Chose tout à fait exceptionnelle, le nouvelliste T’Ai-Ki se trouvait physiquement dans les locaux de l’agence qui l’employait.
Sa présence n’apportait rien, ni à lui ni à ses patrons. Elle constituait même une anomalie presque gênante. Il passait simplement dans le quartier et ça l’avait pris subitement. Le gardien électronique avait contrôlé son empreinte iridienne, il avait gravi les deux volées de marbre jusqu’au siège d’Info 24/24, et voilà.
T’Ai-Ki s’amusait à faire pivoter son fauteuil au centre du réduit saturé de terminaux allumés, qui affichaient tous la même bobine détestable – celle du khan – comme d’habitude.
Contrairement à une idée reçue qui avait la vie dure, les nouvellistes ne croulaient pas sous une avalanche d’infos présentées sans ordre d’importance ou de pertinence. D’habitude, ils devaient plutôt chercher celles-ci, ruser, contourner le flux encombrant de la logorrhée officielle.
De ce point de vue, ce qui s’était passé sur l’un des Ânes personnels de T’Ai-Ki était à la fois exceptionnel et significatif. La machine s’était mise à ressembler à sa caricature populaire : elle mélangeait allégrement des myriades de messages plus ou moins complets, plus ou moins fantaisistes ou ésotériques, avec une prédilection pour les typos fantasques dignes des anciens tagueurs.
C’était à n’y rien comprendre.
T’Ai-Ki était resté figé devant son écran devenu fou pendant des heures, essayant de faire son métier en récupérant quelque chose d’utile dans ce fatras.
À strictement parler, il avait échoué. Rien à tirer de tout ça, rien à sauver.
Néanmoins, en y réfléchissant bien, il y avait au moins un enseignement à tirer de ses observations. Il n’était pas resté absolument passif, et avait effectué quelques recherches. Appelé quelques personnes, collègues ou autres. Et son Âne n’était pas l’unique victime du charabia. En majorité, les individus contactés croyaient à une panne. Une panne insolite, certes, et pénible, mais une bête panne, qu’on ferait réparer sous peu.
T’Ai-Ki était de moins en moins porté à accréditer cette hypothèse.
Les pannes n’étaient pas contagieuses, sauf en cas de panne d’un quelconque lieu central du réseau lui-même. Or, si le réseau s’appelait réseau, c’était parce qu’il ne possédait pas de lieu central. Par définition. Malgré La Tête et tout ça.
Ergo, il s’agissait d’autre chose.
Un virus ?
T’Ai-Ki avait rarement vu de virus prolifique. En général, les virus uniformisaient, ils ne diversifiaient pas. Ils tuaient au lieu de rendre fertile. Tout ce qu’ils produisaient, c’était l’équivalent métaphorique des métastases – des cellules malades qui se dupliquaient jusqu’à la mort de l’organisme atteint.
Là, au lieu de devoir contourner par la ruse l’écueil majeur qu’était le Surmoi collectif incarné par l’ex-führer, ex-maire, ex-gros père des peuples, etc., on tombait tout de go dans le Ça bouillonnant et brouillon, fastueux et fantasque. Le boulot qui consistait à tromper la censure pour arriver aux données brutes était prémâché, déjà expédié. Et même les plus minuscules fragments de nouvelles surgissaient traduits, après épluchage par les fourmis linguistiques, les mêmes qui évacuaient tout ce qui relevait d’idiomes trop locaux ou trop complexes, voire imaginaires.
Mais pourquoi ? Comment ?
Puis, outre la forme sous laquelle les messages arrivaient, T’Ai-Ki avait d’autres motifs d’inquiétude. Le contenu. À part une certaine Isis manifestement ravagée du bulbe qui squattait pas mal de lignes, les dépêches différaient d’un Âne à l’autre, même quand elles portaient sur un même événement. En dialoguant avec ses petits camarades en ligne, le nouvelliste s’était aperçu qu’il ne s’agissait pas seulement de divergences de points de vue, qui auraient été compréhensibles, mais d’erreurs manifestes : un même accident de sous-marin dans les Alpes ne pouvait pas avoir fait à la fois zéro victime, deux morts, quatorze décès et demi… Pour ce même accident, une dépêche parlait même de deux milliards de disparus. Bon, admettons, un très grand sous-marin, alors. Dans les Alpes. Avec plein d’accidents différents – un accident par agence d’info. Des gens extrêmement serviables ! Amusant, non ?
Mais T’Ai-Ki ne riait pas. Il bouillait.
Le réseau cherchait à dire quelque chose. Ou plutôt, puisque le réseau n’était pas une personne ou un sujet, quelque chose cherchait à se dire via le réseau.
Et ce qui mettait T’Ai-Ki hors de lui, c’est qu’il se considérait comme un être perspicace, à qui son intuition valait depuis toujours d’être classé parmi les meilleurs de sa profession – pensait-il. À ce titre, il aurait dû piger tout de suite, être traversé par une fulgurante compréhension. Et au lieu de ça, ça lui restait sur le bout de la langue, ça rôdait à la périphérie de sa conscience, ça refusait de se montrer dans toute sa splendeur.
Il savait qu’il savait.
Accouche ! Mais accouche donc !
Comme au matin quand on veut retrouver un rêve qui vient de finir, se dit-il. C’est là, et c’est pas là.
Il prit soudain son élan et, à toute vitesse, fit tournoyer sur lui-même son fauteuil pivotant ; c’était un geste de gosse, qui avait le mérite de lui nettoyer la tête, d’effacer toutes ces questions gigognes qui lui monopolisaient la cervelle.
« Yip-peee ! »
Les écrans virevoltèrent autour de lui comme si c’était eux qui dansaient pour affoler un T’Ai-Ki immobile. Le fauteuil effectua une demi-douzaine de tours rapides avant de décélérer peu à peu ; il s’immobilisa dos aux Ânes, face à une antique chromo oubliée au mur par un quelconque collègue, et qui représentait une Vierge à l’enfant classique jusqu’au bout de l’auréole.
T’Ai-Ki fredonnait une vieille scie :
C’était un ange, un papillon,
Elle qui disait pas toujours non.
Elle se prenait pour un avion
Qu’aurait sniffé des champignons.
La rengaine était subtilement baptisée Une avion, et le souvenir de ce titre bancal procura soudain à T’Ai-Ki l’illumination attendue. Son subconscient avait bien bossé. D’un seul coup, il se remémora plusieurs dépêches qui, entières ou tronquées, crédibles ou délirantes, se rapportaient toutes à des problèmes de genre, soit de manière explicite, soit en comportant des fautes d’orthographe que ne suffisait pas à expliquer une simple défaillance du système traducteur.
Il fit de nouveau tourner son siège pour revenir face aux écrans.
Ça crevait les yeux, pourtant. Il y en avait trop. Juste trop. Des problèmes de couple, des identités sexuelles variées, variables, contestées, problématiques… C’était monnaie courante, mais pas plus que les divorces entre maître et chien, chien et chat, robot et ornithorynque. D’habitude. On voyait de tout, d’habitude.
Alors que là, ces histoires masculin/féminin, ça tendait à devenir envahissant. Et poussé jusqu’à l’absurde. Jusqu’à une commune-nation tout entière qui revendiquait le droit à la parthénogenèse ! On avait beau se dire qu’il s’agissait sans doute d’une toute petite commune de pas grand-chose, ça ne changeait rien au fond de l’histoire.
T’Ai-Ki avait fait sa petite enquête à propos des autres, interrogé ici et là, poussé ses investigations jusqu’au niveau des rumeurs les plus folles. Le réseau permettait cela.
Il savait, par exemple, que l’origine de la contamination était un accident technologique dans la Vallée de la Silicone, lieu mythique où se rassemblaient, vivaient et exerçaient les chirurgiens esthétiques les plus habiles de la planète.
Dans cette commune très particulière affluaient toutes sortes de membres provisoires, clients attirés par les talents hautement appréciés dans le monde entier des praticiens réunis là. Ceux-ci n’utilisaient plus guère la silicone, rendue inutile depuis belle lurette par les techniques dites « paracarcinomiques » qui consistaient à provoquer in situ la reproduction de certaines cellules du patient par déclenchement de cancers locaux, mais le surnom de la Vallée avait subsisté au mépris de toute réalité. Les adeptes de la morphochirurgie se préoccupaient surtout des apparences, et estimaient sans doute que « Vallée de la Silicone » sonnait mieux que « Cancerland » ou « Cuvette des Tumeurs »…
Toujours était-il que, selon les sources de T’Ai-Ki, quelque chose avait méchamment mal tourné. Au lieu de cultiver des molécules ou des cellules à intérêt purement plastique, les apprentis sorciers s’étaient retrouvés à élever des puces sauvages – les tristement peu célèbres autres – qui s’en étaient allées, hop hop, colporter n’importe où et n’importe comment les informations non contrôlées dont elles étaient porteuses.
Hélas pour les farouches partisans de l’ordre, tout ce qui était à base de silicium avait déjà pris une place si importante dans toutes les structures sociales, y compris les plus fines, qu’il était devenu impossible d’en faire l’économie. Faute d’éradiquer la maladie, on ne pouvait qu’éliminer les symptômes. Des gens comme le stathouder Arec et ses subordonnés étaient là pour ça. Pour supprimer les autres, le plus discrètement possible puisque les populations en ignoraient jusqu’à l’existence.
Le travail des exterminateurs occultes était d’autant plus délicat que la contamination pouvait revêtir les formes les plus diverses, et que ses manifestations restaient parfois longtemps bénignes, en apparence simples excentricités tolérables. Même les délires les plus vifs qu’elle provoquait chez les individus atteints restaient difficiles à identifier. Les autres ratissaient large, n’étaient regardants ni sur les « messages » qu’ils propageaient, ni sur l’identité de ceux à qui ils les communiquaient. D’ailleurs, les autres n’étaient personne, ils n’avaient pas d’identité, pas de jugeote, pas de faculté d’initiative. On ne pouvait pas les blâmer, il fallait se contenter de les éliminer.
T’Ai-Ki s’étonnait donc que l’on ait établi comme un lien de parenté entre ces autres et les récents phénomènes. Ces derniers étaient trop particuliers, trop caractérisés. Trop… sexués. À moins que les autres n’aient muté (ce qui arrivait à des parasites fort respectables) et ne se soient soudain spécialisés, on ne faisait ce rapprochement qu’au prix d’un sérieux passage sur le lit de Procuste.
Le jeune homme considéra longuement le yucca artificiel qu’un décorateur amateur avait lâchement mis au piquet dans un coin de la petite pièce. Le spectacle du faux végétal avait pour l’instant un côté réconfortant. Comme T’Ai-Ki lui-même, et par essence, la plante n’était nulle part à sa place. Comme T’Ai-Ki encore, elle ne faisait aucun bruit. Et toujours comme T’Ai-Ki, elle paraissait capable de patienter pendant l’éternité des siècles.
Un jour, peut-être, songea le nouvelliste, ce yucca et moi accèderons à la vie et à l’intelligence…
Il s’efforça de décompresser, de se laisser pénétrer par ce qu’affichaient désormais les Ânes, tous les Ânes présents, y compris ceux qui fonctionnaient à la périphérie de son champ de vision.
Il n’avait pas besoin de lire. L’information pénétrerait, avec ou sans l’agrément de sa conscience. Ça fonctionnait comme ça tout le temps, non ? Les ondes télé, radio, radar, UHF, VHF, IR, UV, téléphone et télévidéo, les émissions par satellite, les autres, la radioactivité des pierres, du soleil, peut-être même des arbres, les courants mentaux, la sympathie des rêves – l’univers fonctionnait comme ça. Le cerveau humain n’était qu’un émetteur-récepteur vorace qui travaillait en permanence, quoi qu’en pensât la majorité, pour qui le sommeil n’était aussi rien de plus qu’une petite mort, périodique, stérile, mais obligatoire. Un mal nécessaire, en quelque sorte, et peut-être même pas réellement nécessaire.
Un détail le tracassait un peu, cependant. Un détail dont il avait du mal à faire abstraction pour atteindre le degré de passivité ouverte qu’il estimait nécessaire : à en juger par les récents événements, l’air du temps ne se bornait plus à imprégner les humains d’informations – il transmettait des instructions, des ordres, comme le faisaient les cellules reprogrammées qu’injectaient à leurs patients les bons docteurs de la Vallée de la Silicone.
T’Ai-Ki risquait tout bonnement de finir reprogrammé, lui aussi. Et pour devenir quoi ? Pour devenir qui ?
Pas de panique.
Paix.
« Elle se prenait pour une avion… »
Ça s’annonçait mal.