Véga avait réquisitionné une brigade du poste le plus proche de la station Omaha. Il arriva devant la gare dans un transport de troupes à la tête de dix miliciens casqués et armés, capables de neutraliser un commando terroriste.
Il fit sortir ses hommes du véhicule en entonnant des ordres aussi péremptoires qu’inutiles, juste pour savourer son statut de chef, et en insistant bien : en cas de fuite caractérisée, le dénommé Arec pouvait être abattu sans sommation.
Quatre miliciens prirent position devant l’entrée, et le kapitan Véga précéda les autres à l’intérieur du hall.
Il jeta un œil subreptice à la pendule murale. Il avait cinq minutes de retard et fit la grimace. Il ne pouvait pas se permettre de le louper ! Il aperçut alors une silhouette familière, de l’autre côté du hall, au tout début d’un quai, prête à grimper à bord d’un Trans en partance.
— Suivez-moi, je l’ai repéré, hurla-t-il à ses hommes.
*
La rame de Trans ne fonctionnait pas à la vapeur, finalement. Il s’agissait, non pas du modèle le plus récent, mais de son prédécesseur immédiat, dit « VT » – pour « Vision Totale ». Pour des raisons de sécurité qui restaient à élucider, ses concepteurs en avaient supprimé toute surface vitrée, remplaçant celles-ci par des écrans HD englobants. Seuls d’étroits chemins restaient opaques, au sol, pour éviter de désorienter à l’excès les voyageurs désireux de se déplacer pendant le trajet.
Lia, déçue, gravit en boudant les trois marches qui se déplièrent depuis la porte apparue sur le flanc du wagon. Ismaël puis Arec lui emboîtèrent le pas. Juste avant de monter Arec aperçut des silhouettes en uniforme noir pénétrer dans la gare. Il crut voir l’un d’eux tendre un doigt dans sa direction.
L’issue se referma derrière eux sans un bruit.
*
Lorsque Véga s’élança en direction du quai quelque chose d’étrange se produisit. Les arbustes et les plantes qui décoraient le hall se mirent à pousser comme sous l’effet d’un engrais magique.
— Mais qu’est-ce que…
Véga ne voulait pas détourner son attention d’Arec, mais il ne pouvait pas non plus ignorer ce qui se passait autour de lui. Ses hommes s’étaient aussitôt immobilisés et une incompréhension teintée d’effroi gagnait leur visage.
— Concentrez-vous sur votre mission ! hurla-t-il avant tout pour se convaincre lui-même.
Les bois exotiques qui décoraient les guichets se mirent alors à bourgeonner, comme s’ils étaient à nouveau gorgés de sève…
La panique gagnait le hall. La plupart des voyageurs en attente coururent vers la sortie. Mais les plantes ne poussaient pas de façon anarchique, elles convergeaient vers Véga et ses hommes, comme pour les encercler.
« C’est impossible », se dit Véga, « pourquoi agiraient-elles ainsi ? »
Ils se retrouvèrent rapidement au cœur d’une véritable jungle. Le vrombissement des motrices et la voix flûtée de l’hôtesse d’accueil avaient fait place à des chants d’oiseaux entrecoupés de râles et de feulements.
— Oooon faiit quuoi, cheef ? parvint à demander l’un des miliciens.
La question resta sans réponse.
*
Arec et ses compagnons gagnèrent le centre de la voiture, où se trouvaient des fauteuils en vis-à-vis. Lia et Ismaël s’installèrent dans le sens de la marche, Arec s’assit face à eux en affichant un visage inquiet.
— Ils viennent d’arriver. Ils sont nombreux. Et je crois bien que l’un d’eux m’a reconnu.
L’ange disposa les pans de sa toge de fortune de manière à préserver un semblant de correction.
— Inutile de t’inquiéter. On vient de démarrer. En route, mes biquets !
— En route pour où ? grogna Arec en se demandant comment Ismaël faisait pour garder toujours son calme.
— Pour la gloire ? Non, hein. On n’y croit pas. Quelque chose de moins emphatique, alors ? En route pour… Pour Memphis ? Non, trop daté. Pour Houlgate ? Mais tu en viens, alors…
*
La jungle était si dense que Véga se demandait si la gare existait encore, s’ils n’avaient pas soudain basculé dans une autre dimension.
Les branches ployaient sous le poids de fruits ruisselants de miel et de fleurs aux pistils provocants, chargés de pollen et de sève. Ces derniers crachaient leurs semences en libérant des nuages de poudre dorée.
Impossible de ne pas en respirer. Véga ferma les yeux et repensa à l’avertissement de la cartomancienne.
Son corps se couvrit alors d’un pelage noir et épais puis se tassa sur lui-même. Il aperçut un groupe de macaques grimpant vers les hauteurs de la sylve et comprit la nature de sa métamorphose. Il était contaminé. Et de traqueur, il deviendrait traqué.
Bondissant de branche en branche, il disparut dans les hauteurs abyssales de la forêt.
*
Ismaël poursuivait son babillage, mais Arec n’écoutait plus. Il faillit lui demander comment il savait que sa dernière destination était Houlgate. Mais il n’obtiendrait qu’une réponse à tiroirs qui ne prouverait rien, ni dans un sens ni dans l’autre. Il regardait autour de lui. La VT, suspendue pendant l’arrêt du train en gare, s’était remise à fonctionner dès que celui-ci avait repris de la vitesse. Les parois gris perle avaient disparu, le paysage extérieur s’était matérialisé de tous côtés et jusque sous leurs pieds. Difficile de croire que, du dehors, on ne voyait pas filer des rangées de gens assis suspendus dans les airs, mais bien une rame normale, aux formes aérodynamiques régulièrement matérielles…
Difficile de croire, aussi, qu’un si court laps de temps permettait de passer de la ville à ces terres verdoyantes peuplées d’animaux paisibles et semées de pavillons accueillants qu’ils voyaient à présent. On avait beau connaître la légendaire vélocité des Trans, on n’en restait pas moins surpris et perplexe.
L’illusion était parfaite, ahurissante. Hormis le son, qui laissait à désirer – et l’on ne s’expliquait pas pourquoi les créateurs de la VT avaient fait l’économie de quelques mégaoctets pour le programme audio alors que la partie vidéo nécessitait plusieurs milliers de gigas – le travail de reconstitution de l’environnement était irréprochable. Les centaines d’écrans accolés pour n’en former qu’un seul, qui enveloppait les passagers, recréaient impeccablement le décor traversé – et le verbe « recréer » acquérait ici une dimension toute particulière, lorsqu’on savait que certains esprits chagrins prétendaient que les images diffusées au sein des voitures ne correspondaient nullement à la réalité, mais émanaient d’agences de publicité chargées de promouvoir la banlieue et la province, quitte à enjoliver les faits.
— Arec ! lança Ismaël – sans doute pas pour la première fois.
— Mmmh ?
— Je sais ce que tu penses, chéri. Le son n’est pas terrible, et il manque les odeurs, les courants d’air, ce genre de chose. Mais ce n’est pas aussi factice que tu le crois.
— Même les dauphins ?
Arec désigna une rivière qui courait parallèlement à la voie, et dans laquelle s’ébattaient en effet plusieurs élégants mammifères marins.
Sans s’émouvoir, Ismaël acquiesça.
— Même des dauphins mauves ? insista Arec.
— C’est joli, fit Lia.
— C’est plausible, répondit Ismaël.
— Plausible ? Comment ça, plausible ?
Arec restait stupéfait devant l’aplomb de l’ange.
— L’ornementation génétique… murmura celui-ci d’un air rêveur, et comme si cela évacuait toute question supplémentaire sur le sujet.
— Pour la couleur, admettons. Mais des dauphins en eau douce ? En Île-de-France ?
— Et pourquoi pas ?
— Des troupeaux de dauphins qui halent des barges ? Et il y a d’autres choses qui clochent, insista Arec.
— Par exemple ?
— L’herbe n’est pas censée danser…
— Le vent tango. Une curiosité locale.
— Et les fleurs ne poussent pas en cette saison.
— Cultivées en serre, repiquées. Fleurs toute l’année.
— Et les véhicules à essence…
— … ne sont pas interdits partout, coupa l’ange.
— Ça suffit, Ismaël. Je ne peux pas gober tout ça. C’est un film, une simulation.
— Ah ?
— Tu le sais très bien.
— Moi, je trouve ça charmant, déclara Lia en se décidant à sourire à Arec.
— C’est fait pour, grogna celui-ci. C’est un putain de spot de pub ! Cet endroit n’existe pas !
— Ah ? fit de nouveau Ismaël.
— On cherche juste à appâter les gogos ! Tu prends le Trans, on t’a mijoté de belles fonctions mathématiques, on t’a peaufiné un programme de derrière les bourrées, on le fait tourner – et on balance le résultat dans tous les Trans en même temps, si ça se trouve – et ça tourne au petit poil, tu vois ça, ou tu crois que tu le vois et ça revient au même, et au retour tu t’achètes une baraque dans le coin, bien sûr tout se passe par Âne interposé, et tu signes, et tu donnes des garanties, et tu t’engages à vie ! Et pour quoi ? Au bout du compte, pour une saloperie de cellule pareille à celle que t’avais en ville, exactement pareille – sauf qu’elle n’est pas en ville et que ça arrange bien la commune dont tu viens, qui n’a jamais osé te foutre franchement dehors pour faire de la place et construire des blockhaus résidentiels !
— Belle envolée, mon chéri.
— C’est tout ce que tu trouves à répondre ?
— Je peux aussi te dire que c’est une des tirades paranoïaques les plus mignonnes que j’aie eu l’occasion d’entendre, et j’en ai entendu beaucoup !
— Mais c’est vrai, ce qu’il raconte ? s’inquiéta Lia. C’est du toc, tout ça ? Ça n’existe pas ?
Ismaël joua les énigmatiques. Il était à gifler.
— Sacrée question, hein ? Il faudrait descendre, pour savoir…
Quelques-uns des rares passagers de la voiture s’étaient tournés vers eux en entendant les propos véhéments d’Arec, qui n’avait pas cherché à rester discret, et attendaient la suite en tapinois.
La VT présentait maintenant un paysage plus vallonné, dont les rondeurs régulières s’agençaient en une sinusoïde presque trop idéale pour avoir été fabriquée… Un instant, Arec douta ; le discours qu’il venait de tenir, et qu’alimentaient en amont d’innombrables rumeurs et histoires, n’était-il pas lui-même artificiel, forgé par les paysans pour jeter le discrédit sur les promoteurs immobiliers et détourner les citadins de la campagne ?
Mais non. Trop tordu. Ça, c’était de la paranoïa, n’en déplaise à Ismaël.
— Je vous abandonne cinq minutes, mes chéris, annonça Ismaël en se levant de son siège. J’ai deux-trois bricoles à faire. Ne faites pas de bêtises, je reviens tout de suite.
Il s’éloigna vers le fond du wagon, en direction du milieu du train. Il paraissait marcher sur une fragile passerelle tendue au-dessus d’un gouffre où cascadait un torrent d’images.
— Je me demande bien où il va, dit Lia.
— Peut-être chercher à manger, dit Arec sans trop y croire.
— Ça ne serait pas du luxe !
Comme toujours, Lia affichait une totale décontraction. Arec eut envie de se rapprocher d’elle – après tout, estimait-il, c’était son droit : n’avaient-ils pas déjà fait l’amour ensemble ? – mais il hésita. Il se sentait tiraillé entre un désir de complicité affectueuse et ses habitudes de solitaire. D’accord, même dans ses extrêmes de solitude, il voyait Kô. Mais Kô… Eh bien, Kô n’était pas quelqu’un à strictement parler. Il était plutôt une sorte d’émanation capricieuse du monde, un rêve concret, comme… une intime obsession devenue chair. Par intermittence, certes, Kô était un ami, son seul ami, mais le reste du temps c’était… une oreille ?
Arec eut une grimace involontaire, soudain honteux de l’égoïsme dont il avait sans doute fait preuve par le passé, et dont il ne prenait vraiment conscience que maintenant.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Lia.
— Rien. Rien du tout…
Il s’efforça d’adopter une attitude plus désinvolte. En pure perte. Lia ne le laissa pas tranquille.
— Je ne suis pas d’accord, déclara-t-elle.
— Avec quoi ?
Pris au dépourvu, Arec essaya de retrouver le fil d’une conversation dont il n’avait pas l’impression qu’elle eût jamais commencé.
— Moi, je crois que ça suffit. Il n’y a pas besoin que ce soit vrai au départ. Si c’est là, c’est là. Voilà.
— Ah bon, fit Arec sans se compromettre.
— Oui. Et tu ne devrais pas critiquer comme ça. Il faut du respect, un peu. Les autres ne se trompent pas, enfin pas forcément. Ce qu’ils voient, c’est la réalité, même si tes yeux à toi ne veulent pas voir. Mais à force de regarder derrière ce qu’on voit, on ne voit plus rien du tout.
Elle marqua une pause, et Arec l’observa en se demandant plus que jamais de quoi elle pouvait parler. Il en oubliait la VT et ses aberrations, et le départ d’Ismaël. Mais le visage de Lia n’exprimait rien d’autre qu’une farouche volonté de convaincre, et ne l’éclairait nullement sur son propos.
— Tu as une trop haute opinion de toi-même, poursuivit soudain la jeune femme avec une surprenante fermeté de ton et une maturité nouvelle. Il n’y a que tes certitudes à toi qui comptent. As-tu jamais essayé d’admettre celles des autres ? De vivre dedans. C’est un crime, ce que tu fais tout le temps ! Et si Djævel te punissait ?
Djævel. Encore. Arec commençait à comprendre.
— Ce qui est là est là, dit-il, faussement songeur. C’est profond.
Lia ne releva pas le sarcasme.
— Voilà, approuva-t-elle au contraire. C’est profond. La surface, je veux dire.
— La surface ? C’est profond ?
Arec, en fait, suivait de moins en moins.
— C’est la seule profondeur qui compte, oui. La seule vraie. Le reste, c’est du charabia.
— Et tu t’y connais, en charabia.
— Arrête ! Je suis sérieuse.
— Je vois ça…
— Moi, reprit-elle, je suis sûre que les gens qui veulent habiter ce paysage-là peuvent y arriver, avec dauphins et tout.
— Et tout…
— Oui. Parce que c’est là.
De l’index, elle se tapota le front.
— Et qu’une fois que c’est là, c’est vrai !
— Djævel, risqua Arec.
— Oui. Djævel.
— Tu as passé trop de temps à peindre sur des Ânes, à mon avis.
— Ce qui signifie ?
— Ce qui signifie que tu prends tes désirs pour des réalités. Tu es toujours une petite fille à son papa, avec ses pinceaux et ses écrans morts.
— Et alors ? Ça te gêne ? Qu’est-ce que ça peut te faire ? Et puis d’accord, mes désirs sont des réalités, peut-être, mais pour moi. Tu entends ? Pour moi !
— D’où les dauphins mauves.
— Mais je m’en fous, des dauphins mauves ! Ce ne sont pas mes dauphins mauves ! Ils vivent dans le train, voilà tout !
— De mieux en mieux…
Une petite tête noire s’extirpa de la poche du manteau d’Arec.
— J’aimerais bien dormir tranquille. Vous ne pourriez pas baisser d’un ton, s’il vous plaît ?
Lia regarda Vesper d’un air déconcerté. Puis elle explosa.
— Toi, le vampire nain, tu vas réintégrer fissa ta tanière ou je te plante un pieu dans le cœur après avoir pastissé ta gueule de gousses d’ail !
Vesper ne se le fit pas dire deux fois. Le pieu à la rigueur, mais l’ail, beurk !
Lia reprit aussi sec le cours de sa démonstration.
— Les dauphins justement, regarde-les ! Enfin non, ils ne sont plus là. Mais tu les as vus, non ? Et tout le monde les a vus, dans le wagon.
— Ça ne veut rien dire. Tout le monde a vu Kilikili l’Etenemo dans La Revanche des pivoines, et ça n’implique pas qu’il existe pour de bon.
— Bien sûr que si !
Elle tenta d’adopter une attitude bougonne, mais elle n’en eut pas le loisir. Déjà, Ismaël revenait, plus souriant que jamais. Il avait trouvé le moyen de se vêtir correctement, sans doute en pillant sans vergogne quelque bagage laissé sans surveillance, et brandissait un gros sac en papier portant la marque du wagon-restaurant.
Avant de se rasseoir, l’ange ne résista pas à l’envie de cabotiner, et tourna sur lui-même devant ses deux compagnons, exhibant son nouveau costume.
Il portait un fuseau et un polo noirs moulants, mais ses pieds étaient nus. À son cou pendait un drôle de crucifix inversé, en bois, accroché à une simple cordelette.
— Joli, non ?
Il pivota de nouveau, hilare, puis se laissa tomber sur son siège et se mit à tripoter la croix qu’il avait élevée à hauteur de ses yeux.
— On va tâcher de le remettre dans le bon sens, le pauvre chou. C’est pas des façons, pas vrai ? Suspendre un pauvre Samaritain par les pieds… Bon, une chose est sûre, c’est que son propriétaire ne va pas venir le réclamer ni crier au vol, on n’aime pas la publicité dans ces communes-là. Toujours ça de pris !
— D’où ça sort ? demanda Arec.
Ismaël le considéra avec une telle commisération qu’il eut envie de disparaître.
— D’une valise, hé ! D’où veux-tu ?
— À qui appartenait-elle, cette valise ?
— Apparemment, à quelqu’un qui ne raffole pas des anges, mon chéri. C’est vilain, non ? Ça méritait bien une petite revanche, une toute petite, une minuscule revanche de rien du tout !
— Mais, mais… balbutia Lia. Et si le monsieur s’en aperçoit ? S’il cherche ses vêtements ?
— Pas de danger, assura Ismaël sans se troubler le moins du monde. Je diffuse un blocage télépathique permanent, il ne me verra même pas !
Il recommença à tripatouiller sa hosannière mâtinée, laissant cois les deux humains presque normaux.
Si ça se trouvait, il ne mentait pas.
La VT montrait, au loin, des fennecs disciplinés qui bondissaient à la queue leu leu par-dessus les haies du bocage.
La fatigue qui s’était soudain abattue comme un ballot de coton sur les neurones d’Arec trouva là, sur fond de ronronnement électrique du Trans, de quoi vaincre ses dernières parcelles de lucidité.
— Un fennec… deux fennecs… trois fennecs… quatre… cinq… six… sept…
*
D’abord, grand jour.
Il se tient au fond d’une très vaste et très haute pièce en étage. La pièce paraît dépourvue de fonction précise ; à en juger par son ameublement, rare mais soigné, elle pourrait aussi bien servir de salon, de chambre à coucher ou d’auditorium.
La lumière, peut-être printanière, entre à flots par une douzaine de baies sans croisillons réparties sur trois côtés et le toit en pente douce. Le quatrième côté de la pièce, celui de droite, est un mur de pierre non taillée aux joints chaulés.
Le parquet de châtaignier (par d’obscures voies, il sait que c’est du châtaignier, lui qui n’y connaît rien) disparaît totalement sous une épaisse couche de sable blond très fin dans lequel il s’enfonce jusqu’aux chevilles.
L’air est doux, trop doux, trop onctueux pour provenir d’un quelconque climatiseur – c’est l’air d’ici, l’air ambiant au sens propre du terme, et c’est un air clair, un air en quelque sorte bienveillant.
Un palmier en parfait état d’immobilité se dresse approximativement au centre de l’espace intérieur, et paraît avoir poussé là sans problème, même s’il ne possède pas d’implantation visible. À se demander s’il n’est pas un surgeon contre-nature du plancher lui-même…
(Un voile passe sur le soleil omniprésent. Il doit s’écouler quelques instants.)
Il y a ce corps de femme étendu par terre, tout à coup, environné d’une escadrille de papillons violets et fous, dans ce décor devenu idyllique un moment plus tôt. Un corps nullement ratatiné, recroquevillé ni déformé par une impitoyable rigor mortis qui n’aurait pas de sens ici.
Une morte.
Jolie, longue, brune et musquée, même si Arec ne s’attarde pas du tout à détailler sa physionomie.
Une morte, donc.
Alors c’est vrai, la mort. Semble-t-il.
Il est soudain persuadé d’être responsable de cette mort. Il a effacé cette jeune femelle, va savoir pourquoi, gouape, ribaud, assassin. Il n’a pas du tout souvenance d’avoir reçu de la Girouette ou de la Feldkommandantur des instructions à son sujet. Peut-être l’a-t-il bazardée par pure convenance personnelle – laquelle ? – ou par erreur. Tarabiscot du bon sens.
Il se tient là quelques instants, excessivement coupable.
Mais l’heure n’est pas à la noirceur. Ça se renifle dans l’air, cette manière de paix têtue, enveloppante, qui se dégage d’on ne sait quoi.
Une voix douce, angélique, récite calmement quelques vers depuis un lieu irrepérable :
Au point-repos du monde qui tourne. Ni chair ni privation de chair ;
Ni venant de, ni allant vers ; au point-repos, là est la danse ;
Mais ni arrêt ni mouvement. Ne l’appelez pas fixité,
Passé et futur s’y marient. Non pas mouvement de ou vers,
Non pas ascension ni déclin. N’était le point, le point-repos,
Il n’y aurait nullement danse, alors qu’il n’y a rien que danse.
Arec croit reconnaître T. S. Eliot sans avoir jamais lu celui-ci, sans certitude, mais très vite tout s’efface, voix, ambiance, lieu.
Ensuite, aube.
Le temps marche à rebours, c’est assez doux, délicate surprise. Puisque tout à l’heure un midi donnait. Non ?
Des hérissons traversent la pièce, d’est en ouest, comme d’habitude, on ne sait pas pourquoi. Arec les aime mais il se tait – il ignore comment le leur dire.
Ils disparaissent un à un dans le mur. Il doit y avoir là quelque trou, uniquement perceptible pour la gent hérissonnesque, à laquelle le rêveur ne doit pas appartenir.
On ne sait jamais. Pense Arec. Radote Arec, sûr un instant de tenir une réflexion profonde, puis aussitôt calmé, désabusé : ici, on ne tient jamais rien, ni certitude ni simple intuition, tout fout le camp, pas de problème, tu restes dans le flou et ça va.
De minuscules cumulus passent au ras du plafond. Discrète, vaporeuse, c’est tout de même de l’eau qui caresse les boiseries.
Ça ne va pas tomber.
La voix de tout à l’heure reprend, toujours issue de nulle part :
Et la lumière brilla dans les ténèbres et
À l’encontre du Monde le monde inapaisé continua de tournoyer
Autour de la parole silencieuse.
Puis elle s’éteint de nouveau. Pour une raison quelconque, Arec s’attend alors à entendre hennir un cheval, et le fait qu’aucun son ne vienne combler cette attente n’a aucune importance : l’expectative elle-même a comme qui dirait comblé ce manque. L’hypothèse du cheval suffit comme ça, laisse-la galoper.
Alors la pièce bascule et glisse, d’un seul bloc, sans se dissocier du reste de la bâtisse, dont elle continue bizarrement de constituer une excroissance devenue bancale.
La pièce, lentement, va s’encastrer dans la plage en dessous et, telle la partie supérieure d’un sablier biscornu, se vide grain à grain de son propre sable, qui délaisse les lattes de châtaignier pour rejoindre sa parentèle. Arec s’inquiète soudain des conséquences que pourrait avoir la nouvelle inclinaison des lieux sur les hérissons et la femme morte de tout à l’heure, mais ni les uns ni l’autre ne sont plus dans les parages.
*
Il ouvrit les yeux et vit sauter le dernier… fennec.
Il avait failli penser hérisson. Mais il n’y avait plus de hérissons. Ils avaient disparu… Tout comme… Cette femme. Cette femme morte, qui était…
Lia s’était endormie et Ismaël, le regard dans le vide, s’abandonnait à une séance de méditation transcendantale sans avoir pris la peine de se suspendre par les pieds. Silencieusement, Arec l’en remercia.
Vesper avait grimpé sur son épaule. C’était peut-être ce qui l’avait réveillé.
— En montant dans le train, j’ai vu qu’il y avait un distributeur de cigarettes, lui dit la chauve-souris.
— Et alors ?
— Je m’en grillerais bien une petite.
— Quoi ? !
— Oui, je sais, ce n’est pas très glorieux, mais à la ferme aux chimères ils satisfaisaient tous nos caprices pour s’assurer de notre coopération. Et les caprices devenaient vite addiction… J’ai vraiment envie de cloper.
Arec soupira.
— Tu fumes et tu bois ! Tu es sûrement la chauve-souris la plus dépravée du monde.
— Ça reste à prouver. Et puis je bois du sang, ce qui est normal pour certaines de mes consœurs. Elles n’en sont pas dépravées pour autant. À ce propos, j’ai également une petite soif.
— Saint Âne ! Tu crois que je vais me laisser sucer longtemps comme ça ?
— T’inquiète, ici y a plein de gens qui dorment et qui ne se rendront compte de rien.
— Tu es encore pire qu’Ismaël.
— Tu voudrais quoi ? Que je demande la permission avant ?
— Bon, ça suffit comme ça…
— OK, tu as raison, restons plutôt entre nous. Pose-moi sur l’épaule de Lia.
— Tu ne vas tout de même pas…
Assez bizarrement l’idée excita soudain Arec. Il s’en voulut au moment même où il y pensa. Mais il était trop tard.
Il prit le petit chiroptère hématophage et le posa délicatement près du cou de Lia. Elle bougea un peu mais ne se réveilla pas. Ismaël était ailleurs et ne se souciait absolument pas de ce qui se passait à côté de lui.
Arec vit la tête de Vesper disparaître derrière l’oreille de Lia. Son petit corps de porcelet était presque entièrement masqué par un rideau de cheveux, comme si cet étrange couple essayait de cacher maladroitement un acte que la morale réprouve. Un acte dont Arec était l’unique voyeur. Il n’était pas particulièrement porté sur les délires freudiens, mais la charge érotique de la scène qui se déroulait devant lui n’était pas qu’une vue de l’esprit.
Lorsque la tête de Vesper, le groin barbouillé de sang, émergea entre deux boucles dorées, l’excitation se mua en dégoût. Arec récupéra l’animal repu qui poussa le vice jusqu’à lâcher un petit rot de satisfaction.
— Tu es content de toi ? lui assena Arec en frottant son groin à l’aide d’un mouchoir en papier.
— Une petite cigarette et ce sera parfait.
Arec se préparait à l’envoyer paître lorsqu’il changea brusquement d’avis.
— OK, je te paie une cigarette… Je présume que tu n’as pas les moyens de t’en offrir une ?
— Tu présumes bien.
— Et ensuite je t’accompagne au caisson fumeur. On y sera tranquilles pour discuter. J’ai un rêve à te raconter…