaient gravé leur nom, il y avait une nouvelle inscription :

Jenny.

Était-ce une simple coïncidence ?

La fille venait d’employer cette vieille expression du Comté : « Quelqu’un a marché sur ta tombe. » Elle sonnait pour moi de façon sinistre. Car je ne quitterais en aucun cas la demeure que mon maître m’avait laissée tant que je serais en vie.

Notre avenir n’est pas définitivement établi. Chacune de nos décisions le modifie. Je n’avais aucune intention de prendre cette fille comme apprentie. Si je le faisais, cela hâterait-il l’heure de ma mort, entraînant l’abandon de la maison ?

Comme nous approchions d’un bois, je ramenai mon esprit à l’instant présent.

– La bête habite là, chuchota Jenny en désignant le plus grand arbre, en face de nous.

C’était un chêne d’une circonférence colossale, qui devait avoir au moins cinq cents ans.

Le soleil se couchait et la lumière baissait. Aucun frisson ne me signalait la proximité d’une créature de l’obscur, mais je ressentis de nouveau cette impression d’être observé, comme lorsque je m’étais réveillé en sursaut dans la nuit, au sud de Kikby Lonsdale.

La bête me regardait-elle depuis son repaire ?

Il s’agissait d’une entité inconnue, et tout était possible. Instinctivement, je saisis ma chaîne d’argent. Me servirait-elle ici ?

D’après la fille, la créature quittait habituellement son antre à cette heure. J’espérais seulement que nous n’arrivions pas trop tard et qu’elle n’était pas déjà partie. Je voulais la voir de mes yeux.

Je fis signe à Jenny de s’accroupir, et nous nous dissimulâmes derrière un bosquet de jeunes frênes. Cinq minutes s’écoulèrent sans qu’il se passe rien. Une chouette hululait au loin, et mes nerfs se tendaient à chaque fois que les herbes bruissaient au passage d’un animal nocturne.

Soudain, ce fut le silence. Ce silence absolu annonçant l’approche d’un dangereux prédateur. Puis je perçus un son très particulier, une sorte de glissement, comme si un serpent s’enroulait autour d’une branche. Il fut suivi d’un raclement, et quelque chose sauta du sommet de l’arbre.

Malgré l’obscurité, une silhouette se découpa contre le ciel. La créature m’évoqua un énorme écureuil avec une longue queue.

Quoique tombée de haut, elle n’avait fait presque aucun bruit en touchant le sol. Elle partit aussitôt au galop vers le nord, en direction du village.

Et maintenant ? Devais-je la suivre ? Ce faisant, je sauverais peut-être une vie. Mais elle courait vite et serait difficile à traquer.

– Reste là ! soufflai-je à Jenny. Si je ne suis pas de retour dans une heure, rentre chez toi !

Et, sans attendre sa réponse, je me lançai à la poursuite de la bête. C’était risqué ; si elle se sentait suivie, je perdrais l’effet de surprise. Seulement, je n’avais guère le choix. Je devais l’empêcher de tuer encore, tel était mon devoir envers les habitants du Comté. Au bout de dix minutes, ainsi que je le craignais, j’avais perdu sa trace. Je passais une demi-heure à la chercher en vain. Une fois de plus, je voulus me servir du don de ma mère pour la localiser ; une fois de plus, je n’y réussis pas.

Furieux et frustré, je rejoignis Jenny et décidai aussitôt d’une autre tactique.