PROLOGUE

(2 mars 1603)

N’eût été la violente querelle qui éclata au cours du quatrième acte entre deux marchands de chevaux pris de boisson, la représentation d’Hamlet pouvait être considérée comme un succès. Les spectateurs avaient ri aux bons endroits, hurlé en vain pour sauver Polonius et frémi à l’arrivée du fantôme. Quant aux deux invités exceptionnels de Shakespeare, deux princes venus du Danemark, ils avaient semblé fascinés par la pièce. Désormais le public, pressé de se retrouver à la table de quelque taverne voisine du quartier de Southwark, s’écoulait lentement par la sortie. Helen, qui aurait voulu récupérer au plus vite les costumes des comédiens principaux, venait de se faire sèchement renvoyer par William Shakespeare. Marchant de long en large dans la loge devant ses comédiens épuisés, vautrés sur des fauteuils, il leur faisait mille et un reproches sur leur prestation, trouvant Richard Burbage, qui jouait Hamlet, trop mélancolique et accusant au contraire Simon Fairbanks de minauder dans le rôle d’Ophélie. Son discours prenait un tour d’autant plus véhément que le dramaturge avait conservé sur le visage la couche de blanc, le noir autour des yeux, les cheveux hérissés et les oripeaux déchirés et délavés composant le spectre du père d’Hamlet, qu’il prenait de toute évidence un grand plaisir à interpréter.

— Le prince Hamlet ne souffre pas de langueur ni même du mal d’amour, tempêtait le metteur en scène. Il est mélancolique, il se demande d’abord si son existence a encore un sens, ne serait-ce que celui de venger son père. Mais avant tout, il est imprévisible, tantôt tourné vers les ignominies du palais, tantôt replié sur les douleurs de son âme et les doutes qui le déchirent !

Helen, la jeune habilleuse, battit donc en retraite, pestant intérieurement car elle serait une nouvelle fois une des dernières à quitter le théâtre du Globe, et devrait subir les avances lourdes et maladroites du régisseur David Fox. Tout en arrangeant d’une main preste une tresse dans sa coiffure, elle se glissa de l’autre côté de la scène et grimpa lestement l’échelle de meunier qui menait à la resserre aux costumes. Elle était au moins sûre d’y trouver Luke et Gauwyn, les deux comédiens qui jouaient Rosencrantz et Guildenstern. Ces deux-là étaient toujours impatients de se changer pour aller étancher leur soif proverbiale au Cat and Fiddle, une taverne voisine où ils avaient pris leurs quartiers. Leurs rôles moins importants leur évitaient les critiques de Shakespeare et ils avaient pris l’habitude de filer en douce en se mêlant aux derniers spectateurs. Helen souriait déjà en débouchant dans la pièce qui sentait la transpiration, la poussière et les onguents : Luke et Gauwyn ne manquaient pas d’humour, ils avaient toujours une plaisanterie à la bouche, ne respectaient à peu près rien, tout en lui manifestant une attention empreinte d’amitié. Ils avaient eux-mêmes pratiqué tant de petits métiers qu’ils étaient sensibles à la peine que se donnait la jeune femme pour assurer l’entretien des costumes de la troupe du Globe. Helen fut d’abord surprise par le silence. Les deux compères étaient-ils déjà partis ? Dans ce cas, ils devaient avoir pris rendez-vous avec des compagnons de beuverie qu’il leur tardait de retrouver. L’habilleuse constata immédiatement que leurs costumes de scène ne se trouvaient pas à la place habituelle, sur un grand portant de bois qui traversait toute la pièce. Et pour cause : Luke et Gauwyn n’avaient pas eu le temps de les ôter avant de s’écrouler sur le plancher. Luke était blessé à la tête. Helen ouvrit la bouche, terrorisée. Elle fit quelques pas en direction des deux hommes inanimés. C’est alors qu’elle vit les larges taches de sang qui s’épanouissaient sur leurs poitrines. En bonne professionnelle, elle pensa d’abord que ce serait difficile à nettoyer, sans même parler des probables trous dans le tissu. Puis elle poussa un hurlement.