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Dans une touffe d’orties

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Je ne m’installai dans l’ancienne chambre de mon maître qu’à contrecœur. Il me semblait lui manquer de respect. Toutefois, maintenant que Jenny occupait ma propre chambre, le temps était venu pour moi d’en disposer. J’y dormis bien, même si je m’éveillai avant l’aube. Je montai à la bibliothèque et plaçai un miroir sur la table de travail.

Je frappai trois coups contre la paroi de verre en articulant :

– Grimalkin !

D’abord, la tueuse ne répondit pas, et je crus qu’elle allait ignorer mon appel.

Dix mois plus tôt, après la mort de mon maître, nous nous étions séparés en relativement bons termes. Puis je l’avais déçue. J’avais refusé de l’accompagner dans son voyage vers le nord et le pays des Kobalos. J’avais opté pour la vie d’épouvanteur et préféré à l’épée qu’elle m’avait offerte les instruments de ma profession – bâton, chaîne, sel et limaille de fer. Depuis ce jour, je ne l’avais pas revue ; tant de choses avaient pu se passer ! Elle était peut-être hors d’atteinte, au-delà des mers.

J’étais sur le point de renoncer quand le miroir se mit à luire, et le visage de Grimalkin apparut. Un sourire découvrit ses dents limées en pointe, qui lui servaient parfois d’armes.

– J’ai ici quelque chose que je voudrais vous montrer, articulai-je avec soin, pour qu’elle lise sur mes lèvres.

À force d’entraînement, je lisais aisément sur les siennes.

Grimalkin secoua la tête :

– Je ne peux pas venir à Chipenden. Je suis trop occupée.

– Vous pourriez bien changer d’avis, insistai-je. Une bête bizarre a tué des jeunes filles. Je l’ai abattue, et je crois qu’il s’agit d’un Kobalos. Sans doute un de leurs mages. La créature marche sur ses pattes de derrière, elle a un corps velu, une face rasée, et porte un long manteau noir. Cela correspond à la description que j’ai trouvée dans le Bestiaire de l’Épouvanteur. Vous devriez vraiment voir ça.

La sorcière me fixa quelques instants. Puis elle hocha la tête :

– Que l’un d’eux se soit aventuré aussi loin dans le Comté est extrêmement préoccupant. Je serai là dans trois jours.

Et le miroir s’obscurcit.

Où pouvait-elle être ? Si elle voyageait à cheval, trois jours représentaient une longue distance. Enfin, ça aurait pu être pire : le pays des Kobalos s’étendait de l’autre côté de la mer du Nord, à des semaines de chevauchée de ses rives.

Je gagnai ensuite le jardin ouest et rebouchai la tombe de mon maître, aplatissant la terre de mon mieux. Puis je m’agenouillai et lui répétai longuement à quel point j’étais désolé.

Je savais qu’il ne pouvait pas m’entendre. Il avait dû traverser les Limbes, à présent, pour partir vers la lumière. Mais lui parler me réconfortait un peu.

 

J’étais déjà à table quand Jenny entra dans la cuisine. Le couvert était mis pour deux, et de généreuses portions d’œufs au bacon nous attendaient sur un plat, accompagnées d’épaisses tranches de pain beurré.

– Tu es en retard, lui fis-je remarquer. Voilà cinq bonnes minutes que la cloche a sonné.

– Désolée, dit-elle avec un sourire effronté. Je ne le ferai plus.

– Bah, ça vaut mieux que d’arriver trop tôt. J’ai commis cette erreur, à mon premier matin dans cette maison, et le gobelin m’a frotté les oreilles.

Elle hocha la tête, s’assit et se servit. Puis, avant de commencer à manger, elle me regarda droit dans les yeux, la mine grave :

– Je serai encore ici demain, n’est-ce pas ? Tu m’acceptes vraiment comme apprentie ?

– Oui, je te l’ai dit. Je te prends à l’essai pour un mois. Je te ferai passer un test pour m’assurer de tes aptitudes.

J’avais décidé de la traiter comme mon maître m’avait traité, ainsi que ses précédents apprentis. Il nous avait mis à l’épreuve pendant un mois. Et, avec ce test, il avait évalué notre courage face à l’obscur.

– Tu vas me conduire à la maison hantée ?

– Comment as-tu appris ça ? demandai-je, stupéfait.

– Facile ! répliqua-t-elle avec malice. Des tas de garçons ont échoué. J’ai bavardé avec l’un d’eux – c’est un homme, maintenant, qui a des fils à son tour. Il ne se rappelait plus l’endroit exact – une ville quelque part au sud, non ?

– Elle s’appelle Horshaw. Mais, avant, je dois m’entretenir avec tes parents.

Son visage s’assombrit :

– Tu veux vraiment les rencontrer ?

– C’est nécessaire. Je dois faire les choses dans les règles et leur expliquer ce à quoi tu t’engages en devenant mon apprentie.

Jenny n’ajouta rien ; elle se contenta de pousser un soupir exaspéré. Sans comprendre pourquoi une visite à ses parents la troublait à ce point, je n’insistai pas.

– Quel est ton nom de famille ? m’enquis-je.

– Calder.

– Et où habites-tu ?

– Près de Grimsargh.

C’était à environ cinq miles au sud de la Long Ridge. On pouvait aller et revenir avant la nuit. Ce serait une balade agréable, et je voulais régler la question avant d’entamer la formation de Jenny.

Tout en marchant, je réfléchissais à quoi je m’engageai. Prendre cette fille comme apprentie allait me changer la vie de façon significative. En mettant fin à ma solitude, cela m’imposerait une plus grande charge de travail et de nouvelles responsabilités.

Nous arrivâmes en fin de matinée. La maison des Calder était une ferme typique de la région, en pierre grise, aux murs percés d’étroites fenêtres, et dont la porte ouvrait sur la salle principale.

Jenny entra sans frapper, et je la suivis. La pièce était sombre ; un couple se chauffait devant un maigre feu qui crépitait dans l’âtre. L’homme était chauve, à part deux touffes de cheveux blancs de chaque côté des oreilles. La femme était coiffée d’un bonnet à la propreté douteuse. De grosses veines bleues parcouraient ses mains ridées. Ils paraissaient tous deux fort âgés.

– Papa ! Maman ! s’écria Jenny sans préambule. Voici Maître Ward, l’Épouvanteur de Chipenden ! Il va me prendre comme apprentie.

Son père continua de fixer le feu. Sans m’adresser aucune parole de bienvenue, la mère désigna Jenny d’un mouvement de menton :

– Une sauvage, celle-là ! Ça cavale du matin au soir à travers le Comté sans s’occuper de ses vieux parents ! Quels tracas elle nous a donnés ! J’aurais voulu avoir un gars, pas une folle comme elle !

– Assez, la mère ! la rabroua le vieil homme avec colère.

Il fit pivoter sa chaise et me regarda pour la première fois :

– Eh bien, Maître Ward ! Si vous arrivez à en faire quelque chose, quelle somme nous donnerez-vous en paiement de ses services ?

– C’est habituellement le contraire, M. Calder, répondis-je en souriant. Lorsque mon propre maître m’a pris comme apprenti, mon père lui a versé deux guinées en guise d’acompte. Puis dix autres à la fin de ma période d’essai. Voyez-vous, je lui offre une formation qui lui fournira plus tard un bon gagne-pain. De plus, elle sera nourrie et logée. Le prix demandé fait partie du contrat et sera loin de couvrir les frais que je devrais engager.

– Elle va travailler dur et vous simplifier la vie. Ça mérite paiement, sinon ce ne serait pas juste. Je tâchai de garder mon calme pour expliquer :

– C’est la règle. Au début, les apprentis ne nous aident guère. Même après sept ans de formation, ils sont rarement capables de travailler seuls.

Évidemment, je ne connaissais que la façon de faire de John Gregory, mais je n’avais pas l’intention de le révéler à ce bonhomme.

– Ah oui ? Et pourquoi ça ?

– Parce que c’est un travail dangereux, M. Calder. Certaines créatures de l’obscur peuvent vous tuer – en particulier les gobelins.

– Les gobelins ! ricana-t-il. Un tissu de fadaises ! Fantômes, gobelins…, rien que des histoires pour effrayer les nigauds et leur prendre leur bon argent ! Cela dit, si ça vous permet de gagner votre vie, je ne vous blâme pas. Les gens sont crédules ; vous les rassurez, je vous l’accorde.

Je ne voyais pas l’intérêt de polémiquer. Si la plupart des gens craignent les épouvanteurs, on en rencontre parfois qui ne croient pas à l’obscur. Sans doute n’ont-ils pas le sens du surnaturel. Quoi qu’il en soit, ils sont sûrs d’avoir raison, et il est inutile d’essayer de les convaincre.

– Payer douze guinées ! Votre père devait être riche, grommela le vieux.

Je secouai la tête :

– Non, il n’était pas riche. Il travaillait dur à sa ferme et il avait sept fils à élever.

– Moi, je travaille sur les terres des autres, et ils me payent une misère, croyez-moi !

Jenny semblait souhaiter que le sol s’ouvre sous ses pieds pour disparaître.

Il y eut un long silence, que je finis par briser en demandant :

– Vos autres filles n’habitent plus avec vous ?

– C’étaient de bonnes filles, caqueta la vieille. On n’a pas eu de mal à les marier, ça non ! Elles ont toutes les deux des enfants, à présent.

Réprimant une exclamation, j’acquiesçai avec un sourire forcé. Voilà qui ne cadrait pas avec l’affirmation de Jenny d’être la septième fille d’une septième fille ! M’avait-elle menti, supposant que je ne rendrais pas visite à sa famille ?

– Toutes les deux ? repris-je. Et vos autres filles, madame Calder ?

– Nous n’avons pas d’autres filles. On ne pouvait pas se permettre d’avoir beaucoup d’enfants. Celle-là, on l’a adoptée.

J’étais contrarié. Je serais volontiers reparti directement à Chipenden. Pourtant, une part de moi voulait croire Jenny. Si elle avait été adoptée, peut-être avait-elle dit la vérité.

– Qui étaient ses parents ?

– Dieu seul le sait. J’ai trouvé le bébé abandonné dans une touffe d’orties, derrière la grange. Elle poussait des cris à réveiller un mort. Son petit derrière était rouge de piqûres ! On n’était plus jeunes. Mais on avait bon cœur, et on avait toujours désiré un troisième enfant. Alors, on l’a gardée.

Jenny devint aussi rouge qu’une pivoine.

– Malheureusement, elle n’a pas tourné comme on aurait voulu, poursuivit la femme. La touffe d’orties était juste au centre d’un cercle de lutins, fait des boutons-d’or les plus hauts et les plus jaunes qu’on puisse imaginer. Il paraît que ça apporte la fortune à quiconque ose y pénétrer. Bah ! La fortune, on n’en a pas vu la couleur !

Les soi-disant cercles de lutins n’étaient que des superstitions, je ne gaspillai pas ma salive à le lui expliquer. Je les avais assez vus, ces deux-là ! Il était clair que je pouvais tirer un trait sur mes guinées. D’ailleurs, ils étaient certainement trop pauvres pour payer ne serait-ce qu’une contribution symbolique aux frais de formation de leur fille.

– En ce cas, dis-je, je dois reconsidérer la situation. Jenny va d’abord passer un test ; si elle prouve son aptitude, je reviendrai vous voir.

Ceci mit fin à notre conversation, et, après avoir salué les deux vieux, je repris lentement la route de Chipenden, Jenny marchant derrière moi.

– Tu m’as menti, l’accusai-je. Tu n’es pas la septième fille d’une septième fille.

– Si, je le suis ! protesta-t-elle.

– Comment peux-tu prétendre une chose pareille ? aboyai-je. Tu ne sais même pas qui sont tes vrais parents !

– Mes vrais parents sont morts, reprit-elle en baissant la tête. Mais je sais qui était ma mère. Et je sais que j’avais six sœurs.

– Tu voudrais me faire croire que tu sais ça, tandis que tes parents adoptifs l’ignorent ?

– Oui. Ma vraie mère est venue me parler il y a trois ans. Elle m’a expliqué pourquoi elle m’avait abandonnée.

Je fixai Jenny d’un air sévère. Disait-elle la vérité ?

– Et pourquoi ?

– Parce que mon père était mort subitement et qu’elle vivait dans la pauvreté, avec toutes ces bouches à nourrir et aucun espoir de voir les choses s’arranger. Trop fière pour demander à quelqu’un de m’adopter, elle m’a déposée en un endroit où elle était sûre qu’on me trouverait.

– Pourquoi t’a-t-elle recherchée après tant de temps ?

– Parce qu’elle était mourante. D’après le docteur, il ne lui restait que quelques semaines à vivre. Alors, elle a voulu m’apprendre que j’étais la septième fille d’une septième fille. Pour que je sois préparée le jour où je verrais des morts. Elle était elle aussi la septième fille d’une septième fille, et personne ne l’avait prévenue de ce qui lui arriverait. Elle a failli devenir folle. Elle voulait que je sache à quoi m’attendre.

– Moi, dis-je, je voyais les morts dès mon plus jeune âge. Tu as quinze ans, tu en avais donc douze quand ta mère t’a contactée. Et tu n’avais encore rien remarqué d’inhabituel ?

– J’entendais des chuchotements dans le noir ; une fois, j’ai senti le contact d’un doigt froid. Je mettais ça sur le compte de mon imagination. Ma mère m’a expliqué que ces phénomènes ne commençaient que vers treize ans. C’est peut-être différent pour un septième fils.

C’était une possibilité. Je devais pourtant être sûr. Si la mère était morte, je pouvais vérifier les dires de Jenny en interrogeant ses sœurs. Comme j’aurais aimé avoir quelqu’un pour me conseiller !

– Quel était le nom de ta mère, et où habitait-elle ? demandai-je.

– Elle ne me l’a pas dit.

Je lâchai un soupir exaspéré. Localiser les six autres filles serait comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Leur ancienne demeure aurait de nouveaux occupants, et les aînées auraient sans doute fondé leur propre famille.

Pouvais-je lui faire confiance ?

Je haussai les épaules : je finirais bien par le savoir. Si elle était vraiment la septième fille d’une septième fille, elle réussirait le test de la maison hantée. Là où des personnes ordinaires ne ressentent qu’un vague malaise, l’impression d’être observées ou perçoivent des bruits bizarres, le septième fils d’un septième fils est réellement confronté au surnaturel. Si Jenny avait reçu ce type de pouvoir, il en serait de même pour elle.

– Allons à Horshaw ! décidai-je. Tu vas passer le test que mon maître m’a imposé, et à ses autres apprentis avant moi.

– Je mentirais en disant que je n’attends que ça, soupira Jenny. Enfin, je ferai de mon mieux. Ce ne sera pas pire que d’être suspendue par les pieds dans l’antre de cette bête, pendant qu’elle s’abreuvait de mon sang !

Sur ce point, elle avait raison. Cependant, dans l’arbre, elle était ligotée et incapable de s’enfuir. Et je devais d’abord vérifier qu’elle entendait effectivement les spectres. Après quoi, si elle partait en courant… On n’engage pas un apprenti qui détale au premier signe de danger.