— Loué soit le Baptiste et maudissons l’usurpateur ! psalmodia Hans Maverick de la commune sabéenne de Château Porcien.
— Loué soit le Baptiste ! répétèrent à l’unisson son épouse, Magdalena, et son fils Anton, debout, les bras croisés devant la petite table carrée qui trônait au centre du salon.
Hans sourit puis plongea la tête dans l’aquarium de table.
Depuis l’incendie de la ferme à chimères qui avait libéré dans la nature une flopée de pensionnaires à la nature indéterminée, mieux valait éviter de faire trempette dans l’Aisne. Pas plus tard que la semaine dernière un allicastor avait gobé Georg, le fils cadet de leurs plus proches voisins.
L’aquarium était bien sûr rempli de l’eau de la rivière. Une écrevisse chatouillait même le crâne dégarni de Hans.
Anton pouffa. Magdalena leva son bras pour lui donner une tape sur la nuque, mais son geste se ralentit puis se figea. Elle fixait l’aquarium, la bouche légèrement entrouverte, un peu hébétée.
L’écrevisse ne chatouillait plus le crâne de Hans. Elle s’était tournée vers la paroi vitrée de l’aquarium et la tapotait de ses pinces.
Ponk ! Ponk !
Une déferlante sonore : crissendos, stridulis, chicotements et tout ce qu’une faune urbaine tapie derrière les plinthes branlantes et les appareils électroménagers coagulés de graisses était capable de produire envahit soudain l’espace.
Des centaines de cafards, de mites, de punaises, de fourmis traversèrent le salon tel un tsunami.
Magdalena agita ses bras en pirouettant, momentanément transformée en derviche, pour tenir les insectes à distance. Une énorme araignée poilue tombée d’une poutre s’empêtra dans ses longs cheveux filasse.
Le seul obstacle que la marée animale prenait soin d’éviter était Hans, la tête toujours plongée dans l’aquarium de table.
L’écrevisse cognait la paroi vitrée de toutes ses forces, cherchant manifestement à la briser. Ponk ! Ponk ! Ponk !
Magdalena, pithiatique, bondissait et grimaçait lorsqu’elle écrasait une carapace de la pointe d’un pied. Les élytres craquaient, les sacs abdominaux chuintaient, expulsant des gerbes d’humeurs vertes et jaunes.
Anton libéra l’araignée des cheveux de sa mère. L’animal s’empressa de rejoindre ses congénères.
Les bestioles hystériques s’agglutinaient contre la porte, essayant de passer entre le plateau et le chambranle. Anton se leva et ouvrit la fenêtre. Appel d’air. La ruée. Il put enfin pousser la porte, libérant les irréductibles.
Quelques secondes plus tard, le dernier animal quitta le salon.
On n’entendait plus que le bruit des pinces qui percutaient le bocal.
Ponk ! Ponk ! Ponk !
Plink !
*
L’aquarium venait d’exploser. L’écrevisse, crachée par la cataracte d’eau, clopina vers la sortie, attirée par la lumière et les effluves de la rivière, fuyant le plus rapidement possible ce qu’elle percevait comme une menace contre l’intégrité même de sa condition d’arthropode…
Hans était resté penché. Immobile. Comme mort. Mais son crâne ne touchait pas la table. Il était resté là où l’éclatement de l’aquarium l’avait laissé, à un ou deux centimètre du plateau. Une série d’entailles rouges qui palpitaient faiblement de part et d’autre de son cou indiquaient que la vie ne l’avait pas quitté.
Magdalena, tremblante, chassait des insectes imaginaires en se giflant les bras et les jambes ; sa robe, totalement dilacérée par ses propres coups de griffes, laissait apparaître une peau laiteuse étrangère aux caresses du soleil.
Anton retint son souffle. La stupéfaction cédait maintenant la place à l’horreur. La situation échappait à toutes règles et en suivre une en particulier n’aurait eu aucun sens.
Hans se redressait lentement en une ondulation ophidienne. Une poudre dorée flottait autour de lui.
Il s’approcha de Magdalena, maintenant calmée. Il la serra un instant dans ses bras, fit glisser les bretelles de sa robe en loques d’un geste vif et animal. Puis il ôta sa chemise et son pantalon en une chorégraphie fluide et sensuelle, aucunement sabéenne. Magdalena ne comprenait pas ce qui se passait. Son esprit flottait à des années-lumière de son corps. Hans poursuivit l’effeuillage. Le soutien-gorge et la culotte de Magdalena, puis son propre caleçon. Chaussures et chaussettes en dernier, les siens et ceux de sa femme.
Hans et Magdalena étaient maintenant entièrement nus. Anton déglutit péniblement, puis tourna la tête. Il avait été élevé dans la plus stricte radicalité intégriste. Même après le mariage, le voyeurisme était proscrit. Et là, ses parents s’abandonnaient à la nudité intégrale, devant lui. Il ne s’agissait même plus de péché, mais de sacrilège…
Hans prit Magdalena dans ses bras et l’embrassa avec fougue. Magdalena se trémoussa en haletant. Des plaies rouges semblables à celles de son mari se creusaient sur son cou, fentes saignantes qui palpitaient tels des évents de chair.
Leurs lèvres se séparèrent.
Anton tourna lentement la tête. Il s’attendait au pire, mais pas au-delà.
Ses parents s’observaient en souriant. Une scène impensable. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, au moins douze ans en arrière, il ne voyait que des visages hiératiques, durs, taillés dans le granit.
Ils quittèrent le salon en se tenant par la main.
Anton n’eut pas le loisir de s’interroger sur leur destination. Son nez le chatouillait. Il éternua. Une poudre dorée flotta un instant devant ses yeux puis il sentit palpiter son cou. Il rêva aussitôt de poissons, d’algue et de vase. Des caresses de l’eau bulleuse contre sa peau écailleuse.
Il se déshabilla et prit la route de la rivière.