J’appelai Jenny par son nom pendant de longues minutes, dans l’espoir de la ranimer. Jusqu’à ce que je me souvienne d’une histoire que papa m’avait racontée : il y avait un vieil homme qui travaillait autrefois à la ferme. Quand il était trop essoufflé, il disait que son « palpitant allait lâcher ». Il se plongeait la tête dans un tonneau d’eau glacée. Après quoi, il se sentait de nouveau « frais comme un gardon ».
Nul doute que, si vous n’étiez pas déjà mort, un tel choc pouvait aussi bien vous tuer que vous guérir ! Seulement, j’étais aux abois, et je n’avais aucune autre idée.
Je fis rouler Jenny dans le courant et m’agenouillai auprès d’elle, soutenant sa tête à deux mains, tandis que son corps était immergé.
Elle eut un brusque sursaut, ouvrit les yeux et me fixa.
– Respire ! lui ordonnai-je. Respire profondément !
Elle tenta de dire quelque chose, n’émit qu’une toux rauque. Quand la quinte se calma, je fis une coupe de ma main gauche pour lui verser de l’eau dans la bouche.
Après six ou sept gorgées, Jenny réussit à articuler :
– La bête… ?
Je lus la terreur dans ses yeux.
– La bête est morte, lui assurai-je. Concentre-toi sur toi-même !
– J’ai froid, fit-elle. J’ai si froid…
Je la sortis de l’eau et la déposai sur l’herbe.
– Enlève tes vêtements ! ordonnai-je. Tu mettras mon manteau en attendant qu’ils sèchent.
Je lui tournai le dos pour ne pas la gêner. Au bout d’un instant, elle gémit :
– J’ai les doigts trop gourds.
Elle triturait son corsage, incapable de le déboutonner. Ce n’était pas le moment de se montrer prude. Je lui vins donc en aide. Enfin, je l’enveloppai de mon manteau.
– Me voilà costumée en épouvanteur, plaisanta-t-elle d’une voix enrouée avec un petit sourire.
J’allumai un feu sur la rive et posai quelques pièges pour prendre des lapins. Au lever du soleil, je la forçai à avaler de la graisse et de petits morceaux de viande. Je constatai avec soulagement qu’elle reprenait des forces.
– J’ai cru que tu m’abandonnais, dit-elle enfin, après avoir avalé la dernière bouchée. Je n’avais jamais rien vécu d’aussi terrifiant. J’étais si sûre que tu allais trouver un moyen de me sauver. Quand je t’ai vu partir en courant, j’ai connu un moment de désespoir affreux. Et puis tu es revenu. Je te dois la vie…
– Je suis désolé d’avoir dû te laisser. Je suis retourné à Chipenden pour y prendre cette épée. Elle a été forgée par Grimalkin, la tueuse du clan Malkin. Tu as entendu parler d’elle ?
Jenny secoua la tête.
– Elle fabrique ses propres armes. Celle-ci, elle l’a conçue spécialement pour moi. Quand je la tiens, aucune magie ne peut m’atteindre. Les armes traditionnelles des épouvanteurs sont sans effet sur la bête. C’était le seul moyen de la vaincre.
Jenny examina la lame :
– Elle ne paye pas de mine. Elle est toute rouillée.
Non, cette arme ne payait pas de mine. Mais je l’avais parfaitement en main. Et elle ne pouvait ni se briser ni s’émousser.
Tandis que Jenny se reposait, je retournai au grand chêne et y pénétrai avec prudence. J’avais beau être sûr d’avoir tué la bête, elle avait démontré ses pouvoirs, et je ne voulais prendre aucun risque.
Certaines sorcières de Pendle, quoique mortes, chassent encore de petits animaux ; quelques-unes traquent même les humains. L’une d’elles était capable de courir en tenant sa tête sous son bras. Aussi, je me méfiais.
Qu’allais-je faire du corps ? L’emporter dans le jardin et l’enterrer dans une fosse fermée par des barres de fer, comme pour une sorcière ?
J’avais eu tort de m’inquiéter. Je fus accueilli par un essaim de mouches et par la puanteur du cadavre. La créature gisait dans la position où je l’avais laissée. Pas de doute, elle était morte.
Je pris le temps d’inspecter la salle où nous avions combattu et le cachot en dessous. Les bocaux m’intriguaient. J’en examinai un de près. Il contenait une gelée jaune dans laquelle flottaient des sortes de graines. Ou des œufs minuscules.
Il y avait d’autres pièces en haut, dont les entrées étaient trop étroites. Moi, je ne savais pas changer de taille.
Qu’était donc cette créature ? Brusquement, un mot jaillit dans ma mémoire :
Kobalos !
Lors de notre premier affrontement, la bête avait dit :
Ton pays appartiendra bientôt à mon peuple. Vos femmes seront soumises à nos lois. Quant aux mâles, hommes et garçons, ils mourront.
Sur le moment, je n’avais pas intégré ces paroles tant j’avais peur. Soudain, elles faisaient sens. Grimalkin avait rencontré ces êtres lors de son voyage dans le Nord l’année précédente. La description qu’elle en avait faite correspondait. Elle m’avait appris que les Kobalos s’apprêtaient à partir en guerre contre les humains ; elle m’avait demandé de l’accompagner pour contrer cette menace. L’individu que j’avais tué était peut-être un espion chargé d’évaluer nos forces et nos faiblesses avant l’attaque ? Dans ce cas, pourquoi avoir commis ces trois meurtres, qui avaient attiré l’attention sur lui ?
Je n’avais qu’un moyen de m’en assurer : contacter la tueuse. Pendant mes recherches, j’avais trouvé une brève mention de ces créatures dans le Bestiaire de mon maître. À ce moment-là, je n’avais pas fait le lien. Grimalkin était allée sur leurs terres, elle en saurait davantage.
Je revins auprès de Jenny, imaginant déjà ce que serait mon prochain voyage.
Vers le soir, elle se sentit assez forte pour marcher. Nous regagnâmes sans hâte Chipenden, où nous arrivâmes au crépuscule. Je fis halte à la lisière du jardin et lançai d’une voix forte :
– Écoute-moi ! Cette fille est sous ma protection. Ne touche pas un seul de ses cheveux !
Après avoir averti Jenny de la présence du gobelin, je la conduisis jusqu’à la maison en faisant un détour pour qu’elle ne voie pas la tombe ouverte de mon maître. Je n’étais pas d’humeur à lui fournir des explications. Quel imbécile j’avais été d’enterrer ainsi la Lame-Étoile ! Le lendemain, il me faudrait combler la fosse pour la deuxième fois.
Une fois entré, je tirai de l’armoire des draps propres et une couverture. Puis j’allumai une chandelle que je donnai à la fille. À l’étage, je la fis entrer dans mon ancienne chambre :
– Tu dormiras ici. Demain matin, tu entendras une cloche sonner : ce sera l’heure du petit déjeuner. Ne descends pas avant ! En aucun cas ! Le gobelin prépare le repas et il n’aime pas être dérangé quand il cuisine. C’est compris ?
Jenny approuva de la tête.
– Bon, tu dois être exténuée. Je vais faire ton lit.
Elle protesta en souriant :
– Toi aussi, tu es fatigué. Je saurai me débrouiller, merci !
Elle remarqua alors les noms gravés sur le mur, derrière le lit.
– Qui étaient ces gens ?
– Les apprentis de John Gregory. Mon nom est là, quelque part.
Il me restait une dernière chose à dire avant de la laisser :
– Tu pourras graver le tien à la fin du mois… Si tu réussis le test prouvant que tu es apte à ce travail.