Après la mort de mon maître au cours de la bataille à la Pierre des Ward, Grimalkin aurait voulu que je conserve la Lame-Étoile. Elle avait perçu par scrutation une nouvelle menace venue du nord et comptait sur moi pour affronter un peuple sauvage appelé les Kobalos. Écœuré par tant de combats, je lui avais offert l’épée ; elle l’avait refusée. Cependant, j’avais fait en sorte qu’elle ne tombe pas entre de mauvaises mains. Si la protection contre la magie noire ne marchait que pour moi, le minerai était rare et précieux, et n’importe qui aurait pu l’utiliser pour forger une arme différente. J’avais donc caché l’épée dans un endroit où seul quelqu’un capable d’échapper au gobelin pourrait l’atteindre : sous le cercueil de John Gregory. À ce moment-là, je ne m’étais jamais imaginé violer un jour sa tombe pour l’en retirer !
Or, à présent, j’en avais un besoin urgent. Ayant allumé la lanterne, je la suspendis à une branche basse. Puis, les larmes aux yeux, je m’attaquai à la fosse, envoyant de grandes pelletées de terre par-dessus mon épaule.
– Pardonnez-moi, pardonnez-moi ! répétai-je, comme si mon défunt maître avait pu m’entendre.
Que j’avais été stupide ! J’aurais dû prévoir une telle situation, sachant que je serais sans cesse aux prises avec la magie noire !
La Lame-Étoile me donnerait une chance contre la bête. Une chance de sauver Jenny.
Enfin, le métal de ma bêche sonna contre du bois. En dépit de ma hâte, je ralentis mes mouvements. Je ne voulais pas endommager le cercueil dans lequel reposait le corps de mon maître.
Je dégageai un de ses côtés, et quand j’atteignis le fond de la tombe, je jetai la bêche et retirai la terre avec mes mains en creusant par en dessous. J’y allai d’abord avec précaution : la lame de l’épée était tranchante. Puis, voyant que je perdais de précieuses minutes, j’abandonnai toute prudence.
L’épée n’était plus là !
Une sueur froide me coula le long du dos. Quelqu’un l’avait-il volée ? Alors que le gobelin gardait le jardin ? C’était impossible !
Grimalkin l’avait peut-être emportée, en fin de compte. La nuit où nous avions enterré mon maître, elle avait usé de magie pour atténuer la cicatrice qui me défigurait, suite à la blessure que m’avait infligée le mage Lukraste. Nous avions dormi un peu. Après quoi, Grimalkin était partie. Elle avait eu le temps d’ôter la terre et de la remettre en place. D’ailleurs, je lui avais proposé l’épée, elle était en droit de la reprendre. Mais que cela me coûtait cher ! Sans cette arme, j’allais être terriblement vulnérable face à la magie de la créature.
Je continuais pourtant de gratter sous le cercueil. Et je sentis le froid du métal. Retirer l’épée de sa cachette ne fut pas tâche facile. Mes doigts avaient à peine frôlé la lame que le sang jaillissait de la coupure. Je tirai désespérément sur le pommeau, conscient que chaque seconde écoulée emportait un peu de la vie de Jenny. Enfin, je dégageai l’épée. L’instant d’après, je repartis au pas de course vers l’antre de la bête, hanté par la peur que Jenny ne soit déjà morte.
La lune avait réapparu, et je vis à cent pas de là le chêne colossal dont la cime dominait tous les arbres de la forêt. J’avançai alors avec circonspection, soucieux de ne pas avertir la créature de mon arrivée. L’effet de surprise pouvait faire toute la différence.
Les alentours étaient totalement silencieux. Rien ne bougeait dans le sous-bois. Aucun bruit ne me parvenait de l’arbre.
Serrant l’épée dans ma main droite, j’approchai du tronc massif, cherchant des yeux la porte située au ras du sol. Je m’attendais à la trouver fermée et impossible à ouvrir. Auquel cas, je devrais tambouriner sur l’écorce. Si je perdais l’élément de surprise, j’attirerais au moins la bête au-dehors, loin de Jenny. La porte était restée entrouverte, juste assez pour que j’insère les doigts de ma main gauche dans la fente. Retenant mon souffle, je tirai très lentement sur le battant. Jenny était toujours pendue par les pieds, et la bête me tournait le dos. Les mâchoires refermées sur l’épaule de sa proie, elle ronflait si fort que le corps de la fille en tremblait. Il était couvert de morsures.
La rage m’envahit. Je bondis, l’épée levée, prêt à frapper.
Soudain, la créature lâcha Jenny, et sans se retourner, elle me parla de sa voix râpeuse. Elle savait depuis le début que je pénétrais dans son antre.
– Tu es fou d’être revenu, petit humain. Tu tiens donc tellement à une simple purra ? Au point de sacrifier ta vie dans une tentative inutile pour la sauver ? Tu es essoufflé. Tu as couru ? Tu avais peur de ne pas la retrouver en vie ? Son sang est délicieux, et j’en savoure chaque gorgée. Elle vivra encore plusieurs jours avant que je finisse par la vider complètement.
Sautant sur ses pieds, la bête se retourna. Elle avait rétréci et n’était à présent guère plus grande que moi. Quand elle parla, je vis que ses dents étaient teintées de rouge.
– Une fois repu, je t’aurais poursuivi et t’aurais tué, de toute façon. Ton retour ne fait que hâter ton trépas. Je t’avoue cependant ma perplexité. Pour te rendre inconscient, j’ai utilisé la boska, une magie à qui personne ne résiste. Quand je t’ai soufflé mon haleine au visage, elle m’a paru aussi efficace que d’ordinaire. À moins d’un antidote, elle aurait dû faire effet plusieurs jours. Comment as-tu pu reprendre connaissance à peine une heure après ?
Je compris à ces mots que j’avais frôlé le désastre. Or, curieusement, j’avais survécu ; mieux encore, ma récupération rapide avait déstabilisé mon adversaire. Était-ce aussi un don hérité de ma mère ? Mon sang de lamia me rendait-il résistant à ce type de sortilège, quel qu’il soit ?
Sans répondre à la question, je fis un pas en avant, prêt à frapper. La bête sourit, marmonna quelques mots et s’avança vers moi avec assurance, persuadée que sa magie allait m’ôter instantanément mes forces.
L’espace d’une seconde, je le crus aussi. Le sel et le fer s’étaient révélés inefficaces contre cette créature, ma chaîne d’argent aussi. En serait-il de même avec l’épée de Grimalkin ? L’être que j’affrontais n’avait rien d’un mage humain. D’une façon ou d’une autre, je n’allais pas tarder à être fixé…
Je me fendis, visant la tête.
La bête bondit en arrière ; la pointe de ma lame l’atteignit cependant au-dessus de l’œil gauche. Le sang lui coula le long de la joue. L’étonnement s’afficha sur son visage, et elle marmonna de nouveau. Je renforçai donc ma prise sur la Lame-Étoile, espérant que sa magie saurait contrer ce sortilège inconnu.
L’arme n’avait rien de particulier. Aucun motif n’en ornait le pommeau, et sa lame d’un brun sombre avait l’air rouillée. Mais son équilibre était parfait, et Grimalkin m’avait assuré qu’elle resterait toujours affûtée.
– Ton épée, petit humain ! s’exclama la créature. Je n’en ai jamais vu de telle !
Elle fit alors la dernière chose à laquelle je m’attendais : elle tourna les talons et partit en courant. Allait-elle chercher une arme ?
J’hésitai une seconde. Ne devais-je pas d’abord décrocher Jenny et l’étendre sur le plancher ? Je conclus qu’il valait mieux en finir d’abord avec la bête. Puisque je ne pouvais pas l’entraver, je la tuerais, mettant ainsi un terme à ses agissements. Qui sait quels sortilèges elle utiliserait contre moi si je tardais ? Je montai donc à sa suite dans un escalier en colimaçon taillé à l’intérieur du chêne.
Il me mena dans la vaste pièce que j’avais vue à mon arrivée, avec son mobilier et ses étagères de livres. Une fois encore, je me demandai si le tapis en peau de mouton était teint avec du sang. Du sang resterait-il aussi rouge ?
La créature surgit d’une porte sur ma droite, un sabre à lame courbe dans la main gauche, un long poignard dans la droite.
Je l’attaquai sans attendre, l’obligeant à reculer. Elle était très agile. Son sabre contrait chacun de mes coups, et le bruit du métal contre le métal résonna dans toute la salle.
Je me méfiais du poignard, que la bête tenait près de son flanc, attendant le meilleur moment pour frapper. Je gardais donc soigneusement mes distances.
Il y a deux façons de combattre. Soit on demeure impassible, on calcule chaque geste, on observe en détail la technique de l’adversaire, on évalue ses forces et ses faiblesses avant d’asséner le coup fatal. Soit on se fie à ses connaissances physiques et mentales, on fonctionne à l’instinct, et les armes, devenues des extensions de son propre corps, agissent plus vite que la pensée.
Il en existe une troisième, nettement plus dangereuse : se laisser guider par la rage. C’est ainsi que je combattis. La créature avait suspendu Jenny au plafond comme un animal qu’on va égorger pour aspirer son sang, elle l’avait cruellement mordue au dos et aux épaules. Et elle avait tué trois autres filles. Son arrogance, son cynisme… L’idée qu’elle puisse s’installer dans le Comté, que je protégeais des méfaits de l’obscur, traiter les femmes en esclaves, user de leur vie sans leur reconnaître aucune valeur… Tout cela nourrissait ma colère.
Tel un fou furieux, je me jetai sur mon adversaire jusqu’à l’acculer contre la lourde table. Je fis alors un geste que je n’avais pas prévu. Je m’emparai d’une bouteille et l’abattis sur le crâne de la bête.
La bouteille se brisa, l’inondant de vin rouge. Elle secoua la tête et tituba, étourdie. Profitant de mon avantage, je contournai sa garde et lui enfonçai ma lame en pleine poitrine.
– Ce n’est pas possible ! croassa-t-elle.
Je retirai ma lame, et elle tomba sur les genoux.
Elle me regarda, de la douleur et de la surprise dans les yeux. Elle voulut ajouter quelque chose, mais quand elle ouvrit la bouche, le flot de sang qui en jaillit trempa le devant de son manteau. Puis elle s’affaissa lentement, face contre terre, eut un dernier sursaut et ne bougea plus.
Je frissonnai à l’idée de ce que je devais faire, à présent ; pourtant, c’était nécessaire. Un être de cette sorte avait peut-être des pouvoirs de régénération. Abattant mon épée à deux mains, je lui tranchai la tête.
Je dévalai l’escalier pour retrouver Jenny. Je la décrochai et l’étendis sur le sol avec précaution, craignant de la trouver morte. Elle ne respirait plus, et je ne sentais pas son pouls.
Désespéré, je la portai à travers bois jusqu’au ruisseau. Je la déposai sur l’herbe de la rive. M’étant débarrassé de mon manteau, j’ôtai ma chemise. Je la mouillai dans l’eau glacée pour lui laver le visage et nettoyer le sang qui maculait ses épaules, sans cesser de chuchoter son nom.
– Jenny, Jenny, Jenny… C’est fini. Tu es sauvée. Ouvre les yeux ! S’il te plaît, ouvre les yeux !