Arec paraissait avoir développé une singulière immunité aux autres.
« C’est à cause de ta carapace », disait Kô. « Les bestioles glissent dessus. »
« Si c’est une carapace », répondait Arec lors de ces échanges rituels, « je suis une bestiole. »
« Et tu te glisses dedans. Malgré les épines. »
Dans ces cas-là, le sourire de Kô était extraordinairement agaçant.
« On ne dit pas « épines », en l’occurrence. Pas quand on parle d’animaux. « Piquants », à la rigueur. » Puis Arec se taisait. Inutile d’essayer d’expliquer à cette tête de bois que les autres ne s’apparentaient nullement à des bestioles, qu’il s’agissait de virus d’un type très particulier. Pires encore, à leur manière, que les saloperies qui galopaient dans les systèmes sanguins depuis le crépuscule des temps.
Kô allait lui manquer.
Arec réalisait difficilement qu’il lui fallait à présent quitter cet univers presque carcéral auquel il avait fini par s’acclimater, plus ou moins. Mais il n’avait décidément plus le choix : sur l’écran-matière de l’Âne, une effrayante gueule de poisson s’ouvrait et se refermait sporadiquement. La machine refuserait dorénavant d’afficher quoi que ce soit d’autre ; le maître des lieux avait été repéré, étiqueté « dangereux » – et la PSI avait l’insolite courtoisie de le prévenir.
L’inspecteur fourra quelques frusques dans un sac de voyage en Noxite ; conçu pour les expéditions nocturnes en milieu extra-urbain, le fourre-tout présentait le double avantage d’être imperméable et d’absorber la lumière, donc de rester parfaitement invisible en toutes circonstances. Cela fait, Arec traîna dans sa cellule comme pour y chercher quelque chose, bien qu’il eût conscience de n’avoir besoin de rien de plus. Au dernier moment, il prit son arme de service et la glissa dans la poche DHARMALL.
Il fallait faire vite. Les nervis ne tarderaient plus, à présent. Quoique la forme que prendrait l’intervention de ses anciens collègues demeurât imprévisible, Arec ne tenait pas à attendre pour voir. Il se permit toutefois une pause de quelques minutes et, assis au bord de sa couchette, contempla une dernière fois les lieux qu’il avait occupés ces dix dernières années.
Il ne regretterait rien.
Toutes poches et ouvertures zippées, lanière du sac passée sur l’épaule et fardeau rejeté dans le dos, il se lança dans le dédale de couloirs du bunker.
Un peu surpris, presque déçu, il constata que personne ne cherchait à l’intercepter.
Dans cette section du sous-sol, les couloirs aux parois vert bouteille et à la voûte moulée en ogive répercutaient les bruits de pas avec une méticulosité digne des plus glauques scénarios d’épouvante. Mais les fragrances de menthe et de chèvrefeuille que répandaient indistinctement les diffuseurs de désodorisant, ajoutées à la sécheresse presque excessive de l’air recyclé, contredisaient cette première association d’idées.
Arec ne savait pas précisément où il allait. Avant tout, il devait sortir du bunker. En fonction de la présence ou de l’absence d’indésirables sur son chemin, il opterait pour tel ou tel itinéraire ; les traverses ne manquaient pas, non plus que les goulets déclarés désaffectés par les imbéciles préposés aux classements. Et Arec, lui, se souvenait très bien de leurs emplacements, alors que les fonctionnaires de la PSI avaient oublié depuis longtemps jusqu’à l’existence des fichiers dans lesquels ils étaient recensés.
Il ne se demanda pas une seconde s’il avait raison de fuir ainsi, si sa hâte à quitter le bunker n’était pas de la précipitation, avec tout ce que cela impliquait d’excès. Malgré les multiples défaillances de son système nerveux, il se fiait à son intuition – qu’il considérait avec respect comme l’indomptable part animale de son individu.
Aux yeux de n’importe qui d’autre, ce qui s’était passé jusqu’à présent n’aurait pas justifié une décision aussi radicale que celle qu’il avait prise. Même la gueule menaçante du congre sur l’écran de l’Âne ne suffisait généralement pas à affoler les contrevenants. Il est vrai que, faute d’effectifs, la PSI mettait souvent un temps fou à se manifester, quand elle n’oubliait pas purement et simplement d’intervenir…
Mais la conclusion de Kô était sans appel : « ils voulaient sa tête ». Et même sous un angle métaphorique, il préférait ne prendre aucun risque.
Il était encore tôt et, malgré la légende qui voulait que le bunker ne dormît jamais, le réseau de galeries ne bruissait pas des rumeurs fébriles et secrètes qui l’envahissaient aux heures de pleine activité.
Arec avançait d’un pas résolu. Le présent corridor appartenait à la structure désaffectée surnommée « l’Écheveau du Fou », et le risque de rencontrer un indésirable y était très faible ; on racontait que l’architecte qui avait conçu ce lacis de passages avait mélangé ses esquisses, confondu les tracés, inversé certains calques et vainement cherché à introduire certains symboles prétendument lourds de sens dans le schéma d’ensemble – au point que les malheureux qui s’étaient risqués à emprunter ces souterrains avaient fini comme aliments pour les rats, axolotls involontaires ou énigmatiques ectoplasmes…
Foutaises.
Arec avait bien des fois traversé l’Écheveau du Fou sans s’y égarer et sans y croiser la moindre anomalie ex-humaine. Un peu d’attention et de méthode suffisaient. L’Écheveau regorgeait de compositions excentriques qui constituaient autant de points de repère. Arec s’y sentait en territoire familier, y évoluait presque comme chez lui.
Il passa le départ de l’Escalier Parfait, ainsi baptisé parce qu’il ne menait nulle part, puis bifurqua à droite en direction du sous-ensemble connu sous le nom de Promenade des Oursins, pour des raisons échappant à toute considération d’ordre logique.
De gris, le décor passa à un bleu clair passablement entaché de traînées de crasse rouille et d’à-plats de mousse verdâtre. L’eau, qui manquait sous sa forme propre dans les canalisations urbaines, restait conquérante et agressive partout ailleurs, là où elle était indésirable…
Preuve s’il en fallait du caractère désertique des lieux, ces parois qui auraient pourtant eu bien besoin de disparaître sous quelque enduit neuf ou sous les habituels déferlements de fresques sauvages demeuraient d’une nudité hideuse, sinistre. Les petits maîtres de l’art clandestin ne s’étaient pas risqués à acheminer leurs aérosols, leurs pochoirs et autres cache-misère jusque dans ces entrailles du Léviathan. Pour une fois, d’après Arec, on pouvait presque le regretter.
Il prit soudain conscience que, depuis quelques minutes, le bruit de ses pas n’était plus le seul son à se répercuter dans le boyau. Il s’immobilisa, tendit l’oreille.
Il perçut un pépiement ténu, presque comme le lointain crachotis d’un émetteur à ondes courtes.
Quelqu’un ? Absurde. D’ailleurs, un émetteur n’aurait pas fonctionné, ici. Trop d’épaisseurs de béton, de métal, de terre, trop de canalisations saturées de toutes sortes de fluides.
Il fit de nouveau quelques pas.
Une pulsation rythmait les sonorités parasites. Oui, il y avait bien une manière de cadence, un tempo sous-jacent. Ce n’était quand même pas de la musique ?
Va savoir.
Il s’approcha de la source en se guidant d’après l’intensité du son. Sur la pointe des pieds, lentement, il s’enfonça dans les profondeurs de la Promenade. Arec l’Oursin… Oui, ça lui allait, même si le mode de locomotion des oursins lui restait une énigme.
Trois marches sur la gauche, quatre mètres de conduit bas de plafond, puis un sas.
Elle était assise par terre et regardait dans sa direction. Elle ne manifesta pas la moindre surprise en le voyant déboucher dans la vaste salle où elle avait élu domicile. On aurait juré qu’elle l’attendait.
Arec fit de nouveau halte.
— Je m’appelle Lia, déclara la jeune femme dans un sourire.
Elle porta successivement la main à chacun des deux interrupteurs sous-cutanés qui devaient commander les implants sono de ses oreilles, et l’écho de la musique s’interrompit.
— Arec, répondit l’inspecteur, par pur automatisme.
Réflexe professionnel : il détailla la fille comme s’il devait par la suite donner son signalement ou dresser son portrait-robot.
Vingt-cinq ans environ, cheveux châtains mi-longs et bouclés, yeux marron, en amande, peau mate, bouche petite, lèvres minces. Type eurasien. Taille probablement menue, aux alentours d’un mètre cinquante – difficile à estimer en raison de la position assise. Vêtue d’un tailleur sans doute isotherme à damier bariolé, type arlequin, et de chaussons noirs montants, à lacets. Pas de bijoux.
La vaste salle (peut-être un ancien hall de service, jamais utilisé ou vidé de son contenu) n’abritait qu’un nombre limité d’objets qui, ainsi isolés, paraissaient minuscules. Un réchaud, quelques ustensiles, deux ou trois caisses recyclées en meubles de fortune.
— Vous habitez ici ? demanda-t-il à Lia.
— Si on peut dire, répondit-elle.
Nouveau sourire. Était-elle vraiment de bonne humeur, ou s’agissait-il d’un réflexe dénué de signification ?
Elle resta assise, et il se prit à chercher du regard un endroit où se poser lui-même, pour mettre fin à cette différence d’altitude qui créait chez lui une sourde gêne, pénible autant qu’inhabituelle.
— Vous avez été condamnée pour quoi ? interrogea-t-il en désignant sa tenue.
Elle baissa brièvement les yeux sur elle-même, comme si elle prenait soudain conscience de son accoutrement, puis fixa de nouveau Arec. Elle semblait amusée.
— On essaie de détendre l’atmosphère, hein ? Mais si tu es sérieux, tu te trompes ; j’ai acheté ces fringues. Et je suis libre comme l’air…
— Comme l’air ? Il y a mieux.
— Mouais. Sans doute. Mais je fais ce que je peux. Tu viens souvent par là ?
— Ça m’arrive. Et toi ?
Le tutoiement aussi dérangeait Arec. D’un naturel plutôt réservé, il n’y recourait que rarement – lorsqu’il méprisait tout à fait son interlocuteur, ou au contraire dans la plus tendre intimité. Mais Lia l’employait avec un tel naturel.
— Tu comptes rester longtemps ? insista-t-elle.
— Je ne sais pas. Non. Peut-être.
— J’ai connu des gens plus précis.
— Ah.
— Et plus expansifs.
— Je ne te connais pas.
— Méfiant ? Ça peut se comprendre… Mais pour ce qui est de faire connaissance, il y a moyen d’arranger ça, non ? Arrête de tourner en rond, assieds-toi, le sol n’est pas froid, c’est plein de conduits de chauffage, là-dessous. Qu’est-ce que tu fabriques dans le coin ?
— Et toi ? éluda-t-il.
— Oh, moi… Je cherche plus ou moins des images.
— Pourtant, ici…
— Oui, je sais : pourtant, ici, il y en a plutôt moins qu’ailleurs. Eh bien, justement. Il n’y en a pas de toutes faites, il faut les fabriquer. C’est ça qui me plaît. On ne peut habiller que ce qui est nu, pas vrai ? Dehors, la ville porte trop de pelures, impossible de l’imaginer costumée autrement ! Alors qu’ici, vu que les gens ont la trouille de venir étaler leurs saloperies…
— Mais pour quoi faire ? À quoi ça sert ?
Arec se résolut à se laisser choir par terre, à quelques mètres d’elle, ramena ses jambes sous lui. La fille avait raison : le sol était tiède, agréable sous les fesses. Ne recevant pas de réponse, il insista.
— Et où ranges-tu ton matériel ?
— Oh, dans mes poches. Je travaille à l’ancienne, pas sur ces cochonneries d’Ânes. Je n’aime pas les écrans, et je n’aime pas non plus l’idée de me faire implanter une batterie pour assurer le fonctionnement d’un autonome.
— Il y a d’autres systèmes.
— Je ne veux même pas le savoir.
— Et aujourd’hui, quel est le résultat ? On peut voir à quoi tes cogitations ont abouti ?
Elle pencha la tête, le considéra d’un air à la fois doux et intrigué.
— Bien sûr, qu’on peut voir, lâcha-t-elle enfin. Regarde…
Elle indiqua à Arec le mur le plus proche.
Il plissa les yeux, mais ne distingua rien d’autre qu’une surface grise constellée de taches sombres.
— Excuse-moi mais je ne vois pas grand-chose. À moins que tu n’aies tout simplement transformé un mur blanc en mur sale.
La fille gloussa.
— Approche-toi au moins.
Arec s’exécuta en secouant la tête, de plus en plus persuadé d’être tombé sur une dingue.
Mais lorsqu’il fut à moins d’un mètre, il eut du mal à comprendre ce qu’il voyait.
Apparemment des cafards, des moisissures, des toiles d’araignée, des noctuelles, des iules et des forficules. Une population somme toute habituelle en ces lieux. Mais pas en aussi grand nombre.
À moins de cinquante centimètres, il inspecta le mur de biais et n’eut plus aucun doute. Il n’existe pas de blattes ou d’araignées plates, à deux dimensions, sauf s’il s’agit de dessins ou de peintures.
— C’est extraordinaire, s’exclama Arec. Ils paraissent…
— Vivants ?
— Exactement. C’est du grand art.
— N’exagérons rien. Il s’agit d’un simple travail de reproduction.
— D’où te vient ce talent ?
— Je t’expliquerai plus tard. Où allons-nous ?
— Quoi ?
— Tu vas bien quelque part ? Eh, ne fais pas cette tête-là ! J’ai pas mal de choses à te raconter et je sens que tu es plutôt pressé. Je te suis…
Interloqué mais soudain résigné, Arec eut l’impression d’avoir échappé aux mâchoires du congre pour tomber entre les branches apparemment inoffensives d’une belle étoile de mer…