En souterrain familier, Arec s’attacha à éviter les théoriquement inévitables points de contrôle, les sas de décontamination, les sites de pointage, tout ce fourbi réglementaire qui transformait chaque arrivée ou chaque départ en chemin de croix.
Il était entré dans la fourmilière que constituait le bunker par un accès en principe disparu, mais qui figurait encore sur les plans anciens qu’il détenait. Ces plans, marqués SECRET DÉFENSE au tampon d’encre rouge, archaïque, lui servaient depuis des mois à explorer les tours et détours du labyrinthe qui s’étendait sous la ville et se composait des tunnels des transports urbains désaffectés, de ce que l’on avait appelé les catacombes, des galeries d’entretien autrefois destinées aux égoutiers, aux électriciens, à tout un peuple de techniciens aujourd’hui inutiles, étant donné l’état de décrépitude de la ville en surface.
Plus haut, au niveau du sol, de jeunes mères blasées devaient, à cette heure-ci, promener en laisse leurs rejetons promis à un avenir tordu. L’air captif charriait des odeurs de rat et de décomposition. Cet air-là n’était pas respirable pour l’humain de base. Il fallait avoir développé un minimum de talents de survie pour se risquer à en emplir ses poumons.
Le présent corridor, bas de plafond, plongé dans une obscurité quasi totale et sillonné de filets d’eau d’une propreté douteuse, aurait fait le bonheur d’un maniaque des fantasmes grotesques, comme disait Kô, mais n’éveillait absolument aucune émotion chez Arec. L’efficacité primait sur les sentiments.
Il se pouvait toujours qu’un obscur département d’une quelconque section d’un vague Bureau ait fait installer des senseurs, détecteurs ou mateurs d’une sorte ou d’une autre, même dans un lieu aussi oublié que celui-ci, et Arec mettait un point d’honneur à passer inaperçu. Aussi, d’un œil dont la vigilance confinait à la paranoïa, surveillait-il le moindre coin ou recoin du fragment de dédale qu’il était en train d’emprunter.
Il se demanda alors pourquoi le visage de cette Anjelina lui revenait sans cesse à l’esprit, parasite séduisant mais nettement importun. Jamais une cible ne s’était imposée à lui de cette manière, avec une telle précision – alors qu’il avait eu, sur le moment, l’impression de rencontrer un être aux traits flous, une sorte de fantasme vague.
Arec s’efforça de recourir à l’une de ses antiennes de prédilection pour chasser l’image. Le chauffage central animal / Les pleurs des oiseaux lents / Les larmes en dessous / Les eaux de bas en haut / Les bêtes qui là-haut se noient / Qui là-bas brûlent…
Rabâche toujours.
La fille ne disparaissait pas de son esprit.
Ses doigts dépourvus de gants effleurèrent la paroi en pierre du vieux conduit, comme pour s’assurer de son existence, et lui revinrent humides et gras. Il les essuya inutilement sur le cuir de son blouson, à hauteur de hanche, sans interrompre sa progression.
Encore un peu plus d’un kilomètre. La question l’effleura de savoir si, une fois rentré, après le décrassage rituel, il consulterait d’abord le dossier de la fille ou solliciterait un entretien avec Kô.
Il évita d’un bond une rigole plus intempestive que les autres et poursuivit. Bientôt, il parviendrait dans la section bétonnée – le bunker proprement dit – et se sentirait vraiment à l’abri. Arec n’était pas claustrophobe, pas vraiment. Il n’aurait jamais pu supporter l’idée de ces parois épaisses de plusieurs mètres, du poids de la terre et des constructions au-dessus de lui s’il l’avait été. De nombreux candidats à l’incorporation dans la brigade informelle dont il faisait lui-même partie avaient renoncé, terrifiés, dès leur première visite dans le bunker…
Nul ne savait très bien quelles parties du complexe souterrain avaient été édifiées tout exprès pour accueillir les services occultes de Protection, Surveillance et Intervention. PSI s’était approprié tant de choses qui existaient au préalable qu’on ignorait l’étendue des travaux engagés lors de sa création.
Arec, lui, en avait une idée un peu plus précise.
*
Dans la chambre/bureau de sa cellule aux murs nus, Arec récupéra un kimono blanc et bleu qui irait très bien pour une entrevue avec Kô, puis se rendit dans la section consacrée aux installations hygiéniques. Il pénétra dans une stalle libre, se débarrassa de ses vêtements, ne remarqua pas les quelques grains de sable qui s’échappèrent des replis du tissu. Il glissa sa carte de consommation dans le compteur et considéra la robinetterie d’un œil las, n’essaya même pas de régler la température ou le débit de l’eau couleur rouille.
Il ne s’interrogea pas sur la fréquence croissante de ses ablutions, ni sur la cause du vague malaise qui l’envahissait lorsqu’il restait plus de quelques heures sans se toiletter de pied en cap. Que cherchait-il à effacer ? De quoi essayait-il de se nettoyer ? Il se refusait à admettre l’existence de tout sentiment de culpabilité, considérait obstinément qu’il ne faisait que son travail et que ses cibles, parasitées par les autres, n’étaient plus humaines.
Il ne se regarda pas dans ce qui subsistait du miroir, ne se coiffa pas, ne se rasa pas. Encore pointillé de gouttelettes, il ouvrit le compartiment étanche encastré dans le mur et appuya un index nerveux sur le bouton de l’interrupteur du pulseur d’air chaud.
Au plafond, les clapets basculèrent mollement. Arec se laissa envelopper par les paresseuses nappes de sirocco artificiel.
Une fois sec, il enfila son kimono et, juste avant de quitter la stalle, songea à aller récupérer le caillou bleu-gris enfoui dans la poche de son vêtement. De retour dans sa cellule, il le laissa tomber parmi les autres que contenait son bocal à collection. Une victime, un caillou, c’était la règle. À force d’accumuler les pierres, il finirait bien par faire une carrière…
Il sortit ensuite dans le couloir et franchit les quelques mètres qui le séparaient de la cellule du Japonais.
Pour une fois, les rampes lumineuses fixées le long de l’arête du couloir voûté ne vacillaient pas ; c’était presque dommage, tant l’éclairage qu’elles prodiguaient rendaient toutes choses blafardes et crues.
Il ne frappa pas à la porte de métal laqué gris.
De deux choses l’une : soit Kô était présent et, comme toujours, prêt à recevoir sa visite, soit il s’était absenté, et l’irruption d’Arec ne le dérangerait évidemment pas.
La cellule semblait déserte ; mais, incongrue, la menora électrifiée de Kô, trônant au-dessus d’un prie-Dieu en inox et verre fumé, illuminait jusqu’au moindre recoin de la geôle exagérément dépouillée qui abritait les hermétiques divagations du bouddhiste de pacotille qui tenait lieu d’ami à Arec depuis déjà quelques années.
Les mains des murs, exagérément nues (ces mains de béton qui souvent surgissaient impromptu dans ses rêves), s’apprêtaient sans doute à se refermer sur lui, à le happer, l’étouffer, meurtrir tout ce qui lui restait…
Il inspira longuement, décompta de quinze à zéro, avança d’un pas et s’immobilisa de nouveau.
Il fréquentait Kô depuis assez longtemps pour connaître les particularités de l’Oriental – particularités dont celui-ci prétendait qu’elles découlaient d’une enfance passée avec sa nombreuse famille au sein d’un clapier populaire de Tokyo où chaque millimètre cube de l’espace devait avoir sa fonction.
En conséquence, Kô avait installé sa propre couchette, simple planche de bois nu fixée à l’aide de deux charnières, douze pitons et deux chaînes, directement au-dessus de l’entrée de sa cellule. Ce qui lui permettait de surprendre ses visiteurs néophytes en apparaissant tout soudain derrière eux, comme tombé du ciel ou surgi du néant. Arec était certain que c’était cette possibilité d’apeurer les autres qui justifiait l’emplacement saugrenu de la couchette, beaucoup plus qu’une hypothétique séquelle d’habitudes de gamin.
Kô, d’ailleurs, n’avait sûrement jamais été gamin. Maintenant, il se comportait comme s’il avait onze ou douze ans, à preuve ce jeu stupide, ce Haï ! retentissant derrière lui.
Arec ne tressaillit pas, ne lui offrit pas la satisfaction de se retourner brusquement. Il pivota sans hâte, salua d’un bref hochement de tête, sans sourire, comme si tout cela était parfaitement banal.
— Haï ! fit-il à son tour.
Vêtu d’un pantalon de toile kaki et d’une chemise écossaise tout ce qu’il y avait de plus occidentaux, comme pour se moquer de la tenue de son visiteur, Kô scruta celui-ci de ses yeux de rongeur, la tête légèrement penchée à gauche, cherchant à deviner ce qui pouvait habiter Arec en cet instant. Grâce à une longue habitude, il parvenait parfois à franchir la muraille qu’était le visage du stathouder et à faire son numéro d’extra-lucide.
Cette fois, Kô dut s’avouer vaincu. Sa tête se redressa.
— Bonne chasse ? demanda-t-il.
— Chasse, répondit Arec, laconique, en allant s’asseoir sur l’unique meuble conventionnel de la cellule : la chaise de bureau fournie à tous les prédateurs de la PSI. Il attendit que Kô préparât le thé cérémoniel, ou du moins ce qui en tenait lieu.
Kô revint du coin cuisine (au moins un mètre carré, luxe invraisemblable) et déposa sur le tatami le plateau portant les deux tasses en porcelaine blanche à motifs bleus (des oiseaux, ou ce qu’il en restait) ainsi que la bouilloire en inox.
— Nom ?
— Sélène, dit Arec, quittant sa chaise pour s’asseoir plus commodément en tailleur à même le sol et négligeant de préciser ce prénom qui le troublait. Il ne s’émut pas de la petitesse presque pathologique des pieds de Kô, petitesse dont il se refusait à croire qu’elle découlait de mauvais traitements pareils à ceux qui figuraient dans les fantasmes des Occidentaux lorsque, par extraordinaire, ils rêvaient d’Orient.
Quelque chose clochait. Kô ne se ressemblait pas. Quoique toujours pondérés, calculés, mesurés, ses gestes ne possédaient plus l’étrange décontraction habituelle. Une sorte de gêne paraissait l’habiter – fait d’autant plus inquiétant que rien ou presque n’atteignait Kô, en règle générale.
Arec attendit.
Saisit sa tasse, la porta à ses lèvres. Souffla comme toujours sur le liquide bouillant.
De l’autre côté du tatami, Kô se tortillait presque. Un observateur extérieur l’aurait sans doute jugé calme, mais Arec le connaissait assez pour savoir qu’il manifestait là une nervosité exceptionnelle.
Il attendit encore.
Kô le fixa d’un air inquiet.
— Tu as regardé la Girouette ?
— Je ne la regarde jamais.
— Tu n’es plus stathouder.
— Surprise, surprise. Je me disais aussi… Quinze jours, ça faisait long… Je suis quoi ?
— Inspecteur.
— Correct. Correct. Mais c’est dommage, j’aimais bien stathouder. Ça sonnait pas mal. Et puis ?
— Tu vas avoir droit à la question.
Kô se tut, chercha inspiration et courage au fond de sa tasse.
— Et pourquoi ça ?
— Tu as peut-être trop fait joujou avec les issues interdites. Ils n’aiment pas qu’on connaisse le bunker mieux qu’eux. Et puis, la Girouette…
Kô haussa les épaules ; inutile de s’attarder sur le sujet. Tous deux savaient à quoi s’en tenir, et depuis fort longtemps. Comme son surnom l’indiquait, la Girouette pouvait prendre des décisions inattendues et injustifiables, parfois lourdes de conséquences définitives. Arec fit un sourire froid, contempla ses mains posées à plat de part et d’autre de sa tasse.
— Tu sais ce qu’était la « question » au Moyen Âge ? interrogea Kô en sirotant son thé.
Arec réfléchit un instant, se remémora ses cours d’histoire.
— L’interrogatoire des hérétiques par l’Inquisition.
— C’est à peu près ça. La question, ou quaestio en latin, signifie plus précisément la torture. Il faut faire avouer coûte que coûte l’accusé…
Arec avala une rasade de thé puis afficha un sourire.
— Je les emmerde.
— Je sais, mais méfie-toi. Tu vas trop loin…
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Rien de spécial, mais les rapports se durcissent entre toi et…
— La Tête ?
— Si tu veux.
— Eh bien, je l’emmerde elle aussi.
— Tu es libre de le penser, mais nous sommes des fonctionnaires du bunker et devons, sinon nous plier à tout, du moins en accepter les principes, ou bien…
— Je respecte ta sagesse et ta sérénité, Kô. Mon tempérament est un peu plus rustique et je n’y peux rien.
Kô éclata soudain de rire.
— Tu as raison…
*
Arec rentra dans ce qu’il pouvait à contrecœur appeler « chez lui », se dévêtit et se coucha.
S’il ne se rendait pas demain matin à cet interrogatoire de son plein gré, il savait très bien qu’on l’y conduirait de force. Il aurait voulu dormir pour aborder cette épreuve l’esprit le plus clair possible, mais les différentes séquences de l’effacement d’Anjelina sur la plage de Houlgate passaient dans son esprit comme une série de diapositives catapultées en rafale par un photographe cocaïné.
Il se leva, décapsula une burette de Chupa-bomber qu’il avait échangée contre un holo d’Hildegarde Von Bingen à un accro des catacombes, la vida d’un trait et se planta devant son Âne.
Il tapa Anjelina Sélène. Une série de portraits s’afficha sur l’écran. Il vérifia l’âge, les signes distinctifs, les mensurations, les origines, les activités professionnelles. Mais il ne trouva aucune jeune femme correspondant au profil de son Anjelina.
Il retint juste deux informations d’ordre général :
Anjelina vient du grec agellos qui signifie « messager », et Sélène correspond à un des aspects de Diane-Artémis, la pleine lune. Parfois un dragon tente de la dévorer, ce qui entretient les éclipses. Mais les sorcières le font fuir… À ne pas confondre avec Hécate, la lugubre divinité lunaire des contrées désolées du nord de la Grèce, ou d’autres déesses de la Lune comme Bendis ou Britomartis…
« Un message de la Lune », se dit Arec. Ça ne voulait pas dire grand-chose, mais ça lui plaisait.
*
Il finit par s’endormir, au cœur de la nuit éternelle du bunker.
Et rêva encore des mains.
Elles sortaient des murs et essayaient de le saisir pour l’engluer dans l’éternité…
Il devait leur échapper. Une fois pour toutes ; mais pour cela il devait sortir de cette pièce.
Il devait fuir !
De son rêve ou de sa vie ? s’entendit-il penser sur des rivages hypnagogiques.
Il s’éveilla en sueur et considéra d’un œil morne et blasé le signal VOTE NON EFFECTUÉ – VOTE NON EFFECTUÉ – VOTE… qui clignotait en rouge sur l’écran de son Âne et entreprit de se vêtir sans effectuer la moindre démarche pour interrompre le message. Toute tentative en ce sens n’aurait servi à rien : la Girouette monopolisait les écrans à sa guise.
Arec ne votait jamais. Toute cette idée d’une réélection quotidienne de la même équipe de gouvernants lui semblait parfaitement ridicule. Et comment faire confiance à une équipe qui, à condition qu’elle existât réellement, jugeait bon de rebaptiser en permanence tous les postes, sous-postes, sous-sous-postes ?
En tout cas, cette attitude lui avait valu l’étiquette asocial qui entachait son dossier et faisait que, malgré des états de service irréprochables ou presque (il y avait bien ces incursions pas très orthodoxes dans les sous-sols), Arec stagnait dans la hiérarchie et ne bénéficiait jamais de promotions camouflées en « mutations pour raisons internes ». Stathouder ou inspecteur, feldmarschall ou flic de base, il exerçait depuis toujours les mêmes fonctions, occupait le même logement, touchait les mêmes émoluments en monnaie virtuelle.
Et s’en foutait avec la même constance.
Son quota d’eau, épuisé la veille, ne lui permettait pas d’ablutions matinales ce matin. Il ferait sa toilette au hammam public s’il en trouvait le courage, plus tard, après son passage à la question…