L’air était plus frais, signe qu’ils s’éloignaient des centres vitaux du bunker et s’enfonçaient dans ses douteuses banlieues.
Leurs pas, dans ces couloirs, ne dérangeaient pas les habituelles vermines qu’abritaient les entrailles de toutes les grandes agglomérations de la planète ; peut-être une légion d’axolotls amis des bêtes avaient-ils apprivoisé rats et cafards, araignées et chimères de toutes sortes, et ainsi débarrassé les tunnels de leurs parasites.
Même le gris-bleu habituel aux enduits se faisait ici plus discret, s’effaçait par endroits pour céder la place à la brique ou la pierre nues. Heureuse modestie, qui rendait l’exil moins morose, plus proche de la nature brute des choses.
La marche réchauffait Arec, qui s’étonnait de voir son ange autoproclamé évoluer parfaitement à l’aise alors qu’il n’avait à peu près rien sur le dos.
Vesper voyageait la plupart du temps dans la poche DO-DO du manteau, faisant ainsi contrepoids au Dodge 54. Lorsqu’il voulait discuter ou tout simplement prendre connaissance du paysage, il grimpait sur l’épaule de son hôte.
— Sans vouloir être trop indiscret, on va où comme ça ?
— On s’éloigne le plus rapidement possible du bunker.
— OK pour le principe, mais ça ne me renseigne absolument pas sur notre destination.
— En quoi ça t’intéresse ?
— Pratique de répondre à une question par une autre question. Ça permet de ne rien dire.
— Dis-moi, tu as toujours été chiant comme ça, ou c’est juste avec moi ?
— Si j’étais sympa, je dirais avec toi, mais comme on harcèle en général ceux que l’on aime, disons plutôt que j’ai toujours été comme ça.
Arec ne put s’empêcher de sourire et caressa machinalement la tête de la chicherie.
— Quand tu traînes sur mon épaule, tu me rappelles… Boris.
— Une chauve-souris ?
— Non. Un rat. Il ne te ressemblait pas du tout : il ne parlait pas, n’avait pas une bedaine et un nez de porc et encore moins de membranes ailées, bref, il n’avait rien d’une chimère, mais il ne me quittait jamais et se lovait souvent contre mon cou, comme toi en ce moment…
— Tu l’emmenais en mission ?
— Non… C’était bien avant que je sois engagé par la PSI. Je devais avoir une vingtaine d’années.
— Pourquoi t’es-tu engagé ? Tu n’as pas le profil d’un agent de l’État et encore moins d’un effaceur.
— Comment une chauve-souris, aussi mutante soit-elle, peut-elle connaître le profil idéal d’un agent de la PSI, d’un effaceur ou d’un quelconque fonctionnaire ?
— Je suis né dans un laboratoire. La ferme aux chimères était peuplée de fonctionnaires… Tu ne ressembles à aucun d’entre eux…
— Et qu’aurais-je donc de spécial ou de différent ?
— Tu es un Chevalier du Nombre d’Or.
— Ah ! ah ! elle est bien bonne.
— Méfie-toi d’Ismaël.
— Pourquoi tu me dis ça, tout d’un coup ?
— Parce qu’il est loin devant avec Lia et qu’il n’entend pas ce qu’on raconte.
— Tu as une dent contre lui parce qu’il a travaillé à la ferme aux chimères, voilà tout…
— Non.
— Quoi, non ?
— C’est justement là qu’est le problème. Je n’ai trouvé aucune trace de lui dans l’organigramme du labo depuis sa création.
— Il y a peut-être travaillé en free-lance.
— Admettons. Mais il est censé avoir fait ses classes avec Kô. Et là idem, aucune trace.
— Ismaël est peut-être un transsexuel. Tu cherches un garçon et il faudrait chercher une fille.
— Tout est possible…
— Attends… Une chose m’échappe. Tes infos, tu les sors d’où ?
— Je suis connecté, Arec.
— Et alors ?
— Je peux me balader sur le réseau. Je suis dix fois plus efficace qu’un Âne. Et doué pour le piratage… Et si je ne trouve rien, c’est qu’il n’y a rien à trouver.
— Tu veux que je te dise : je me méfie de tout le monde.
— Même de moi ?
— Surtout de toi.
Vesper ne répondit pas. Il se laissa glisser le long du manteau d’Arec, comme un alpiniste en rappel sur la paroi d’un glacier, puis disparut dans la poche DO-DO.
Arec haussa les épaules et rejoignit les autres.
Ismaël se retourna et le regarda, l’air amusé.
— Tu veux qu’on monte, chéri ? On peut regagner la surface, maintenant. Tu ne risques pas grand-chose de plus qu’ici, là-haut. Et ça m’arrangerait, tu vois, je serais plus à l’aise pour déplier mes ailes. Ça ne déplairait pas non plus à ton petit protégé, j’en suis sûr.
Lia jeta un coup d’œil moqueur à Arec. Un peu vexé, un peu gêné, celui-ci ne répondit pas tout de suite, mais il finit par saisir la perche que l’ange lui tendait.
— D’accord, d’accord, grommela-t-il. Si vous connaissez un chemin…
— Il n’y a qu’à demander ! Suivez-moi.
Lia s’approcha d’Arec, posa ses lèvres sur les siennes et l’embrassa tendrement. Leurs langues s’emmêlèrent. Puis Lia lui mordilla l’oreille.
Ismaël se racla la gorge.
— Vous voulez monter ou planter le camp ?
Lia poussa un cri de surprise.
— Que se passe-t-il ? s’étonna Arec.
— Tu as une marque bizarre derrière l’oreille, deux petites entailles, comme si tu avais été mordu par un animal. Une araignée, peut-être. Enfin… une grosse araignée.
— Ou un vampire, suggéra Ismaël en souriant.
— Un vampire ? !
— Oui, un vampire, mais pas celui qui sort de son cercueil, raide comme un cierge, avec effet de cape, non… Une espèce beaucoup plus petite et plus discrète, avec des incisives en forme de gouges, tranchantes comme un rasoir, et qui s’attaque de préférence aux dormeurs. La blessure est indolore. Il peut ainsi boire tout son saoul de sang avant de regagner sa tanière, ni vu ni connu…
Arec sentit quelque chose bouger dans la poche droite de son manteau, puis grimper le long de son flanc.
— Vesper !
Il lança la main et saisit l’ignoble chiroptère avant que ce dernier soit suffisamment haut pour pouvoir s’envoler.
— Alors ? Qu’est-ce que tu as à répondre à ça ?
La chauve-souris porcine affichait un air penaud et terrorisé à la fois.
— Ça a été plus fort que moi, Arec… Désolé… C’est dans ma nature…
— Quand tu disais avoir faim, je pensais que tu allais te rassasier avec une poignée d’insectes et pas…
— Dans mon cocktail génomique, il y a un peu de Desmodus draculae, récupéré sur un spécimen fossile trouvé dans une caverne de la vallée Ribeira, dans l’État de São Paulo, et…
— Je me fous de savoir quelle est la partie de ton génome qui t’a poussé à me sucer le sang… Et tu as fait ça en douce en plus ! hurla Arec, hors de lui.
— J’ai cherché des insectes et je n’en ai pas trouvé… Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi ils ont tous disparu…
— Je me fous que tu n’en…
Arec s’arrêta net de vitupérer.
— Attends, tu viens bien de dire que tu n’as trouvé aucun insecte ?
— Rien. Nada. Que dalle…
— D’accord… Je comprends mieux cet étonnant silence…
Il regarda Lia, qui n’avait pas compris du tout, puis Ismaël qui avait tout pigé, comme d’habitude.
— Les autres sont dans le coin.
— Ou bien parmi nous, précisa Arec.