La « nuit » avait été de courte durée. Enhardie par l’exhibition de son ∞ rutilant, Lia s’était plus imposée qu’abandonnée à Arec, et s’était révélée plus compétente que réellement inspirée. Bien sûr, ça tenait chaud et ça changeait les idées, mais Arec n’oubliait pas une seconde que le temps pressait, et cette idée fixe entamait quelque peu sa décontraction. Cela ne favorisait guère les élans érotiques.
Au réveil, il pensa à Vesper, abandonné dans son placard. Il ne savait toujours pas ce qu’était une chicherie. Mais il devait reconnaître qu’après avoir relâché la pression et pris quelques heures de repos, le chiroptère babillard lui paraissait maintenant plutôt sympathique ; il en vint même à éprouver une certaine compassion en l’imaginant tout seul dans son placard. Il avait terrorisé inutilement cette pauvre bête, bien que l’imaginer contaminée par les autres n’était pas si stupide ou paranoïaque que ça…
Il s’était extirpé tant bien que mal du nid chaotique confectionné près de la bibliothèque fantôme, puis avait commencé une chasse aux vêtements rendue difficile par l’intrication de tous les éléments en tissu sur lesquels Lia avait mis la main, la veille. La seule pièce aisément repérable était l’arlequinade souple du costume de Lia, qui lui servait d’oreiller.
Habillé à la diable, il regarda quelques instants le visage détendu de la jeune femme encore endormie, puis se dirigea vers le placard.
Un pressentiment l’envahit au dernier moment, alors qu’il s’apprêtait à ouvrir la porte. Une vague crainte. Il allait se passer quelque chose.
Sa main resta en suspens, puis il se décida à écarter le battant.
Dans le réduit, un grand type roux complètement nu était suspendu par les pieds à la tringle. Ses yeux très clairs ne cillèrent pas devant l’irruption de la lumière, et il dévisagea Arec, d’en bas, à l’envers, sans manifester la moindre surprise. Plus discrets, les petits yeux rouges de Vesper signalaient la position de celui-ci, perché la tête en bas, accroché à l’un des orteils apparemment préhensiles du longiligne jeune homme.
Arec ne fit ni une ni deux ; il se précipita vers sa couche, dénicha son manteau qu’il farfouilla nerveusement et revint en pointant son arme droit sur l’armoire.
— Vous n’allez tout de même pas remettre ça ? s’indigna Vesper. Je croyais que vous aviez enfin compris que je n’étais qu’une simple chicherie…
Arec acquiesça.
— Je te crois. Mais je ne suis vraiment pas sûr que ce soit le cas du grand escogriffe qui pendouille à tes côtés.
— Du… grand… escogriffe ?
Vesper tourna lentement la tête et se mit à hurler. Puis ses griffes lâchèrent prise et il se laissa tomber sur le plancher métallique qu’aucune couverture ne protégeait.
Chtonk !
Il se carapata en claudiquant vers Arec pour se réfugier tout tremblant entre ses jambes.
— C’est quoi ça ?
— J’aimerais bien le savoir.
— Bonjour. Je m’appelle Ismaël, dit l’homme, et…
— Avant de poursuivre votre… interrogatoire…
Arec avait hésité sur le terme mais son statut de fonctionnaire de la PSI était toujours bien ancré en lui. Il tenait en joue un individu au comportement suspect et la situation se devait d’être clarifiée selon les règles et sans la moindre prise de risque.
— … vous ne pourriez pas vous mettre dans une posture… disons… plus normale ? conclut-il.
Il n’osa pas expliquer plus avant, préciser que ce vis-à-vis tête-bêche l’obligeait à contempler l’appareil génital de son interlocuteur en lieu et place de son visage, et que, si peu pudibond qu’il fût, il se sentait plutôt gêné par cet état de fait.
— Naturellement, fit l’autre.
Il décroisa les bras, se laissa choir et se reçut sur les mains en un mouvement qui ne manquait pas d’élégance, effectua une rapide pirouette et se retrouva debout, hors du placard. Il fit mine de s’avancer en tendant la main en un geste qui se voulait amical, mais Arec l’arrêta d’une légère oscillation de son arme.
L’autre était grand, au point qu’il dominait Arec d’à peine moins d’une tête. Il dégageait une impression de décontraction puissante, comme s’il n’avait aucun souci à se faire, pour quelque raison que ce fût.
Il avait la peau très pâle, légèrement pointillée des tavelures coutumières aux roux, et sa musculature semblait indiquer la pratique d’exercices physiques réguliers.
Vu ainsi à l’endroit, il paraissait évidemment plus significatif, mais aussi plus dérangeant, parce que beaucoup plus présent.
— Par où êtes-vous entré ? demanda Arec.
— On a ses petits secrets, éluda Ismaël. Je n’ai pas voulu vous déranger.
D’un geste rapide du menton, il désigna la forme recroquevillée de Lia.
— Il vaudrait peut-être mieux que je me mette quelque chose sur le dos, dit-il en souriant.
— Oh, il est difficile de la choquer, alors on verra ça plus tard. Vous ne m’avez pas répondu.
— C’est pourtant simple. Vous étiez occupés et je ne voulais pas interrompre vos ébats.
Arec se sentit gêné et ne s’appesantit pas sur le sujet.
— Vous dormez souvent suspendu à une barre par les pieds ?
— Non, c’est ton ami, Vesper, qui m’en a donné l’idée. Et ce n’est pas si mal. La tête est bien irriguée et les rêves sont colorés…
Encore un cas, se dit Arec… Décidément, il devait dégager un truc, genre phéromones à attirer les dingues.
— Et qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je veille sur toi, mon chéri.
— Je n’ai pas besoin de vous.
— Aide et protection. Demande, je fournis.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’ai sollicité ni aide, ni protection.
— Toi non, mais ton ami Kô, oui.
Arec secoua la tête comme pour chasser le sentiment d’irréalité qui s’emparait de lui.
— Tu… Vous connaissez Kô ?
— Bien sûr. Nous avons fait nos classes ensemble.
— Quelles classes ?
— Toutes. De la maternelle au concours d’entrée à la PSI.
Arec tendit brusquement son bras et la pression de son index sur la gâchette du Dodge 54 se fit plus insistante.
— Alors comme ça, vous faites partie de la maison ?
Ismaël sourit.
— Non. J’ai raté le concours.
— Je ne vous crois pas. Vous êtes là pour m’espionner ou pire encore, me…
— … tuer ? le coupa Ismaël.
— C’est une possibilité que je ne peux décemment pas écarter.
— Si je l’avais voulu j’aurais pu te trancher la gorge pendant ton sommeil sans même que tu t’en rendes compte, et si j’étais là pour t’espionner je t’aurais probablement abordé d’une manière plus conventionnelle. Mais parle moins fort, tu vas réveiller Lia.
— Peu importe, dit-il. Il faudra bien qu’elle se réveille, tôt ou tard. Nous n’avons pas le temps de nous permettre des grasses matinées.
— Très juste. Mais je suis venu pour ça, entre autres. Pour vous faire gagner du temps.
— Comment ça ? demanda Arec, intéressé malgré lui.
— Je connais bien les itinéraires, répondit Ismaël. D’ici peu, il sera conseillé de poursuivre en surface. Les réseaux souterrains sont moins développés, un peu plus loin.
Arec savait cela, mais ces paroles sensées se frayèrent un chemin vers sa conscience, et il commença à se calmer. La question de l’itinéraire à suivre allait bientôt se poser, en effet, et quelques conseils ne seraient pas de trop. Mais un petit détail le chagrinait encore…
— Comment savez-vous que Lia s’appelle Lia ? Je ne la connaissais même pas avant de quitter le bunker !
— Tu as crié son nom plusieurs fois pendant que…
— Bon, OK, n’en parlons plus. Mais pourquoi avez-vous accepté de m’aider ?
— J’avais une dette envers Kô. C’était pour moi un moyen de la rembourser.
— Une dette ? Quelle dette ?
— Ce serait trop long à t’expliquer et je n’en ai pas tellement envie. Et puis Kô n’apprécierait sûrement pas.
Arec jaugea son interlocuteur un instant. Il paraissait sincère. Légèrement dingue mais sincère. Il n’avait pas l’air d’être contaminé par les autres – Vesper l’aurait certainement senti – ou à la solde de la Girouette. Arec baissa son arme.
Ismaël sourit, puis recula de quelques pas. Son regard explora la pièce.
Arec avait la certitude que ce regard ne cherchait rien, en fait, et que l’autre connaissait parfaitement les lieux, savait ce qu’ils contenaient.
Les yeux fixés malgré lui sur l’anatomie de l’homme, il ne put s’empêcher de poser une question idiote :
— Vous n’avez pas froid ?
Ismaël esquissa un sourire indulgent.
— Jamais quand je travaille, dit-il. Et je travaille tout le temps. Mais ne t’inquiète pas, mon chéri, je t’ai dit que j’allais me couvrir. Dès que j’aurai mis la main sur un truc utilisable. C’est moins pour toi que pour ceux de là-haut ; on se ferait remarquer, je crois, même si plus grand-chose n’étonne qui que ce soit, de nos jours. Bon, maintenant, tu devrais peut-être aller réveiller ta princesse. On va se mettre en route…
Tous deux franchirent les quelques mètres qui les séparaient de la couche improvisée de Lia. Vesper les suivit tant bien que mal.
La première secousse, modérée, que lui infligea Arec ne la réveilla pas tout à fait. Elle poussa un grognement et se tourna de l’autre côté.
À la deuxième secousse, elle bascula de nouveau vers eux et entrouvrit les yeux.
— Qui c’est, celui-là ? demanda-t-elle en découvrant Ismaël planté près d’elle. Il ressemble à un ange.
— C’est une énigme, répondit Arec. Il est arrivé ici comme par enchantement. Mais il dit connaître Kô et vouloir m’aider. Un ange, dis-tu ? Pas impossible…
— Mouais. Il est plutôt beau gosse.
Ismaël remercia d’un hochement de tête, souriant. Arec aurait juré qu’il avait rosi de plaisir.
Lia rejeta une partie des lainages qui la recouvraient et commença à se redresser. La vue de ses petits seins fermes et pointus rappela à Arec tout un éventail de proches souvenirs tactiles et olfactifs qui, l’espace d’une seconde, lui donnèrent très envie de se recoucher.
— Il s’appelle Ismaël, poursuivit Arec. Je crois qu’il a l’intention de nous accompagner.
— C’est exact, appuya celui que Lia avait d’instinct qualifié d’ange.
— Ah bon, fit Lia. Tant mieux. Plus on est de fous…
Arec se demanda s’il existait un moyen de surprendre cette fille, ne fût-ce qu’une seule fois.
Elle acheva de sortir du nid, récupéra ses vêtements épars et entreprit de renfiler posément son costume d’arlequin, indifférente à l’examen des deux hommes.
Toutefois, Ismaël ne s’attarda pas à la contemplation du spectacle. Il s’empara d’une couverture grise dont l’extrémité dépassait du tas de tissus, déplia puis replia le linge encore tiède pour se confectionner une toge approximative. Un nœud sur l’épaule droite, un autre sur la hanche gauche, et le tour fut joué.
— Maintenant, je suis présentable, déclara-t-il.
— Moi aussi ! lança Lia, qui avait fini de s’habiller et passait ses chaussons.
— Et moi, je fais quoi ? demanda Vesper que tout le monde avait oublié. Vous n’allez pas me laisser tomber comme une vulgaire…
— … chicherie ? On ne sait toujours pas ce que c’est.
— Vous me faites marcher ?
Arec et Lia secouèrent la tête.
— Normal, dit Ismaël. Peu de gens connaissaient les projets secrets de la ferme aux chimères.
— Pourquoi vous en parlez au passé ? s’étonna Arec.
— Les labos ont brûlé.
— On les a incendiés, rectifia Vesper, mais l’un des connectés avait intercepté l’ordre sur le réseau. Les cobayes se sont organisés. Lorsque l’incendie s’est déclaré, aucun d’eux n’a paniqué et la plupart en ont profité pour fuir.
— Comme toi, dit Ismaël.
— Comment sais-tu tout ça ? ! crachota Vesper.
Ismaël afficha son sourire angélique.
— J’ai travaillé à la ferme.
Vesper s’agrippa au pantalon d’Arec et essaya de grimper le long de sa jambe.
— Eh ! tu me fais mal avec tes griffes !
L’animal était terrorisé. Ses yeux rouges imploraient l’inspecteur qui le prit dans ses bras et le posa sur son épaule.
Ismaël se mit à rire.
— Je te fais si peur que ça, mon p’tit chou ?
— Vous êtes là pour moi, n’est-ce pas ?
Le sourire d’Ismaël s’élargit.
— Si j’étais venu pour te tuer ou te capturer, je ne serais plus là depuis belle lurette et Arec et Lia n’auraient même pas eu vent de ma visite. Alors vous savez quoi ? On arrête de gamberger et on se met en route.
— Depuis quand c’est vous qui décidez ?
Nouveau sourire angélique.
— La Tête a levé une armée pour te capturer, Arec. Alors mieux vaudrait que tu trouves assez rapidement un endroit retiré pour te faire oublier…
— Une armée ? Wouahou ! Mais tu es l’ennemi public numéro un ! s’émerveilla Lia. Tu m’avais caché ça.
Elle s’approcha d’Arec, lui prit les mains et le regarda droit dans les yeux.
— Je suis ta Marianne et tu es mon Robin.
— Vous êtes tous fêlés…
Arec retira vivement ses mains.
— Toi qui sais tout, Ismaël… Pourquoi m’en veulent-ils à ce point ?
— Parce que tu as mis un doigt dans l’engrenage. Et pas n’importe quel doigt.
— Ni n’importe quel engrenage, ajouta Lia en pouffant de rire.
Arec s’emporta en faisant de grands gestes.
Vesper avait du mal à s’agripper à son épaule tout en essayant de ne pas le griffer.
— Ma vie est en jeu. Je n’ai pas envie de plaisanter.
— Bien dit, insista Vesper qui en avait marre d’être secoué.
— Toi, on ne t’a rien demandé. Alors ferme-la ou retourne dans ton placard ! s’agaça Lia, qui commençait à être jalouse de la chicherie.
Un ange au groin de porc passa.
— Dis-moi Arec, tu ne ferais pas partie des Chevaliers du Nombre d’Or, par hasard ?
— Qu’est-ce que vous racontez ? Je ne sais même pas de quoi vous parlez…
— Une société secrète dont les membres sont farouchement opposés au régime et adeptes de la technique du grain de sable.
— C’est-à-dire ?
— Miner La Tête de l’intérieur… Dérégler la mécanique huilée de la Girouette de façon quasi imperceptible… Saboter le système en place avec pour seul slogan « Patience, intransigeance et efficacité ».
— On ne sait donc pas quel est leur mode d’action ?
— Non. Et eux non plus. Ils ne se connaissent pas entre eux, et certains ne savent même pas qu’ils font partie d’une société secrète.
— Génial, fit Lia.
— Ridicule, dit Arec.
— J’ai faim, conclut Vesper.