CHAPITRE 2

Bienvenue à Whitehall

 Ainsi, Guildenstern et Rosencrantz y vont tout droit ?

 Eh quoi, mon cher ! n’ont-ils pas brigué leur emploi ? Ils laissent en paix ma conscience, ayant été les propres artisans indiscrets de leur perte.

William Shakespeare (Hamlet)

Les gouttelettes de pluie jouaient à se poursuivre sur les vitres de l’embarcation royale. Shakespeare s’amusait du spectacle de leurs trajectoires changeantes, ondoyant en diagonales incertaines le long des carreaux transparents, pour disparaître derrière une bordure de bois et renaître aussitôt depuis le bord opposé. Il y voyait une image des destins brisés de ses personnages jetés les uns contre les autres par des forces qui les dépassaient.

Il n’était pas mécontent que la reine lui eût envoyé cette barque couverte et confortablement aménagée. Cela lui évitait l’ennui de traverser le Pont de Londres et de parcourir en carrosse le long et difficultueux trajet qui menait au palais de Whitehall. Le doux balancement de l’eau était de loin préférable au chaos des pavés et des ornières du chemin terrestre. Cela lui permettait aussi de feindre le sommeil. Les paupières mi-closes, adossé à la banquette de velours, il s’abandonnait à sa rêverie, se dérobant ainsi à l’ennuyeuse conversation des hommes de son escorte.

Au gré des remous de la Tamise, les noms de Rosencrantz et Guildenstern allaient et venaient dans ses pensées. Il tentait de reconstituer de mémoire les portraits de ces hommes dont il avait fait la connaissance voilà plus de dix ans. Malgré tous ses efforts, leurs traits enfouis dans l’épaisseur du temps lui échappaient. Était-ce Olaf, le mélancolique aux yeux verts ? Et Frederick, le rieur tonitruant aux cheveux roux ? Ou bien l’inverse ? Il n’avait pas encore trente ans lorsqu’il les avait rencontrés lors d’une soirée chez lord Chamberlain, le protecteur de sa troupe de théâtre. Les Danois faisaient alors partie d’une délégation en visite officielle en Angleterre. Si les visages de ces deux hommes s’étaient estompés dans l’esprit de Shakespeare, en revanche il se souvenait parfaitement de leur cousin et ami, le prince Tycho Brahé. Un personnage extravagant qui ne songeait qu’aux astres, aux comètes et à tous ces corps inconnus qui peuplent l’univers mystérieux du ciel. C’était lui qu’il avait pris, des années plus tard, comme modèle pour son ténébreux Hamlet. Et c’était en hommage à leur rencontre à tous les trois qu’il avait donné les noms de Rosencrantz et de Guildenstern aux amis de son prince de théâtre. Sans vouloir se l’avouer vraiment, William Shakespeare arrivait à cet âge où l’homme de plume désire rendre à la vie ce qu’elle lui a offert. Écrire est une jolie façon de régler ses dettes. Les amours, les disputes, les rencontres, les lectures, tout cela constituait une pâte avec laquelle modeler les figures de ses fictions et remettre ainsi au grand jour ce qui, bientôt, n’appartiendrait plus qu’à l’ombre de la mémoire, à la nuit de l’oubli.

C’étaient là les pensées qui le berçaient tandis qu’il glissait au fil de la Tamise. Lorsqu’il avait appris, quelques semaines plus tôt, l’arrivée des deux ambassadeurs à Londres, il leur avait aussitôt envoyé une missive pour les convier à une représentation de la pièce où il leur rendait hommage. Cet enthousiasme spontané lui apparaissait maintenant comme un emballement passablement irréfléchi. Il n’était plus tout à fait certain d’avoir envie de cette rencontre. À vrai dire, la perspective de se retrouver face à face avec eux lui semblait à présent plus pénible que joyeuse. Il en est des amitiés lointaines comme des anciennes amours, mieux vaut ne pas tenter de les rafraîchir. Voilà pourquoi, ce matin même, il avait remis au portier du Globe une lettre à leur intention. En quelques mots amicaux, il leur souhaitait la bienvenue et leur présentait en même temps ses excuses de ne pouvoir les rencontrer à l’issue de la représentation. Il invoquait des questions de sécurité, de cohue dans la promiscuité de la foule et proposait pour finir de les recevoir plus tard, peut-être demain, dans sa paisible maison de la City. Mais il savait bien que c’était moins à eux qu’il mentait qu’à lui-même. En vérité, le maître de la fiction n’avait aucune envie que la vulgaire réalité vienne s’interposer entre lui et ses rêves. Or les événements en avaient décidé autrement. Désormais il ne lui était plus possible de se défausser sous de vains prétextes. Par-delà les vitres, il vit une bande de cormorans qui venait de s’abattre en piqué dans le fleuve disparaître sous le scintillement de l’eau. La cloche de l’abbaye de Westminster sonna. La barque amorçait son virage pour accoster sur l’autre berge au quai de Whitehall.

 

Les hauts vitraux gothiques de la salle de réception laissaient passer une lumière bleutée qui contrastait avec la lueur fauve des chandelles. La reine trônait sur un siège à dossier sculpté posé sur une petite estrade. Élisabeth, engoncée dans le carcan d’une somptueuse robe d’apparat, ressemblait plus que jamais à l’icône qu’elle s’était toute sa vie efforcée de devenir. Quelques instants plus tôt, William avait marqué un instant d’arrêt dans l’escalier d’honneur pour observer le portrait que Marcus Geeraerts avait peint de la Reine vierge, il y avait de cela une dizaine d’années. La dureté de ses traits avait frappé l’homme de théâtre. Sur l’instant, il l’avait attribuée au pinceau mordant de l’artiste. À présent qu’il était confronté au modèle, il se rendait compte que la réalité était plus terrible encore. Le visage de la reine était un masque de plâtre aux arêtes marquées où seuls les yeux semblaient vivants. Shakespeare, son feutre à la main, mit un genou à terre devant la vivante icône parée de soies et de dentelles. Tout en effectuant son salut dans les règles du protocole, il en profita pour jeter un coup d’œil à la dérobée sur les autres personnes présentes.

À la droite du trône se tenait lord Dawson avec à ses côtés une dame de la Cour inconnue de Shakespeare ; à gauche les deux ambassadeurs danois. Tous quatre s’étaient levés sur un signe de la reine. C’était trop d’honneur pour quelqu’un dont la condition sociale se situait à peine au-dessus d’un domestique.

— Nous sommes heureuse de vous revoir, monsieur. Cela fait trop longtemps que nous ne sommes plus allée au théâtre. Il faudra que vous nous fassiez le plaisir de venir jouer à Whitehall.

— Le Globe tout entier est aux ordres de Votre Majesté, répondit Shakespeare avec finesse.

À cet instant, la reine elle-même n’aurait pu départir s’il parlait de son propre théâtre ou du globe terrestre. Cela la fit sourire. C’est-à-dire qu’un trait horizontal se dessina au bas du masque blafard.

— Prenez place, monsieur. Nous aurons besoin de vos lumières.

De la main, elle désignait un fauteuil qu’un page venait d’apporter, refermant ainsi le cercle autour du trône. Tous s’assirent. À la demande de la reine, lord Dawson dressa un bref résumé de la situation. Cela permit à Shakespeare de porter son attention sur ses anciens amis danois. Mais tandis qu’il les regardait, son embarras ne faisait que s’accroître. L’un d’eux avait la bedaine si ample et le fessier si lourd que Shakespeare se demanda comment il s’y était pris pour se lever sans emporter le fauteuil et s’y rasseoir sans le briser sous lui. L’autre au contraire, plus chauve qu’un genou, paraissait taillé dans un manche d’arbalète. Mais lequel était Rosencrantz et lequel pouvait bien être Guildenstern ? Quoi qu’il en fût, tous deux le regardaient en s’efforçant de sourire affablement tout en écoutant les propos de lord Dawson. Shakespeare leur rendit leur sourire.

Le commandant de la garde royale avait achevé son exposé. La reine se tourna vers les ambassadeurs.

— Messieurs, vous l’avez entendu comme moi, l’hypothèse selon laquelle Vos Excellences auraient pu être visées par cet assassin demande vérification. Peut-être pourriez-vous nous éclairer sur un éventuel motif ?

Guildenstern et Rosencrantz échangèrent un regard comme s’ils se voyaient pour la première fois. À l’évidence aucun des deux n’avait la moindre idée du motif qui aurait pu justifier leur assassinat. Élisabeth insista :

— Vous, seigneur Rosencrantz, connaîtriez-vous quelque raison que l’on pourrait avoir de vous tuer ?

Sans le savoir, la reine venait de tirer Shakespeare d’embarras. C’était donc le petit maigrichon au crâne poli comme une boule de chenet qui s’appelait Frederick Rosencrantz. L’interrogé se mit à bafouiller lamentablement.

— Votre Majesté, je… Que Votre Majesté me pardonne, mais… je… Enfin…

— Seigneur Guildenstern, coupa la reine avec agacement, auriez-vous, quant à vous, des vues plus précises sur votre assassinat manqué ?

La forte corpulence de Guildenstern lui interdisait de se tortiller sur son siège comme le faisait si bien son compagnon. Son tempérament ne semblait pas l’y pousser non plus. On sentait l’homme accoutumé à aller droit au but.

— En priant Votre Majesté de bien vouloir pardonner la franchise de mes aveux, je dirai que tous les maris dont j’ai honoré la femme habitent de l’autre côté de la mer. Je n’en ai encore vu aucun me poursuivre par-delà les flots.

Pour sincères qu’ils fussent, ces propos n’étaient pas d’un diplomate. La reine, qui détestait les allusions grivoises, resta de marbre. Shakespeare avait du mal à réprimer un sourire dont il voyait poindre la contagion sur le visage de la dame de cour assise près de lord Dawson. Élisabeth dut s’en apercevoir. La reine se tourna sèchement vers cette dernière.

— Lady Dorchester, votre expérience du monde vous donne-t-elle quelque lueur sur le mystère que nous tâchons d’éclaircir ?

— À mon grand regret, Votre Majesté, je dois confesser mon ignorance en matière criminelle… En revanche, il me semble que M. Shakespeare est bien ici le seul à pouvoir dénouer une intrigue dont il a lui-même composé le nœud.

« La garce ! » se dit le dramaturge vers qui tous les regards venaient de converger. Mais il se contint aussitôt et inclina courtoisement la tête en signe d’assentiment, puis il s’adressa à la reine :

— Lady Dorchester dit vrai, Votre Majesté. En invitant nos amis danois à la représentation d’Hamlet, c’est bien moi qui les ai peut-être exposés fort involontairement à un péril que j’étais loin d’imaginer. Cependant, je connais le théâtre et le monde composite qui s’y presse. Aussi, soucieux de la sécurité de nos hôtes, les ai-je conviés à ne pas s’attarder dans nos murs une fois la pièce achevée.

— C’est, c’est… c’est exact, bégaya Rosencrantz. On nous a remis une lettre de M. Shakespeare à l’entrée du théâtre.

Sans laisser à la reine le temps de réagir, lady Dorchester insista auprès de Shakespeare :

— N’aurait-il pas été plus précautionneux encore de ne point les inviter du tout ?

« La peste emporte cette femelle ! » songea William. Mais il répondit à nouveau avec une grande affabilité :

— Lorsque j’ai appris la présence à Londres de mes amis les seigneurs danois, je n’ai pu résister au désir de les revoir. Je les prie de bien vouloir me pardonner cette fatale imprudence, ajouta-t-il en s’inclinant vers eux.

Tous deux lui adressèrent un petit signe d’apaisement, montrant qu’ils ne lui en voulaient d’aucune façon. Le bedonnant Guildenstern ajouta d’un ton aimable :

— Mon cher William, Frederick et moi-même n’avons plus qu’une envie : partager enfin le repas auquel vous nous avez conviés et boire ensemble en souvenir des bons vieux jours !

La tension était retombée quand lord Dawson prit la parole :

— À la place de vos amis, monsieur le comédien, j’aurais plus de méfiance et je regarderais par deux fois la coupe de vin que vous me serviriez.

Frappée par les propos du lord, la reine redressa le buste.

— Que voulez-vous dire, milord ?

— Il se trouve, Votre Majesté, que j’ai assisté à une représentation de cet Hamlet. J’ai pu y constater que les personnages de Rosencrantz et Guildenstern y sont mis à mort dans le courant de l’action, qui plus est par le roi d’Angleterre. Rend-on hommage à ses amis en assassinant leurs doubles ? Fût-ce par le truchement du théâtre ? Et ne faut-il pas voir quelque trace de vérité sous le déguisement de l’imagination ?

L’intervention de lord Dawson jeta un froid soudain dans l’assemblée. Shakespeare, qui ne s’attendait pas à trouver un adversaire en la personne du lord, mit quelques secondes avant de repartir :

— Puis-je vous répondre, monseigneur, que je constate d’abord avec plaisir que, malgré votre prévention, vous fréquentez parfois mon théâtre, ensuite que mes personnages sont présentés comme des victimes, coupables de leur seule fidélité à leur roi ? Aurais-je invité ces gentilshommes à ce spectacle s’il contenait à leur égard l’ombre d’un affront ? Quant au roi d’Angleterre de ma pièce, piégé par une lettre mensongère, il croit en exécutant ces malheureux rendre service à son ami le roi du Danemark. J’ajoute que tout cela se passe dans un temps fort éloigné du nôtre et que les noms de nos deux pays n’y sont employés que pour donner à la fantaisie un air de vraisemblance.

La pertinence et le bon sens de cette réponse parurent satisfaire la reine. Les Danois émirent quelques grognements approbateurs. Lady Dorchester restait indéchiffrable. Lord Dawson, piqué dans son amour-propre, revint à la charge :

— Je salue, monsieur, la subtilité de vos arguments. Ils semblent convaincre tout le monde. Je vous sais, par ailleurs, fort habile à nouer des intrigues… Peut-être aurez-vous assez d’intuition pour nous aider à démonter celle qui nous préoccupe ici ?

Shakespeare promena un instant l’ongle de son pouce sur sa moustache. C’était un tic de scène qu’il avait conservé à la ville. Il finit par relever la tête en direction de la reine.

— Puis-je demander à Votre Majesté l’autorisation de parler à cœur ouvert ?

— Je n’ai jamais forcé les âmes, monsieur. Si la vôtre veut s’ouvrir devant moi, qu’elle le fasse en toute liberté.

Chacun pouvait reconnaître à l’instant, dans les propos d’Élisabeth, la reine qui avait toujours su ménager le secret de ses sujets. C’était là, sans doute, une des qualités qui lui valaient encore d’être aimée de son peuple après plus de quarante ans de règne.

En homme qui sait créer la tension dramatique, Shakespeare fit mine d’hésiter avant d’exposer sa théorie.

— Hors du palais royal, et de moi-même, peu de personnes étaient informées de la venue de nos amis danois. S’en prendre à leurs personnes au sein même du palais eût été une entreprise fort risquée. En revanche, les tuer dans l’enceinte du Globe ajoutait une dimension symbolique au double crime. On s’en prenait ainsi à la fois à la Couronne et au théâtre que d’aucuns considèrent comme un objet satanique bénéficiant de la protection de Votre Majesté. Il est indéniable, à mon sens, que le théâtre constitue un enjeu politique d’importance. Et peut-être que, indirectement, à travers lui, c’était la royale personne de Votre Majesté qui était odieusement visée. Par haine du soutien qu’elle nous témoigne ; et par son silence sur le choix de son successeur.

Shakespeare se tut. Élisabeth regardait le dramaturge avec une curiosité accrue. Elle savait qu’il était autant l’objet de louanges que de critiques acerbes, ce qui est généralement une preuve de talent. À présent, elle venait de découvrir en lui un homme de grand jugement qui aurait pu avoir l’étoffe d’un ministre. « Quel dommage, se disait-elle, qu’il ait manqué une telle carrière au profit d’un destin d’histrion ! Quel dommage pour lui et pour l’Angleterre ! »

— Je vous remercie, monsieur. Fasse le ciel que mes conseillers s’expriment avec autant de franchise et de clairvoyance.

Shakespeare paya d’un sourire le compliment royal. Guildenstern s’efforça de tendre son bras et lui tapa sur l’épaule de sa main boudinée.

— Notre cher Tycho Brahé aurait été heureux de vous entendre, mon ami. Lui qui était si fier que vous l’ayez pris pour modèle en composant Hamlet. Quelle pitié qu’il ne soit plus de ce monde !

À ce nom de Tycho Brahé, la reine regarda lady Dorchester.

— Tycho Brahé, dites-vous… Chère Margaret, c’est bien cet astronome dont vous nous avez rapporté la mort tragique il y a de cela deux ans au château de Prague ?

— C’est exact, majesté.

— Ne m’avez-vous point dit qu’un homme fort habile avait mené l’enquête autour de cet assassinat et qu’il avait en peu de temps confondu le coupable ?

— En effet…

À cet instant, Dorchester devina les pensées de la reine et, avant même qu’elle les eût dites, les paroles qu’elle allait prononcer. Elle s’en voulut d’avoir été trop bavarde au sujet d’un individu dont le souvenir lui était détestable.

— Cet homme, poursuivit Élisabeth, vous souvenez-vous de son nom ?

— Je ne sais plus, mentit Dorchester. Un certain capitaine Karoff… ou Kareff…

— Kassov, Votre Majesté, intervint Guildenstern. Cette affaire a eu des échos, vous vous en doutez, à la cour du Danemark.

— Oui, cela me revient à présent, approuva Margaret, Kassov, c’est bien de lui qu’il s’agit.

— Lord Dawson, dit la reine, nous connaissons la charge de travail qui vous accable, en ces temps de troubles et de complots. Nous attendons beaucoup de votre vigilance. Ne vous semblerait-il pas opportun d’être secondé, dans cette enquête qui met peut-être en cause nos amis ambassadeurs, par un homme qui a fait ses preuves dans une affaire touchant au Danemark ?

Accoutumé au langage de la Cour, Dawson savait que les suggestions de la reine étaient des ordres en habit de courtoisie. Il acquiesça d’une inclinaison de la tête. Lady Dorchester, qui s’attendait au pire, ne fut ni surprise ni déçue lorsque la reine se tourna à nouveau vers elle :

— Le voyage vers Prague vous est familier, Margaret. Et vous connaissez bien Rodolphe, n’est-ce pas ? C’est à vous que nous confions la mission de ramener ce capitaine… Kassov. À titre d’observateur, bien sûr. Ou de conseiller. Ou de quoi que ce soit qu’il plaira à lord Dawson afin d’épauler son enquête. Et cela, bien entendu, dans la plus grande discrétion.

Lord Dawson avait senti la résistance voilée de lady Dorchester et, pensant à son propre intérêt, s’empressa d’ajouter :

— Faites vite, milady. Je crains qu’à trop tarder les indices s’estompent, et que M. Kassov ne nous serve de rien.

— J’ai connu Prague en automne, je me fais un bonheur de découvrir la ville au printemps, milord.

 

Le lendemain, un soleil inattendu brillait au-dessus de Londres comme une promesse de renouveau. Stimulé par cette clémence du ciel, le port tout entier semblait la proie d’une activité décuplée. Pêcheurs, marins et marchands de toutes sortes s’invectivaient à qui mieux mieux en prenant d’assaut les pontons et les bittes d’amarrage. Mouettes et cormorans, planant au-dessus de la cohue humaine, ajoutaient leurs criailleries au tapage général.

À bord d’une gabare de belle envergure, l’équipage s’affairait à hisser les voiles sous les ordres du capitaine et de son second. Au pied de la passerelle d’embarquement, lady Dorchester surveillait le chargement de ses bagages. La rencontre de la veille, à Whitehall, confirmait l’importance qu’elle avait prise auprès de la reine depuis la mort en février dernier de sa dame de compagnie. Cela la consolait un peu de la mission dont on l’avait chargée. Voilà un mois qu’Élisabeth était la proie d’une mélancolie que rien ne venait distraire. Trop de fantômes l’entouraient qu’elle semblait préférer, à présent, à toute autre fréquentation, y compris celle de sa nouvelle dame de compagnie Mme d’Exeter, pourtant fort dévouée. Élisabeth avait autorisé la duchesse à voyager costumée en homme, accoutrement qui, selon elle, lui faciliterait la tâche. Si lord Dawson avait officiellement en charge le contrôle des réseaux d’espionnage de la reine, c’était bien elle, Margaret Dorchester, qui avait désormais la confiance de Sa Majesté. À l’issue de l’entrevue avec Shakespeare et les Danois, elle avait décidé de transformer sa défaite en victoire et de tirer le meilleur parti de la venue de Kassov à Londres. La stratégie qu’elle venait d’imaginer allait lui assurer sa vengeance sur Kassov, qu’elle détestait profondément. Cela lui conférerait en outre la haute main sur le monde complexe de l’espionnage européen dans lequel l’ancien conseiller de la reine, feu Francis Walsingham, était autrefois passé maître. Elle se sentait plus que jamais tenant les rênes de son destin et peu s’en fallait pour qu’elle se crût aussi aux commandes du royaume. Dans ces moments troublés de fin de règne, savait-on seulement si tout cela ne s’achèverait pas par un couronnement, le sien ? C’est dans cet état d’esprit qu’elle rajusta élégamment son feutre tandis qu’un homme à la mise discrète, coiffé d’un bonnet bleu délavé, s’approchait d’elle sur le quai.

Quiconque eût prêté attention à leur rencontre aurait pu s’imaginer que l’homme était l’un de ces sans-le-sou qui battent le pavé en quête d’un emploi journalier ou de quelques subsides. Cependant les propos qu’ils échangèrent rapidement, à mi-voix, étaient de nature à mettre le feu aux poudres tant dans l’île que sur le continent.

— Cher monsieur Fawkes, dit lady Margaret, avez-vous eu des nouvelles du théâtre ?

— Des amis qui s’y trouvaient m’ont dit que l’acte I fut fort mauvais, répondit l’homme en faisant mine de gratter sur le pan de sa veste un peu de boue séchée.

— Ce n’était qu’une répétition. On sait bien qu’une générale ratée garantit le succès de la première représentation. Rassurez vos amis sur la qualité de l’acte qui se prépare. Tous les figurants sont en place, l’auteur a remanié son texte et je m’en vais chercher le protagoniste qui manquait à la pièce. J’espère, quant à vous, que vous avez pu vous procurer les accessoires et les décors nécessaires ?

— Le mécène a été généreux. Tout est stocké dans la coulisse. Sachez enfin que le parterre nous est acquis et que nous pouvons aussi compter sur le soutien d’une partie des loges. Certains ont même payé leurs places à l’avance. C’est pourquoi je souhaitais vous rencontrer avant votre départ afin de vous en remettre le bénéfice…

Guy Fawkes tira de sa veste deux ou trois feuillets pliés et noués d’un cordon. À distance, cela pouvait passer pour une banale transaction de lettres de change, ainsi qu’il s’en pratiquait couramment avant le départ d’un bateau marchand.

— Pour le Christ et pour la Vierge, murmura l’homme qui ne croyait ni à l’un ni à l’autre.

— Amen, répliqua la duchesse qui n’y croyait pas davantage, en glissant les papiers dans la doublure de son pourpoint.

Puis elle se détourna vivement. La cloche de bord venait de retentir. On allait appareiller dans peu de temps. Fawkes était pour elle un allié efficace et précieux, mais elle n’était pas certaine des buts qu’au fond il poursuivait, ni de leurs visées communes sur le destin de l’Angleterre. D’un pas rapide elle franchit la passerelle qui menait de la terre ferme à la gabare. À cet instant, ce n’était pas la brise du printemps qui enflait les plis de son manteau, c’était le vent de l’histoire qui lui faisait allégeance.