Véga agaçait sérieusement Kô.
Bon, le flic falot ne râlait plus, c’était déjà ça. Il avait faiblement protesté lorsqu’ils avaient émergé du sous-sol en cours d’inondation pour accéder à l’étage supérieur. Selon lui, ses vêtements trempés allaient sûrement lui valoir une pneumonie – et est-ce qu’on ne risquait pas de mourir d’une pneumonie ?
Il avait encore geint, mais déjà un peu moins fort, lorsque Kô lui avait fait faire un deuxième passage par sa cellule, et qu’il avait hérité d’un costume sec mais grotesque composé avec malice par le Nippon, qui lui avait choisi des sandales en matière plastique, un pantalon bleu pétrole beaucoup trop grand et un polo blanc théoriquement moulant, mais trop grand lui aussi, orné d’un ZWANN écarlate accompagné d’un motif tout en longueur représentant ce qu’Arec avait un jour appelé « un serpent angora mauve qui digère une bestiole hallucinogène ».
Une fois affublé de ces vastes frusques de récupération dont la taille ne correspondait pas non plus aux mensurations de Kô, Véga n’avait plus bronché, et s’était contenté de lâcher du bout des lèvres les indications nécessaires à leur progression dans les allées parallèles du sub-pouvoir – le bunker. Puis il s’était brusquement arrêté de marcher et s’était tourné vers Kô en penchant la tête sur le côté, comme si l’un de ses hémisphères cérébraux était plus lourd que l’autre et qu’il devait le purger.
— Je ne sais toujours pas vraiment pourquoi je t’écoute.
— Parce que les événements ont pulvérisé ta feuille de route et que tu ne sais ni à quel bureau t’adresser, ni même quel rapport tu pourrais bien rédiger, et surtout quelles suites tout cela pourrait avoir sur ton avenir professionnel. Sans compter la possibilité d’être exécuté sur-le-champ en tant que contaminé.
— Tu dis n’importe quoi !
— Ah oui ? Alors pourquoi n’as-tu encore fait aucun compte rendu de tes mésaventures ?
— Au cas où tu l’aurais oublié, le bunker est passablement inondé.
— Et puis un ours polaire, faute de poisson, ça doit becqueter du fonctionnaire.
— Je ne comprends toujours pas ce qui s’est passé.
— Je te l’ai déjà expliqué, mais ça paraît trop compliqué pour ta petite tête de flic. Les autres sont sûrement capables de faire des trous dans la réalité, dans l’espace-temps si tu préfères, ou bien d’utiliser des micro-trous de ver. L’eau ne venait pas de la pièce voisine mais du pôle nord…
— Et pourquoi ont-ils transformé Procyon en ours ?
— Procyon paniquait, il voulait à tout prix sortir de cette pièce. Alors, ils l’ont aidé…
— Tu racontes vraiment n’importe quoi.
— Tu as raison. Ils l’ont transformé en ours pour semer la panique dans le bunker.
— Ou pour te permettre de fuir… Tu m’as l’air d’en savoir un rayon sur les autres, comme si tu avais l’habitude de les fréquenter…
— Là, c’est toi qui délires.
Un ange aux ailes mitées passa.
— Bon, écoute-moi bien Véga, on va couper la poire en deux. Pour l’instant on ne sait pas trop quelle est la nature exacte de l’invasion et…
— Tu me fais peur, là… Une invasion ? N’exagérons rien…
— Les autres ont pénétré dans le bunker, Véga, et on ne sait pas comment ça va évoluer, alors pour l’instant, en attendant que tout rentre dans l’ordre, mieux vaut s’éloigner rapidement… Aller respirer un moment l’air frais de la surface. D’accord ?
Véga fit mine de réfléchir puis acquiesça.
— Bien, soupira Kô. Nous verrons ensuite ce qu’il convient de faire pour retrouver Arec.
— Tu serais prêt à m’aider ?
— Je ne sais pas, mais on a failli mourir à cause de lui et j’ai soudain un peu moins envie de le défendre.
Véga afficha un sourire niais. En capturant Arec, il pourrait remettre toutes les pendules à l’heure.
— Ça roule. Mais c’est quoi, l’autre partie de la poire ?
*
Kô était satisfait. Il avait mis Véga dans sa poche. Il ne lui restait plus maintenant qu’à attendre le moment où il n’aurait plus du tout besoin de lui pour le planter là et prendre la tangente. Depuis leur départ de sa cellule, force lui était de marcher dans les pas de son minable guide et de profiter des raccourcis qu’ouvraient les divers laissez-passer de l’enquêteur patenté.
Il avait d’abord été un peu étonné ; d’après son sens de l’orientation, plutôt fiable, ils prenaient la direction du centre au lieu de s’en écarter. Comme leur but consistait à quitter le bunker au plus vite, Kô ne comprenait pas pourquoi Véga ne se contentait pas de les conduire presque à la verticale de leur position, et empruntait ce qui ressemblait fort à une promenade.
— Ça va plus vite par là, avait répondu Véga à la question que Kô s’était décidé à poser. Si on essayait de monter tout de suite, on trouverait des tas de sas et de postes de contrôle.
Au fond, Kô savait qu’il ne devait pas être surpris : la ligne droite ne faisait plus recette depuis des décennies, dans cette civilisation du tordu pour les tordus… Et « passe-droit » signifiait très souvent « contournement ». Tu veux grimper ? Passe par-dessous. Tu comptes sortir ? Entre, on va en discuter. La logique en avait pris un sérieux coup dans l’aile, et les évidences. Pourtant, il n’arrivait parfois pas à se faire à ce qui aurait dû le réjouir – cette démolition sournoise et universelle du prêt-à-concevoir. Et c’est avec une certaine mauvaise humeur qu’il suivait l’autre.
L’atmosphère se réchauffait, et l’air charriait moins de pestilences que prévu. Dans son polo publicitaire, Véga semblait flotter à l’aise. Il en avait roulé les manches, de même qu’il avait retroussé les jambes de ce pantalon qui lui faisait un fessier si tombant qu’une intervention de chirurgie plastique paraissait s’imposer.
Kô lui-même se sentait assez détendu. Il ne s’était embarrassé d’aucun sac de voyage, n’emportant au fond d’une poche que son bloc Souvenir ; à l’exception d’un nombre très limité de babioles, la plupart des choses, et notamment des vêtements qu’il possédait – avait possédés – étaient fabriquées à l’aide de matières de récupération tellement biodégradables qu’elles se seraient biodégradées dans la joie et la bonne humeur avant qu’il puisse les utiliser.
Donc : voyager léger.
Il n’éprouvait aucun regret à l’idée d’abandonner ainsi domicile et biens. Ce n’était pas un sacrifice. Au contraire, la disparition subite de ses points de repère ordinaires le libérait, lui rappelait à quel point il aimait évoluer sans les banales entraves qu’étaient les habitudes.
(Il lui restait probablement un certain nombre d’habitudes moins rattachées à la matière, mais cela disparaîtrait aussi, espérait-il.)
Arec aurait sans doute plus de mal à tout quitter, songeait Kô. Avec sa mentalité de taureau, de terrien… Où pouvait-il bien être en ce moment ? La meute des tueurs assermentés l’avait-elle déjà rejoint ?
Il ne savait rien de la direction qu’Arec avait prise, ni de ses intentions. C’était encore pire que chercher une aiguille dans une meule de foin : lui, il ignorait jusqu’à l’emplacement de la meule proverbiale… Mais c’était égal, il y arriverait.
Il pressa le pas pour ne pas se laisser distancer par Véga, qui témoignait d’une subite énergie à l’approche d’un escalier qui s’annonçait pourtant d’une banalité aussi affligeante que tous ses frères escaliers.
— On y est presque, déclara le petit flic sans se retourner et en empoignant la rampe métallique.
Les marches, également métalliques, se mirent à résonner, à expédier des échos dans la cage étroite de la montée en colimaçon.
Sur les murs flamboyaient des tags qui, ici, ne pouvaient être dus qu’à des pattes de perdreaux ou de plumitifs de la maison avides de se défouler. Même s’il n’avait pas tenu compte de ce que seuls des résidents nantis de passes pouvaient venir exécuter leurs chefs-d’œuvre, Kô l’aurait aisément deviné après un simple coup d’œil sur les motifs : fiers dragons vengeurs mâchonnant, éventrant, piétinant des gangsters de série Z, chevaliers dont les flingues vomissaient des éclairs, pin-up godiches offrant leurs anatomies dévêtues et hypertrophiées, toute l’imagerie. Rien ne leur serait épargné.
Pas un centimètre carré de béton ne restait nu ; les artistes de la police avaient sans doute investi d’autres territoires clandestins, plus loin, et, en bons bestiaux, les avaient marqués de la même manière, excessive et kitsch. Kô n’avait pas envie d’aller vérifier.
L’escalier montait vite.
Véga s’enhardissait, grimpait les degrés quatre à quatre.
Une demi-heure plus tôt, ils s’étaient enfoncés très en dessous du niveau du sol et avaient dû rebrousser chemin une première fois face à des couloirs inondés. Kô avait même cru apercevoir un morse, mais il n’en avait rien dit à Véga pour ne pas le faire paniquer ; Kô s’était dit qu’il s’agissait probablement de passer sous le fleuve qui, là-haut, coupait la ville en deux. Cinquante mètres, cent mètres sous le niveau zéro… Ou un kilomètre, ou dix… De toute façon, il eût été difficile de descendre plus bas. Hormis quelques communes de cataphiles ou de spéléos fous, personne ne s’y serait d’ailleurs risqué.
Leur ascension actuelle, rapide et pénible, équivalait en conséquence à une remontée depuis les abysses. Adieu, ossements d’explorateurs malchanceux ; adieu, rats albinos et monstres chtoniens assis dans d’éternelles ténèbres ; adieu, baroque repaire des fantasmes urbains…
Quitter ça… Presque dommage, pensa Kô.
Presque.
Il s’attendait tellement à devoir grimper pendant des heures que le trajet lui parut court, et qu’il fut surpris de s’arrêter bientôt dans une petite pièce nue à l’exception d’une rangée de portemanteaux, dernier sas avant l’extérieur.
Véga, essoufflé, se livra à une série de gesticulations cabalistiques devant l’œil plat d’un contrôle, et le bunker les libéra enfin, les lâcha dans cet autre monde qu’était la ville de surface.
L’issue donnait au fond d’une impasse ombragée, un peu humide.
Après le jour permanent, intemporel, qui régnait dans la majeure partie du bunker, l’après-midi honnête qui s’affirmait à l’air libre avait quelque chose de déroutant. Tous deux restèrent quelques secondes plantés là, cherchant à s’acclimater.
Kô comprit tout de suite qu’ils se trouvaient dans l’Île. L’étroitesse de la ruelle, la hauteur des antiques bâtisses qui la flanquaient, les pavés qui composaient la chaussée, le parfum de l’air, les lointains échos d’un limonaire et de rumeurs d’une foule… Il restait très peu de paysages de ce genre dans la ville, et le seul qui fût goupillé en commune, comme ici, était situé aux abords de la Cathédrale…