L’Alloux – l’unique commune franche de l’agglomération, fondée dans l’un des quartiers les plus anciens – s’était attachée à retrouver les particularismes d’antan, à restaurer les caractères plus ou moins authentiques des constructions, à reconfigurer les lieux pour les rendre tels que, disait-on, ils avaient été jadis.
Le moindre caillou d’origine, la moindre façade historique, la moindre anomalie typique avaient été exhumés, reconstitués, bichonnés… Le moindre monument s’était vu redonner ses vraies couleurs, son vrai éclairage. Les habitants de la commune avaient sué sang et eau pour éliminer une tripotée de siècles et ressusciter le Moyen Âge – il avait suffi que l’un d’entre eux exhibe un document montrant ou décrivant un état antérieur de tel ou tel endroit pour que ses petits camarades se lancent dans le travail de titans nécessaire à la réfection. Même si le document fourni, photo ou holo, s’avérait d’une authenticité historique contestable.
Kô n’avait pas encore eu le loisir de jeter un œil sur un quelconque résident, mais il ne doutait pas que les hardes désuètes portées par celui-ci confirmeraient ses conclusions.
— Dans ce quartier, personne ne te remarquera, déclara gravement Véga.
Il affichait une telle autosatisfaction que, chose rarissime, Kô s’abstint de tout commentaire. Mais s’il y avait ici quelqu’un qui devait se faire remarquer, c’était vraisemblablement celui qui nageait dans des fringues conçues pour des adolescents yankees bouffeurs de plateaux télé, buveurs de bière et pas spécialement soucieux de l’esthétique…
La commune franche avait même réinstauré l’usage de plaques qui, à chaque carrefour, indiquaient le nom des rues. La plaque de pierre qui désignait la présente impasse portait ces simples mots gravés : VENELLE DES A-VENIR.
Une rigole aménagée au milieu de la voie canalisait comme elle le pouvait un filet d’eau boueuse qui charriait de douteux grumeaux.
Passé l’angle, ils s’engagèrent dans la PROMENADE DU FOL, populeuse et large, généreusement ensoleillée. Kô vit se confirmer aussitôt sa conviction intime : les badauds portaient bien des costumes extravagants censés être médiévaux ; il y avait trop de tissu en liberté, trop de couleurs pour que tout cela soit actuel. Compte tenu de la tendance présente à n’exploiter que le gris et les nuances colorées du gris, y compris pour réaliser les tatouages claniques ou la décoration d’intérieurs prétentiards, ces robes, tuniques et braies multicolores représentaient une transgression à la limite de la provocation pure et simple.
De plus, les habitants du quartier n’éprouvaient, semblait-il, aucun scrupule à envahir l’espace, à prendre de la place – les cuisses de leurs pantalons bouffaient comme pour abriter des gigots, leurs jupes s’évasaient au point d’évoquer des abris pour nains en campagne, tout paraissait conçu pour faire du volume, repousser les voisins le plus loin possible.
Véga et Kô progressèrent d’abord lentement. Kô, qui venait en tête depuis qu’ils avaient quitté les souterrains, se dirigeait à l’oreille : le brouhaha de la foule entendue tout à l’heure se précisait à mesure qu’ils avançaient. Et la grande majorité des personnes qu’ils apercevaient se déplaçaient en sens inverse du leur et, selon toute vraisemblance, quittaient l’endroit qu’eux-mêmes cherchaient à gagner.
Les falaises qu’étaient les façades des immeubles, qui avaient autrefois lutté pour conquérir la lumière en rivalisant de hauteur, s’écartaient peu à peu, laissant le soleil s’approcher du sol.
Véga accrocha Kô par la manche.
— Dis donc…
— Quoi ?
— En quelle saison on est ?
L’Asiate s’immobilisa, réfléchit et hocha la tête d’un air surpris et désolé.
— J’en sais rien, mon vieux. J’en sais fichtrement rien.
Il se remit en marche, moins dynamique qu’avant la question trop banale de Véga.
Il médita sur le sujet, chercha autour de lui des éléments susceptibles de lui servir d’indices, mais il ne connaissait rien aux variations de la position du soleil, et les rares arbres qu’il apercevait étaient comme toujours pourvus de leur feuillage, protégés qu’ils étaient par leurs bulles pare-balles et anti-pollution. D’ailleurs, si ça se trouvait, les arbres en question sortaient d’une quelconque usine à fabriquer des arbres comme on fabriquait des animaux de compagnie – en matière plastique travaillée pour faire joli et rester tranquille.
Quant aux oiseaux… Eh bien, on ne sait jamais si les oiseaux sont vrais, n’est-ce pas ? De toute façon, il n’y connaissait rien.
Kô se demanda, l’espace d’un instant, qui était encore capable de reconnaître les saisons ailleurs que sur les vieilles cartes postales. Puis il revint à des préoccupations plus immédiates, et se hâta vers cette cohue devinée au sein de laquelle il espérait perdre Véga.
Les tours jumelles de la cathédrale ne tardèrent pas à se profiler au-dessus des bâtiments, dont la taille se réduisait progressivement. Bientôt, Kô distingua le frontispice bariolé de l’édifice, dont les bas-reliefs et les statues dans leurs niches l’appelaient avec force et insistance.
Selon certains esprits chagrins, les rouges, jaunes, verts, bleus fluo, les argents et les ors issus de bombes aérosols et quelques autres petits détails du fronton tout de même assez spectaculaires ne correspondaient à nulle vérité assurée. On avait repeint en dépit du bon sens.
N’empêche que, pour tirer l’œil, c’était méchamment efficace. Sur Kô, ces barbouillages exerçaient la même influence qu’un aimant sur de la malheureuse limaille de fer sans défense – et Véga suivait, allez savoir pourquoi.
Ils croisèrent un crieur de journaux, échalas courbé sous une énorme hotte en osier ou simili, et qui brandissait des rouleaux de mauvais papier en braillant sans discontinuer des inepties plus ou moins cryptiques, « L’IMPÉRATRICE ADA OPÉRÉE ! », « MORT DU PAPE ANDRÉ : IL AVAIT LE DIABÈTE ! », « SIGNATURE DE L’ACCORD DE GUERRE PERMANENTE : PARIS ET LONDRES ONT CONCLU HIER ! », et ainsi de suite, en un salmigondis de langues dont certaines avaient dû être inventées pour éclaircir la gorge des locuteurs.
L’affluence se dessinait, de trottoir en trottoir ; ils aperçurent quelques porteurs d’eau, une troupe de saltimbanques pourvue de l’habituel obèse velu qui tenait lieu d’ours, des commères en bandes bavardes… Un écrivain public installé sous un porche, assis sur un tonneau devant un bureau bricolé à l’aide de deux tréteaux et quelques planches, maniait une longue plume d’oiseau en tirant la langue, sous l’œil intrigué et respectueux d’un adolescent richement attifé.
Çà et là, un cheval trapu promenait sa considérable masse, chargé de ballots ou de passagers parfois installés à plusieurs sur son dos.
Plus loin, les inévitables néophytes se faisaient méticuleusement plumer au bonneteau, sous les regards moqueurs et satisfaits de ceux qui, eux, s’étaient fait plumer à ce même jeu bien des années plus tôt.
Les rues continuaient de s’élargir, le ciel bleu et doux s’imposait de plus en plus au-dessus de leurs têtes.
Ils arrivèrent enfin à la lisière du parvis de la cathédrale. La foule, la vraie, grouillait devant eux – pas trop tôt, de l’avis de Kô, qui entreprit aussitôt de chercher où perdre Véga.
Le mélange des innombrables cris et des piaulements d’instruments de musique en tous genres, du fracas d’outils assenés ou manœuvrés et des divers déplacements de piétons ou de carrioles, culminait pour donner une idée assez précise de ce qu’avait dû être le chaos primordial.
Le bouillon d’odeurs qui stagnaient dans l’air immobile constituait, lui, une véritable agression ; Kô fronça le nez et essaya de respirer le moins fort possible. L’idéal aurait été de ne plus respirer du tout, mais cela semblait une mesure quelque peu excessive…
Ils s’enfoncèrent dans la masse. De loin en loin, un colporteur fendait la populace en bousculant sans vergogne les badauds ou les marchands sédentaires.
Soit la commune accueillait peu de métèques, remarqua Kô, soit la grande majorité de ceux-ci respectait scrupuleusement les règles en vigueur sur son territoire ; en effet, on voyait fort peu de costumes modernes ou de bric-à-brac électronique portable – bipeurs, Ânons, prothèses visu ou tacto, relais com… Presque personne n’arborait de petite antenne noire à l’oreille. Kô n’en aperçut que deux, façon bijoux, qui se fondaient à merveille dans le paysage.
Les frusques de Véga se remarquaient, en fin de compte, et le petit flic s’en aperçut, rougit comme s’il avait été pris en faute. Il se recroquevilla, essaya très fort de rapetisser, de s’effacer derrière Kô et sa tenue passe-partout.
La multiplication des échoppes adossées à tout et n’importe quoi, des étals supportant poissons, viandes, colifichets, étoffes ou ustensiles, des emplacements réservés aux cracheurs de feu ou aux statues vivantes, des estrades pour saltimbanques ou bonimenteurs et des espaces occupés par les divers montreurs transformait la place en labyrinthe à ciel ouvert, en dédale étourdi de couleurs, de sonorités et de mouvements.
Ici, le bûcheron du conte n’aurait pas eu besoin d’une forêt pour aller égarer ses enfants… Cela faisait tout à fait l’affaire de Kô.
Devant la roulotte bigarrée d’une certaine MISS IRMA, VOYANCE & DISCRÉTION, un jeune homme blond à l’allure angélique le bouscula sans s’excuser. Il ne s’aperçut pas qu’il lui glissait quelque chose dans la poche.
Il contourna une jeune danseuse qui tournoyait, robes virevoltantes, sous l’œil impassible d’une chevrette blanche assise à proximité, et tendit l’oreille, tâchant de s’y reconnaître dans le tohu-bohu des clameurs.
— Oublies ! Achetez mes oublies ! Plaisirs ! Achetez mes plaisirs ! Oublies ! Plaisirs ! À la régalade !
Kô fut tenté. Il se dirigea vers l’origine probable du cri, talonné par un Véga déjà passablement désorienté.
À l’oreille, Kô ne distinguait pas l’oubli qu’il recherchait pour son compagnon de l’oublie, sa femelle hétérogène, vantée par le camelot.
Il se retrouva face à un menu comptoir tenu par un très jeune homme brun qui s’égosillait.
— Oublies ! Plaisirs !
— Combien ?
Le garçon s’interrompit et dévisagea Kô avec stupeur. On aurait dit qu’il n’avait jamais vraiment cru à l’existence de clients potentiels, et qu’il n’exaltait ses marchandises que pour le principe, en désespoir de cause.
— Vous… Vous avez de l’argent d’ici ?
À son tour, Kô resta interloqué. Il palpa machinalement ses poches vides. Ici, on ne troquait pas ; il se rappela l’existence de la monnaie éphémère en usage dans l’Alloux.
— Moi, fit Véga d’une voix timide. Peut-être que moi j’en ai un peu.
Il exhiba deux billets fripés marqués SIX HEURES – 10 U, qu’il sortait d’on ne savait où.
— J’avais prévu de venir, bredouilla-t-il comme pour s’excuser. Ils doivent être valables encore une heure ou deux.
Soudain plus sûr de lui, le jouvenceau lui adressa un grand sourire.
— C’est cinq unités la main, déclara-t-il. La main d’oublies. Les plaisirs sont un peu plus chers : sept la main. Mais tout est frais de ce matin, et garanti pur beurre de lama de plein air.
Véga interrogea Kô du regard. Celui-ci hocha la tête ; il ne voyait pas du tout où l’on pouvait trouver des lamas – ou du grand air, d’ailleurs – dans le fouillis de la mégapole, mais mieux valait arrondir les angles.
Le petit marchand, toutefois, retrouva vite les réflexes de sa profession.
— Une heure, vous dites ? Ça m’laisse pas beaucoup d’temps pour ach’ter quèqu’chose…
— Mais…
Véga, mal à l’aise devant le marchandage qui s’annonçait, chercha ses mots. L’autre poussa son avantage :
— Vous comprenez, moi, dans deux heures, j’aurai plus que d’la poussière dans l’port’-monnaie, alors qu’vous, vous aurez l’estomac plein… Et c’est qu’elles sont bonnes, mes pâtisseries ! V’z’en trouv’rez pas souvent des comme ça !
— Tout de même…
— Allez, mettons que j’vous fasse la main d’oublies plus la main d’plaisirs pour dix, et on n’en parle plus. D’toute façon, si vous partez à la baguenaude, vos sous, ça vaudra plus rien. C’est pas mieux d’me les donner et d’vous régaler, m’sieur ? Tiens, j’vous mets quat’ mains de c’que vous voudrez pour vos vingt unités… Qu’est-ce que vous dites de ça ?
Hésitant, Véga se retourna vers Kô.
Et découvrit que l’autre l’avait planté là.