Malgré les circonstances exceptionnelles, le capitaine Andreas Landrock avait refusé de différer l’appareillage de l’Eistaucher. Kassov croyait y voir une légère réprobation pour l’Angleterre et sa monarchie. Landrock surveillait le chargement des bagages et des dernières caisses de vivres. Lord Dawson avait tenu à accompagner Josef, Mattheus et Helen sur le quai. Un quant-à-soi très britannique avait écarté toute idée d’accolade, mais la poignée de main du commandant des gardes de la reine fut particulièrement chaleureuse. En revanche, les adieux de l’oncle et du neveu furent plus émouvants.
— Mon cher Mattheus, je te laisse sous la protection de lord Dawson. Nul doute que, sous ses ordres, tu achèveras fructueusement ta formation de soldat.
— Je n’oublie pas tout ce que vous m’avez enseigné, mon oncle. Et je compte bien vous revoir sans tarder, ici, à Prague ou ailleurs.
— Le ciel est seul maître de nos destinées, Mattheus.
Josef se tourna vers Helen. En retrouvant Mattheus, elle avait recouvré toutes ses couleurs et toute sa beauté. Sans hésiter, elle se jeta dans les bras du vieux Tchèque et lui posa deux baisers sonores sur les joues.
— Faites un bon voyage, Josef… mon oncle !
Elle éclata de rire.
— Merci, Helen. Et vous, prenez bien soin de ce jeune homme qui est parfois trop prompt à s’emballer…
Il donna une bourrade affectueuse à Mattheus puis revint à Dawson.
— J’ai oublié de vous féliciter, monsieur : vous faites désormais partie du conseil privé de Sa Majesté.
— C’est au succès de notre enquête commune que je le dois, cher Kassov. À charge de revanche…
Ils furent interrompus par l’arrivée au grand galop d’une voiture chargée de bagages qui s’arrêta en catastrophe près de la leur. Les deux ambassadeurs danois en descendirent en grande hâte et poussèrent un soupir de soulagement en découvrant les mâts de l’Eistaucher.
— Dieu soit loué, vous n’êtes pas partis ! s’écria Guildenstern.
— Nous pensions que vous désiriez prolonger votre villégiature anglaise, Excellences, lança malicieusement Dawson.
— Nous n’avons qu’une hâte, monsieur : quitter ce pays qui ne nous a que trop retenus, répondit sèchement Rosencrantz.
— L’essentiel, c’est de revenir entiers, n’est-ce pas ? conclut Kassov en pensant aux deux têtes de cire. Ravi de faire la traversée en votre compagnie.
— Il y a deux ou trois choses que j’aimerais éclaircir avec vous, capitaine Kassov. Je n’ai pas très bien compris la conclusion de votre enquête.
— À votre service, Excellence. Et soyez assurés tous deux que vous ne risquez rien à bord de l’Eistaucher !
Déjà, des matelots s’étaient emparés des malles des deux ambassadeurs et les chargeaient à bord. Kassov détacha de sa ceinture une bourse bien garnie et la tendit à Dawson.
— Lorsqu’elle m’accueillit, votre reine a été très généreuse avec moi. Mais je n’ai pas l’usage de cet argent. Je crois me rappeler que le musicien assassiné, Pers Hellison, avait une famille à sa charge. Vous donnerez cette bourse à sa veuve. Adieu, capitaine Dawson.
— Merci pour elle. Adieu, capitaine Kassov. Faites un bon voyage.
Quelques minutes plus tard, Helen se serrait dans les bras de Mattheus tandis que les marins de l’Eistaucher larguaient la dernière amarre les retenant au quai. Longtemps, Mattheus échangea avec son oncle de grands signes de la main, puis le navire fila plein est vers l’estuaire de la Tamise. Sur leur route, les passagers pouvaient entendre sonner tous les clochers d’Angleterre, annonçant officiellement la mort de la reine Élisabeth. Le capitaine Landrock s’approcha de Josef.
— Curieux pays… On parle de Jacques d’Écosse pour succéder à Élisabeth.
— C’est ce qui devrait se faire, répondit Kassov.
— Pensez-vous que cela se passera bien ?
— J’ai tout lieu de le croire, commandant. Maintenant, si la traversée vous laisse quelques loisirs, je serais heureux de compléter près de vous ma connaissance des pièces de M. Shakespeare.