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Les purrai n’ont aucun droit

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– Je vais grimper dans l’arbre et y attendre le retour de la créature, dis-je à Jenny.

– Très bonne idée, approuva-t-elle, enthousiaste. Et on l’aura par surprise.

– J’ai dit je, pas on ! C’est dangereux. J’ignore à quoi nous avons affaire.

– Et alors ? rétorqua la fille. Tu m’as déjà prévenue des risques à courir si je veux être l’apprentie d’un épouvanteur. Autant m’y habituer tout de suite !

Quelle raisonneuse ! Je me demandais comment John Gregory se serait comporté avec elle. En tout cas, c’était à moi de m’en débrouiller. Et je décidai qu’elle me serait plus utile hors de l’arbre.

– Écoute, repris-je, tu vas faire le guet ici et me prévenir du retour de la créature. Sinon c’est moi qui risque d’être pris par surprise. Tu sais imiter le cri de la chouette effraie ?

Jenny sourit et me fournit une imitation parfaite – presque trop parfaite. J’avais entendu un de ces rapaces quelques minutes plus tôt. Je ne distinguerais pas l’appel de la fille d’un véritable hululement.

– Et le cri du vultrace ?

– Non. Mais je réussis assez bien celui de l’engoulevent.

Le son qu’elle émit emplit l’obscurité et me donna la chair de poule. Néanmoins, ce n’était pas aussi exact que son imitation de la chouette. Ça conviendrait.

– Donc, quand la bête reviendra, tu lanceras deux cris brefs, et tu compteras jusqu’à trois avant d’en lancer un autre. Tu sauras faire ça ?

– Évidemment, je saurais ! Sois prudent, s’il te plaît ! J’ai déjà rencontré deux épouvanteurs : l’un d’eux était sale comme un cochon, le deuxième avait les oreilles velues et un fichu caractère. S’il t’arrive quelque chose, qui me formera ? Certainement pas eux !

Comment connaissait-elle ces autres épouvanteurs ? Elle les avait espionnés, eux aussi ?

N’ayant pas le temps de l’interroger, j’enchaînai :

– Je serai prudent. Tâche de l’être aussi ! Cache-toi et reste à distance de l’arbre. Compris ? Et garde ça pour moi !

Je lui tendis mon bâton.

Elle le prit, l’inspecta et hocha la tête en souriant.

Je m’approchai du chêne avec mille précautions, contournai lentement l’énorme tronc, au cas où je trouverais le moyen d’y pénétrer. C’était peu probable ; je devrais sans doute grimper dans l’arbre et chercher une entrée parmi les hautes branches. La créature s’était vraiment laissée tomber de haut !

J’avais confié mon bâton à Jenny parce qu’il m’aurait encombré. Mes seules autres armes étaient le sel et la limaille de fer dans mes poches, ainsi que ma chaîne d’argent.

J’entamai l’escalade.

Je dus faire trois fois le tour de l’arbre à différentes hauteurs avant de localiser l’entrée de l’antre. Elle était parfaitement camouflée. Un humain aurait fabriqué une porte carrée, ovale ou ronde. Celle-ci, recouverte d’écorce, était d’autant plus difficile à repérer qu’elle était de forme irrégulière. Dès que je l’eus trouvée, je n’eus aucun mal à l’ouvrir avec mes ongles. Elle tourna sans bruit sur des gonds fraîchement huilés.

Le problème était sa taille. La créature devait être plus petite que moi. Il ne serait pas facile de m’y faufiler ; et plus difficile encore, une fois dedans, de m’en extirper en cas d’urgence. Je m’introduisis la tête la première en me tortillant et en poussant sur mes mains. J’étais quasiment pris au piège. Il me faudrait pourtant entraver cette créature. Je m’en sentais capable, j’étais fier de mon habileté au lancer de chaîne.

Je fus étonné de ce que l’intérieur me réservait. Je n’avais pas vu la créature en pleine lumière ; de loin, elle m’avait évoqué un écureuil, et Jenny l’avait qualifiée de « bête ». Je m’attendais à un repaire de prédateur, au sol couvert d’ossements, de paille ou de feuilles.

J’eus donc un choc en découvrant des rangées d’étagères, une table, des chaises et des tapis en peau de mouton teints en rouge écarlate. C’était une habitation élégante et totalement inattendue. Quelle espèce d’entité étais-je en train de traquer ? Des étagères étaient couvertes de livres. Sur d’autres s’alignaient des bocaux en verre qui contenaient soit des herbes, soit d’étranges objets flottant dans un liquide clair ou pris dans une gelée jaunâtre. Chaque bocal portait une étiquette rédigée dans une langue étrangère.

Puis je remarquai un détail intéressant : deux bouteilles de vin rouge posées sur la table. Elles étaient d’origine humaine, car je reconnaissais leur marque.

Je pris un livre sur un rayonnage et l’ouvris. Le texte ne me rappelait aucun langage connu. Cette créature savait lire ; or, elle venait visiblement d’un pays fort éloigné du Comté.

À quoi allais-je m’affronter ?

Comme je reposais le volume sur l’étagère, quelque chose parla derrière moi. Je dis « quelque chose » parce que, si la voix s’exprimait dans notre langue, elle était gutturale, râpeuse, trop étrange pour appartenir à un être de notre espèce.

– C’est aimable à toi de me rendre visite, petit humain. J’ai faim, et ta présence m’évite de partir à la chasse.

Je me figeai sur place, la bouche sèche, le cœur palpitant. J’étais piégé. J’avais cru contrôler la situation, prendre la créature par surprise. Et elle savait probablement depuis le début que nous observions son arbre. Elle avait fait mine de s’en aller et avait rebroussé chemin dès que j’étais entré dans son antre. Je n’avais entendu aucun cri d’alarme lancé par Jenny. Elle ne l’avait sans doute pas vu revenir.

Je pivotai pour lui faire face. J’eus d’abord du mal à déterminer ce qui était devant moi. La créature était vêtue d’un long manteau noir fermé par des boutons blancs, probablement en os. Ses mains étaient recouvertes d’une fourrure sombre, sa face évoquant celle d’un loup était rasée, ce qui lui donnait une apparence vaguement humaine, malgré le mufle allongé et les crocs pointus. Ses yeux brillaient d’intelligence, et son expression – un mélange d’amusement, de mépris et d’arrogance – était également humaine.

En tout cas, elle n’avait rien à voir avec un écureuil ; elle était aussi grande que moi. Je me rappelai alors un détail que Jenny m’avait signalé et que j’avais oublié.

La bête pouvait changer de taille.

Et j’étais enfermé avec elle.

Je la fixai, ma belle assurance envolée. De la salive coulait de sa gueule, comme si elle anticipait la saveur d’un repas appétissant. Et je figurais au menu. Elle allait me vider de mon sang si je ne réagissais pas.

– Je suis ici pour mettre un terme à tes meurtres, déclarai-je, tentant de prendre l’initiative. Mais ma voix tremblante trahissait ma peur.

– Meurtres, petit humain ? Qu’entends-tu par là ? Je n’ai encore tué personne, ici. Tu seras le premier.

– Tu as tué trois jeunes filles, ne prétends pas le contraire.

– Ah, tu veux dire des purrai ? Ce ne sont pas des meurtres. Ces femelles n’existent que pour obéir, et on peut prendre leur vie à volonté. Je suis surpris que tu ne sois pas d’accord. J’avais très soif, j’ai bu leur sang. C’est mon droit, c’est ainsi. Les purrai n’ont aucun droit.

La créature me gratifia d’un sourire hideux qui retroussa ses babines et découvrit ses dents :

– Ton pays appartiendra bientôt à mon peuple. Vos femmes seront soumises à nos lois. Quant aux mâles, hommes et garçons, ils mourront.

J’enregistrai l’avertissement dans l’intention d’y penser plus tard. Pour le moment, j’avais mieux à faire. Fourrant vivement les mains dans mes poches, je saisis une poignée de sel, une de limaille de fer. Le sel brûle les êtres venus de l’obscur et le fer leur ôte leurs forces.

Je jetai les deux poignées à la tête de la créature. Et les deux nuages, l’un blanc, l’autre gris, retombèrent exactement sur sa tête. Cela suffisait généralement à détruire un gobelin, et ça affaiblissait assez les sorcières pour nous permettre de les ligoter avec la chaîne d’argent. Or, ma cible eut une réaction tout à fait inattendue.

Elle éternua, puis elle s’ébroua. Et, tandis que les grains de sel et de fer retombaient à ses pieds, elle m’adressa son sourire bestial.

– Voilà qui est intéressant, petit humain, coassa-t-elle. C’est la première fois que je subis une attaque aussi étrange qu’inefficace. Nous perdons là un temps précieux, car nous allons avoir beaucoup à faire, tous les deux. Je vais prendre, et tu vas donner. J’en tirerai du plaisir, et toi de la souffrance, jusqu’à ce qu’il ne te reste plus une seule goutte de sang.

J’avais d’abord été déstabilisé ; à présent, je contrôlais ma peur. Je pris une profonde inspiration et me préparai à agir autrement.

J’enroulai vivement ma chaîne d’argent autour de mon poignet gauche. Puis, d’un geste sûr, je la projetai vers la créature.

Mon lancer avait été parfait. La chaîne tournoya autour de sa tête avant de la ligoter de haut en bas en lui fermant la gueule. Si, comme les sorcières, la bête était capable d’articuler des formules de magie noire, elle en serait empêchée.

Je crus l’affaire terminée.

Je crus ma victoire assurée, et la créature solidement entravée.

Je souris à l’idée de la traîner jusqu’au jardin de Chipenden pour l’enfermer dans une fosse.

J’avais gravement sous-estimé mon adversaire.

Et je venais de commettre une des plus grosses erreurs de ma vie.

La bête se débarrassa de la chaîne à la manière d’un skelt. Ces gros prédateurs aquatiques savent replier leurs longs membres osseux de façon à se glisser dans de minces crevasses d’où ils guettent leurs proies. Un skelt, en contractant son corps, échappe à n’importe quels liens.

Or, je ne m’attendais pas à ça. À ma grande terreur, je vis soudain la créature rétrécir. La chaîne glissa sur le sol en un petit tas inutile. Deux secondes plus tard, j’avais devant moi une masse de neuf pieds de haut, aux yeux rougeoyants de rage, aux mâchoires largement ouvertes.

La « sale bestiole » de Jenny s’était métamorphosée en monstre !

Je reculai, paniqué. Elle m’avait déjà attrapé par l’épaule pour me tirer vers son énorme gueule. Je résistai avec l’énergie du désespoir, en vain. La salive lui coulait de nouveau sur le menton. Je crus qu’elle allait s’abreuver de mon sang. Au lieu de ça, elle me souffla en pleine figure. Une forte senteur épicée m’enveloppa. Le monde autour de moi se mit à tourner. Et je sombrai dans les ténèbres.

Ma dernière pensée, avant de perdre conscience, fut que si la bête avait su que j’étais là, elle savait probablement où se tenait Jenny. La fille courait un grand danger.