Ils marchaient depuis plusieurs heures et Lia commençait à s’impatienter.
— Où on va ? demanda-t-elle d’une petite voix inhabituellement timide.
— Pas loin, répondit Ismaël. Il n’y en a plus que pour quelques minutes, si mes souvenirs sont bons.
Arec ne doutait pas un instant que les souvenirs d’Ismaël fussent bons, et même excellents. L’autre faisait juste des manières, feignait de découvrir les lieux, d’explorer, d’hésiter.
Arec suivit sans ouvrir la bouche. Il était d’humeur morose. Il avait chassé Vesper, sous le regard amusé d’Ismaël et l’insistance de Lia, mais commençait de plus en plus à le regretter.
— Je crois que j’ai été un peu dur avec lui, dit-il soudain à voix haute sans vraiment s’en rendre compte.
— Qu’est-ce que tu dis, s’étonna Lia. Tu ne parles tout de même pas du petit monstre suceur de sang ?
— Ce n’est pas un monstre, juste une pauvre bête sans défense. Lorsqu’il a eu peur d’Ismaël, il est venu se réfugier entre mes jambes… On cherche à l’éliminer lui aussi.
— Et tu te sens solidaire, c’est ça ?
— Exactement. Et lui aussi j’ai l’impression. Il reste tout le temps avec moi, dans ma poche ou sur mon épaule.
— Il restait. Il n’est plus là maintenant. Et c’est une bonne chose. Rien que d’imaginer des petites dents tranchantes cisailler la peau de mon cou, j’en ai des frissons.
— En tout cas, il m’aime bien et je ne suis pas sûr d’avoir fait ce qu’il fallait…
— Il t’a mordu par amour, peut-être ?
— Possible. Et s’il me l’avait demandé gentiment…
— … tu te serais laissé becqueter l’oreille ? !
— On ne va pas faire un drame pour quelques gouttes de sang quand même !
— Non mais je rêve… En fait, tu lui en veux parce qu’il n’a pas eu confiance en toi. Tu t’es senti humilié, et là…
— Il me manque un peu… oui, je veux bien l’admettre.
— Tu sais quoi ? En pompant ton sang, il t’a injecté une drogue. Et maintenant tu as besoin que ce vampire pervers et porcin te suce l’oreille.
— Si tu continues, c’est moi qui vais te suçoter. Et pas que l’oreille…
— Chiche !
Et ce qui fut dit fut fait…
*
Quelques habits volèrent, servirent plus ou moins de couvertures, et une forme noire, claudicante, profita des ébats passionnés et de l’inattention des amants pour se glisser dans la poche DO-DO du manteau d’Arec.
*
Entre-temps, Ismaël avait trouvé une canalisation suffisamment solide pour se pendre par les pieds et faire un ou deux rêves en couleurs.
Puis il avait repris sa route, suivi par une Lia réjouie et un Arec toujours aussi maussade.
— Par là, fit l’ange en s’engageant comme en doutant dans une galerie latérale qui détalait vers la gauche.
De part et d’autre de l’entrée de cette galerie figuraient deux panneaux arborant la peu engageante tête de mort barrée de ses deux traditionnels fémurs, mais aucun des trois fugitifs n’esquissa le moindre mouvement de recul ni n’hésita à avancer.
Arec comptait ses enjambées avec une certaine mesquinerie, prêt à reprocher à Ismaël l’éventuelle longueur excessive du trajet.
— Et voilà ! exulta l’ange.
Arec s’immobilisa, cessa de fixer le sol.
Ils se trouvaient devant un rideau de fer aux croisillons rouillés à côté duquel un panonceau proclamait ISSUE DE SECOURS, MINIMUM TROIS PERSONNES en français, ainsi qu’en une bonne vingtaine de langues plus ou moins populaires, mais qu’on avait dû choisir parmi les plus répandues des quelques milliers de dialectes, patois et argots en usage dans la cité.
— Trois personnes ! poursuivit Ismaël. Heureusement que vous m’avez, pas vrai ?
Il se mit à secouer le rideau de fer dont tombèrent quelques écailles de métal oxydé. Puis il manœuvra de manière à faire coulisser l’ensemble, qui obéit dans un concert d’épouvantables grincements.
De l’autre côté, il y avait une trop grande cabine d’ascenseur aux parois d’un rose délavé strié de longues dégoulinures de crasse.
Ismaël entra, l’air décidé. Sa toge de fortune ne parvenait pas à le rendre moins hiératique.
— Jolie couleur, non ? Pardonne-moi, mon chéri, je sais que tu préfères le bleu, mais je n’ai pas trouvé d’ascenseur spécial pour les garçons. Et puis ça fait plus gai, je suis sûr que les décorateurs ont eu une pensée aimable pour les malheureux en détresse qui seraient obligés d’emprunter les issues de secours…
— Très touché, marmonna Arec.
— Bien sûr, il y a deux ou trois petits détails… Des bricoles.
— Comme ceci ? interrogea Lia en désignant la massive poignée d’une manivelle qui saillait sur la cloison de droite.
— Par exemple, répondit Ismaël.
Arec sentait les ennuis venir.
— On a installé ça en cas de panne générale du réseau de distribution électrique, expliqua l’ange. Bien sûr, une issue de secours, c’est censé ne servir que dans les situations extrêmes. Les urgences. L’inconvénient, c’est que l’ascenseur n’est pas du tout relié au réseau électrique. Logique, mais pénible. Il faut tourner la manivelle. Oh, pas tout le temps ! Juste pour remonter le mécanisme. Après, ça fonctionne tout seul – si ça fonctionne encore. Mais un peu d’exercice n’a jamais fait de mal à personne, n’est-ce pas, mes tout petits ? Allez, quelques minutes d’efforts dérisoires, et en route pour le septième ciel !
Lia battit des mains.
— Tu viens, mon minet ? lança-t-elle.
Elle empoigna la manivelle avec un enthousiasme écœurant. Arec, toujours aussi grognon, maugréa qu’il n’était le minet ou le chéri de personne, mais il la rejoignit. Ismaël prit place à leurs côtés, et tous trois commencèrent à remonter la lourde mécanique. Celle-ci grinça d’abord beaucoup, puis un peu moins, puis céda tout à fait, et l’on n’entendit plus qu’un cliquetis de taquets contre les dents d’une roue.
— Voilà pourquoi il faut être au moins trois, déclara Ismaël sans haleter. À deux, on n’a pas assez de force.
Au bout de quelques minutes, un ultime clic ! plus retentissant que les précédents annonça la fin de l’exercice, et l’ange alla refermer le rideau de fer, puis libéra une minuscule sécurité située à gauche du montant.
La cabine tressaillit, puis se mit à monter lentement.
Dès le début de l’ascension, une rengaine aigrelette égrenée par une invisible boîte à musique retentit de tous côtés.
— Ça aussi, c’était prévu pour remonter le moral des troupes, expliqua Ismaël. C’est le même ressort qui actionne la boîte à musique et la crémaillère. En fait, cet ascenseur remonte tout en même temps…
Arec espéra qu’il n’allait pas en plus se mettre à chanter.