Arec ne se faisait aucune illusion : même s’il marchait le plus souvent en tête, ce n’était pas lui qui menait leur petit groupe. Ses compagnons ne se prêtaient pas à la domination ; Lia était trop fantasque, Ismaël trop lisse (les ordres, certainement, auraient glissé sur lui), mais Vesper était de nouveau dans sa poche DO-DO et sans trop savoir pourquoi la présence de la chicherie apaisait ses tourments. Quel genre de sentiments le liaient à Vesper, il n’aurait su le dire… Quelque chose d’inhabituel en tout cas, qui n’avait rien à voir avec les relations habituelles entre humains ou entre un humain et un animal domestique. Et qui n’expliquait guère sa dépendance à l’égard du petit porc ailé.
Par ailleurs, « qui conduisait qui ? » était finalement une question qui n’avait pas beaucoup d’importance, du moment qu’ils progressaient sans se jeter dans la gueule d’un quelconque loup.
Il supportait donc de son mieux le sens de l’humour tordu d’Ismaël et les coq-à-l’âne de Lia. Avance, Arec, avance. Il regardait devant lui, guettait les irrégularités du sol et les pièges du chemin. Il attendait furieusement.
Quoi ?
Entre eux quatre, il s’était établi un rapport bizarre, baroque, flou. Les conversations prenaient vite un tour surréaliste et brassaient peu de données exploitables au quotidien. Tout cela faisait rire Ismaël, mais existait-il quelque chose qui ne fît pas rire Ismaël ?
Depuis qu’ils étaient ressortis, remontés dans la lumière, disait l’ange, leur petit groupe passait à peu près inaperçu au milieu de la presse composite des chalands qui expédiaient les affaires courantes – du verbe « courir », certainement, se disait Arec.
On ne pouvait même plus parler des instincts grégaires du troupeau ; il y avait, semblait-il, au moins un troupeau par tranche de la journée. Hormis les heures blêmes de la nuit, au fond du bunker, il n’existait plus d’heures creuses nulle part. En principe, les rythmes circadiens auraient dû vider les rues pour que se remplissent les estomacs, mais… L’affluence, partout, toujours, même ici et maintenant, même dans cette zone plus résidentielle que commerçante, à l’approche de la pause de midi…
Arec manifestait pourtant une profonde nervosité. Pourquoi cela ? Le grand air ? La lumière ? La foule ? La crainte de ses poursuivants ? L’absence de programme ? Tout à la fois, selon toute probabilité. Arec n’était pas homme à se comporter simplement, ou à réagir sans ambiguïté.
De plus, il y avait fort longtemps qu’il ne s’était pas aventuré dehors dans de telles conditions, c’est-à-dire sans vrai but, sans itinéraire établi, sans butoir dans le temps. L’ensemble de cette entreprise baignait dans le flou.
Pour quelqu’un qui n’avait pas coutume de laisser ses émotions le régir, Arec s’abandonnait maintenant, alors qu’il marchait aux côtés d’Ismaël et de Lia, aux divers affects qu’il sentait naître en lui. Un véritable cocktail de passions plus ou moins timides. La présence a priori inutile (c’est en tout cas ce qu’il souhaitait) de son arme dans sa poche, par exemple, lui rappelait avec insistance qu’il n’était pas en mission, qu’il ne se dirigeait pas vers un objectif à effacer. Par la même occasion, elle lui rappelait Anjelina, sa dernière victime, là-bas, à Houlgate.
Il gardait de la jeune femme un souvenir d’une précision troublante, et savait que cette exactitude de la mémoire ne s’expliquait pas seulement par le fait qu’il s’agissait de sa dernière proie en date.
À plusieurs reprises, le trio (ou quatuor, si l’on comptait Vesper) était passé devant les inévitables glaces de diverses boutiques, et chaque miroir avait évoqué pour Arec le tissu des vêtements d’Anjelina.
D’une manière beaucoup moins précise, et en quelque sorte beaucoup plus intime, il éprouvait de puissantes bouffées de déjà-vu, sans être capable de les raccorder à quoi que ce fût de précis. C’était un visage croisé, un objet aperçu, une odeur qui dérivait… Des déclics discrets, d’insaisissables moteurs. Les banalités les plus insignifiantes se voyaient souligner du simple fait qu’il les avait déjà vues quelque part. Ainsi, par un curieux détour, ce soudain coup de vieux leur redonnait un coup de jeune. Il les considérait avec une attention accrue.
Parallèlement, Arec devait bien s’avouer que sa liberté toute neuve, même s’il ne l’avait pas recherchée et même s’il la payait de quelques séquelles fâcheuses, lui ouvrait des horizons au cœur de ces paysages qu’il croyait, jusqu’à présent, impitoyablement quadrillés, codifiés, balisés. Ce qu’il voyait, comme s’il le découvrait, l’enchantait, et certains mariages d’objets hétéroclites lui paraissaient maintenant cocasses là où, hier encore, ils n’étaient que tristement ordinaires : une montre mécanique dont le bracelet enserrait un Ânon, un parapluie à baleines dans une main synthétique, un sulky à fusion traîné par un placide baudet, une machine à coudre manuelle sur une table en fibres de titane…
Dommage qu’il n’eût pas le loisir de flâner.
Avec ses longues jambes, il marchait plutôt vite, en principe – mais ce n’était rien à côté d’Ismaël, qui trottait comme un yearling shooté à l’avoine liquide.
— Eh, attends une minute ! lança Arec. Où allons-nous, comme ça ?
Il était passé naturellement au tutoiement. Il changeait, assurément.
— On va prendre le Trans, répondit Ismaël sans ralentir.
Arec essaya de caler son pas sur celui de l’ange.
— Je crois qu’il est temps de discuter.
— Ah bon ? J’ai pourtant l’impression que tu n’arrêtes pas de parler.
— Possible. Mais pas souvent avec toi.
— OK. Et tu veux parler de quoi ?
— De toi, justement.
— Impossible.
— Pourquoi ça ?
— Secret défense.
— Tu te fous de moi ?
— À peine.
— Bon, procédons autrement. Tu es là pour m’aider.
— Exactement.
— À quoi ?
— À mettre le plus de distance possible entre toi et le bunker et à te trouver une planque le temps que les choses se tassent.
— C’est tout ?
— C’est déjà pas mal.
— Tu ne réponds pas vraiment à ma question.
— Peut-être parce que tu la poses mal. Sois plus précis.
— Tu ne fais pas ça uniquement pour honorer une soi-disant dette que tu aurais contractée envers Kô, et probablement encore moins pour me rendre service…
— Pourquoi ? Tu me trouves plus lycanthrope que philanthrope ?
— Tu pourrais arrêter de plaisanter quelques secondes ?
— Bien sûr.
— Parfait.
— Voilà, c’est fait.
— Quoi ? Qu’est-ce qui est fait ?
— Je viens d’arrêter de plaisanter pendant quelques secondes.
Soupir d’Arec.
— Écoute, je ne sais pas ce que tu as à perdre ou à gagner, et moi non plus… Mais si tu t’obstines à contourner mes questions, je préfère me débrouiller seul…
Soupir d’Ismaël.
— OK. Je vais essayer d’être un peu plus précis. Mais dans ton intérêt comme dans le mien, il y a des choses qui méritent de rester dans l’ombre. Il y a toujours des yeux et des oreilles qui traînent quelque part…
— Exact… Je suis d’ailleurs étonné de ne pas être encore repéré. Ils ont peut-être décidé de laisser tomber. Je n’étais finalement pas si important à leurs yeux…
— Ne crois pas ça…
Ismaël fit un petit signe du menton. Un groupe de quatre hommes en tenues noires observait la foule depuis la terrasse d’un hôtel particulier, à trois cents mètres environ de la place qu’ils traversaient. L’un d’eux avait une paire de jumelles. Il faisait un lent panoramique qui n’allait pas tarder à croiser leur route.
— On se sépare. Tu restes avec Lia. Serrez-vous l’un contre l’autre comme deux amoureux. Perds ton visage dans sa chevelure.
— Elle va être ravie…
— Et toi non ? Bon, la conversation est terminée. On se retrouve dès que possible à la station de Trans.
— Je ne sais pas où elle se trouve.
— Débrouille-toi. Je ne te connais plus, lança Ismaël en faisant quelques pas en arrière. Puis il disparut dans la foule.
Arec s’approcha de Lia, la saisit par l’épaule et la serra contre lui.
— D’où vient ce soudain élan d’affection ?
Arec tendit le doigt vers les hommes en noir postés sur la terrasse.
— Je me disais aussi…
Ils se dirigèrent là où la foule était la plus dense pour disparaître à leur tour.