Ça pullulait d’infos, comme toujours ; de ce côté-ci du monde, au moins, on n’était pas avare de fondamentales vétilles…
◊ Djibouti se déclare satisfaite de son absorption par le NéOcéan, de toute façon prévue par le contrat qui la liait à la Générale des Eaux Générales (GEG™) ◊ On recense à ce jour 12 034 517 occurrences matérielles (i.e. nonobstant les occurrences réseau) du slogan EXTRATERRESTRES GO HOME, sous ses diverses formes orthographiques et dialectales, sur les surfaces-matières visibles de la planète ◊ L’avatar afro-européen d’André Wargar affirme : « Je suis très hypocritement humble, comme devoir se fait, du succès immensément mérité de mon modeste chef-d’œuvre immortel Albert & Georgette contre tout ce qui n’est pas le reste du monde – mais quelqu’un aurait-il la bonté de m’indiquer où j’ai pu ranger le pyjama de mon putain de chat ? » ◊ Was wünschen Sie(ht) ◊ Le porte-parole des étudiants de l’Université Communale Inexistante PanAr©ia déclare que l’Angelle prostituée Maria-Magdalena, blessée à la suite d’une chute de son arbre hypnagogique, et recueillie par les « éléments brutalement sceptiques » de sa commune à fins de soins, est parvenue à reprendre son vol hier après complète réparation de son aile gauche, légèrement froissée lors de l’incident ◊ Gilou aimerait revoir la personne qu’il n’a pas rencontrée hier, et qui aurait pu lire Le Titanic contre le cadavre qui tua Fandor, volume 37 de Fantômas ◊ MESSAGE PERSONNEL Le défunt Nara (Sallyf) te signale que les chauves-souris de poche peuvent être nuisibles – je répète : peuvent être nuisibles ◊ Un indésirable vol de cigognes probablement amphibies notées ŸŸŸŸŸŸŸŸ ( ?) vient d’être signalé à l’étage moins deux de l’ex-commune anaérobie de Redentore-Venezia ◊ MESSAGE PERSONNEL Si AZÓZZZSDVVBBBNN„„Å∆√∫ •• ne signifie rien pour toi, tant pis ◊ Les trois membres de l’échantillon représentatif « à l’aveugle » de la communauté lumpen « à risque », et résidant dans les déplorables faubourgs sud de MicroParis, ne se sont pas suicidés aujourd’hui, contrairement à toutes les prévisions. Les experts de l’Institut @ interrogés à ce sujet sur leur site de la Toile se veulent rassurants, et déclarent : « Ces individus ne resteront probablement pas en vie plus de quarante-huit heures ; comme toutes les prévisions asiniennes, celle-ci était susceptible de connaître une marge d’erreur. L’erreur est machinique. Ils se flingueront d’ici demain, je t’en fiche mon billet ! » Espérons que les circonstances leur donneront raison. ◊ VOUS DÉSIREZ RESTER EN STASE JUSQU’À L’ABOLITION DES COMMUNES ? Tapez httw://.stase.def. ◊ Isis rappelle à tous qu’elle existe pour eux et presque seulement pour eux. ◊
Le vergobret Rigel refusait de quitter son monde.
Véga l’avait découvert ainsi vautré dans son fauteuil ergonomique, torse nu, la main droite enfoncée dans le guichet de contact de son Âne, les yeux écarquillés sur une quelconque ligne bleue des Vosges. Dans un coin de ce qu’on pouvait à peine appeler « le bureau », la Girouette débobinait ses messages urgents en pure perte, l’écran voilé par une épaisse couche de poussière. Une goutte de salive perlait à la commissure des lèvres du haut fonctionnaire. Debout, décontenancé, Véga regarda cette goutte avec une fascination vaguement malsaine qui le tint une bonne minute.
Il repensait à la devineresse et à son maudit scorpion. Il avait sorti son arme, hésité un instant puis l’avait rangé dans son holster. Il avait eu peur. Des autres ou d’un quelconque pouvoir magique, peu importe. L’essentiel était d’en finir avec Arec. Et pour cela, il n’avait plus une minute à perdre… Et en premier lieu, il devait trouver des renforts. Mais il avait trouvé… ça ! Ça – son prétendu « supérieur hiérarchique », le responsable attitré – c’était moins qu’un axolotl, c’était une larve, désespérément humaine, désespérément perdue. C’était un junkie de l’imaginaire planqué dans l’enveloppe d’un corps de quinquagénaire, bien conservé, l’air jeune encore en dépit de ses cheveux grisonnants.
Et c’était, en principe, celui à qui il devait rendre des comptes. Et celui qui pouvait lui fournir l’aide dont il avait un besoin plus qu’urgent – immédiat. Dans deux heures, Arec serait à la station de Trans de OMAHA. Il ne pouvait pas se permettre de le rater.
Véga tenta de nouveau de secouer le vergobret pour l’arracher à l’univers que l’Âne construisait à sa seule intention. Il appela : « Monsieur ! Monsieur ! » L’autre ne broncha pas, aucun réflexe de dégagement ou de repli ne l’agita. Difficile de savoir où il était, qui il était en ce moment même. Si ça se trouvait, Véga était en train de donner du « Monsieur » à Super-Killer, le Sauveur de l’Humanité en lutte contre les envahisseurs venus de Beta Centauri, ou du « Messire » à Casanova Junior, tombeur de toutes les amazones de la planète Venise…
Il regarda autour de lui, un peu paniqué, à la recherche d’une solution, de quelque chose qui l’aiderait à faire sortir le vergobret Rigel de sa réalité subjective.
Puis Véga se ressaisit. Après tout, les circonstances pouvaient le servir.
Il débrancha l’Âne.
L’homme dans le fauteuil n’eut pas un soubresaut, pas l’ombre d’une réaction. Il se contenta d’ouvrir les deux grands yeux verts qui lui avaient été livrés en même temps que sa peau laiteuse et sa pilosité rousse. Pour l’instant, un tantinet vitreux, les yeux en question ne paraissaient pas au mieux de leur forme, et il fallait espérer qu’ils regardaient mieux en-dedans qu’au-dehors.
Véga s’était promptement reculé d’un pas, au cas où ; si Rigel tardait à sortir de, mettons, une séance animée de cybercatch ou de cybercoït, l’agent ne tenait pas du tout à se retrouver physiquement alpagué par son vergobret.
Mais l’autre n’essaya rien de ce genre.
— À vos ordres ! fit-il en portant sa main libre à la visière d’un couvre-chef inexistant.
— C’est-à-dire… bégaya Véga.
Il se racla la gorge, poursuivit :
— En principe… En principe, c’est moi qui dis ça. « À vos ordres », je veux dire.
Rigel éluda l’interruption.
— Parlez, chef. J’obéirai.
— Vous n’êtes plus sur réseau, Monsieur. Je m’appelle Véga. Vous ne naviguez plus, ceci est le monde réel.
Ou à peu près, se dit-il sans aller jusqu’à prononcer les mots.
— Le monde réel ? Pour quoi faire, chef ? Il s’est passé quelque chose ?
— C’est-à-dire… Les autres… Il faut intervenir, Monsieur.
— Bien, chef.
— Non ! Enfin… Il faut que vous nous ordonniez d’intervenir. Les choses se compliquent, sur le terrain, vous comprenez ?
— Ah…
Selon toute évidence, le vergobret n’était pas tout à fait sorti de son univers fantôme, quel qu’il fût ; non content d’aligner les déclarations insensées, il promenait un regard égaré, décalé, sur les objets qui l’environnaient, et le peu de mouvements qu’il effectuait ne s’accordaient pas avec sa position dans l’espace. Véga s’attendait à le voir tomber ou renverser quelque chose d’un instant à l’autre.
— Et… que dois-je vous ordonner, chef ?
Véga renonça à lutter pour lui expliquer la conjoncture. Une vieille impulsion de sale gosse trop longtemps brimé le poussa au contraire à abuser de la situation. Ah ! Faire joujou avec un prétendu représentant de l’autorité !
Donc, il abusa :
— Ordonnez-moi de devenir officiellement le chef, Monsieur.
Le « Monsieur », s’il ne paraissait plus indispensable au vu des circonstances, pouvait néanmoins servir par la suite, au cas où d’invisibles machines enregistreraient cette caricature de dialogue ; Véga n’aurait qu’à prétendre qu’il s’était contenté d’entrer dans le jeu de son patron pour ne pas enfreindre les lois de la hiérarchie. « C’était pour de faux, vous comprenez ? Il semblait tellement y tenir ! »
— Bien, chef, fit Rigel. Comment dois-je faire, chef ?
— Procédure standard de délégation provisoire de pouvoir dans ce secteur de la planète Terre, intima Véga d’une voix soudain transformée par la conscience naissante de sa propre importance. (Il fallait simplement espérer que la phrase qu’il venait de prononcer avait encore aujourd’hui une signification officielle. Outre le mot « provisoire », évidemment.)
— Bien, chef, répéta le vergobret.
— Connecté ?
— Connecté. Ensuite ?
— Je vous l’ai dit, s’énerva Véga. Procédure standard !
— Ah. Bon.
Très attentif, Véga regarda, dans l’espoir qu’il n’y aurait rien à regarder ; comme tous les bouleversements d’une réelle importance, celui-ci devait ne rien avoir de spectaculaire.
De fait, en apparence, il ne se passa rien. À peine Rigel roula-t-il un peu les yeux, à peine son bras frémit-il. À part ça… Toute la transaction ne prit que quelques fractions de seconde.
— Quel nom avez-vous dit, chef ?
— Véga.
— Bien. Transmis. Et de quelle opération s’agit-il ?
— Arec. Stathouder Arec. Potentiellement dangereux. Je veux les pleins pouvoirs.
De nouveau, Rigel s’absenta – pour autant qu’il eût été vraiment présent. Véga retint son souffle, se demanda brièvement s’il n’allait pas trop loin, si l’énormité de son exigence ne provoquerait pas un rejet immédiat, bref, s’il ne risquait pas de tout gâcher en se comportant comme un sale môme.
Mais le léthargique vergobret poursuivit sans sourciller :
— Pleins pouvoirs accordés, duce Véga.
Duce ? De mieux en mieux ! Ça, c’était de la promotion ! D’un coup, on était bien loin du minable statut de petit flic ordinaire, entré par hasard sous la tutelle de la Girouette par le biais d’un jeu de rôles comme les autres, quelques années auparavant…
Venu quémander une simple explication ou une nouvelle mission, Véga se retrouvait contre toute attente investi d’une autorité dont il n’aurait jamais osé rêver qu’en cachette. Il oscillait entre l’exultation et la crainte devant ces nouvelles et stupéfiantes responsabilités qui lui étaient confiées.
— Quels sont mes effectifs ? demanda-t-il, en quête de confirmations indiscutables.
— Nombre illimité, duce.
— Budget ?
— Illimité.
— Date et lieu de naissance ?
— Hein ?
— Rien, laissez tomber.
Ne te laisse pas emporter, bonhomme. Un peu grisé, Véga se surprit à considérer avec condescendance son interlocuteur, cet homme dont il était prêt à faire les quatre volontés quelques minutes plus tôt.
— Date de mise en effet des dispositions ? interrogea-t-il, en s’efforçant de ne pas laisser paraître son excitation.
— Maintenant, répondit humblement Rigel.
— Ça n’est pas une date, ça !
Docile, l’autre débita la série de lettres, de chiffres et de symboles protocolaires qui, en effet, définissaient le « maintenant » convenable. Véga ne l’écouta pas vraiment.
Il fixait le bras de Rigel, dont la main était toujours insérée dans l’orifice d’interface de l’Âne.
L’Âne débranché, éteint…
La transaction d’investiture de Véga avait été effectuée de A à Z via un Âne hors service.
Pourtant, elle avait bel et bien été effectuée, n’est-ce pas ?
N’est-ce pas ?
Ivre d’un pouvoir absolu mais encore hypothétique, Véga éprouva tout à coup le besoin urgent d’aller contrôler cela sur un autre terminal ; même remis en marche, celui-ci ne lui aurait inspiré aucune confiance…
Après le départ précipité de son ex-subordonné sans importance, le vergobret Rigel eut un large sourire. Ses yeux pétillèrent. Son corps se redressa.
Il l’avait bien eu, ce taré !
Comme tous les envoyés de l’Anti-Ève, celui-ci s’était laissé berner avec une aisance écœurante, incapable qu’il était d’appréhender les subtilités du sub-réel non-mâle que dirigeait la Toute-Puissante !
Et puis quoi ? Qu’est-ce qu’il croyait, ce petit Véga ? Qu’il suffisait de débrancher une machine pour séparer les fidèles d’Ève de leur omniprésente Maîtresse, louée soit-Elle ?
Rigel referma les yeux.
Se laissa de nouveau absorber par le programme…