Vue depuis le côté extérieur, la Ceinture avait une tout autre allure. Sur cette rive-ci de la confusion généralisée, le chaos était pour ainsi dire plus chaotique, et la perception s’en ressentait.
Soulagé d’être parvenu à franchir l’obstacle de la Douane, mais aussi déjà nostalgique de sa ville et un tout petit peu triste de la perte de son Saladin, Kô s’accouda au garde-fou pour marquer quelques instants de pause. En bas du talus couvert de mauvaises herbes d’un jaune maladif, au creux de la vallée artificielle, courait encore un tronçon de voie ferrée ; bien qu’il ne pût en apercevoir ni le début ni la fin, rejetés au-delà des courbures du tracé qui limitaient le champ de vision, Kô savait qu’il ne s’agissait en effet que d’un tronçon. Autrefois (il y avait très longtemps), la voie faisait bien le tour complet de la mégapole et méritait ainsi son nom de Ceinture, mais les autorités d’alors s’étaient effrayées de cette situation. Sans doute agitées par quelque fantasme d’enfermement, elles avaient ordonné le démantèlement au moins partiel du circuit et limité la longueur maximale des segments préservés à un mille nautique – sans doute à la suite d’un embrouillamini administratif ordinaire.
Mais les indigènes de cette partie-ci de la ligne bichonnaient manifestement leur tortillard ; soit celui-ci circulait encore, soit d’assidus nettoyeurs ponçaient les rails avec régularité, car ceux-ci brillaient comme s’ils étaient flambant neufs. On s’attendait à voir surgir d’un instant à l’autre une antédiluvienne locomotive suivie d’un petit nombre de wagons à impériale, un quelconque ancêtre du Trans, plus sympathique et plus humain que son ultramoderne descendant…
Kô s’était promis de ne pas rester plus de quelques minutes, mais quelque chose d’indéfinissable le retenait. À force de fréquenter les autres, il avait développé comme un sixième sens qui l’avertissait de leur présence. Un léger frémissement de l’air, une distorsion subtile de l’environnement, une très légère odeur de brûlé ou de caramel… Tout cela était présent maintenant.
Il se crispa, cramponna le garde-fou. Oublié, le poste de l’Octroi et la file de nouveaux candidats à l’exil. Oubliée, l’envie de foncer pour chercher à rejoindre Arec au plus vite… A priori, rien de spécial ne se passait en dessous. Mais Kô se méfiait toujours des apparences. Déformation professionnelle.
Un filet de vent aigrelet soufflait depuis la petite vallée artificielle qui était la Ceinture proprement dite, et Kô sentit se hérisser les rares poils de ses bras. Il chercha à repérer des insectes ; les cétoines, en particulier, développaient toute une série de réactions particulières à l’approche des autres. Ils ne se contentaient pas de prendre la fuite comme certains oiseaux (les pigeons, par exemple, déjà allergiques aux Ânes et Ânons, avaient une peur panique des autres), mais se lançaient dans toutes sortes de danses et parades affolées.
Si ce qu’on disait était vrai – si les insectes développaient une sensibilité aux mouvements de micro-charges électriques –, dans ce cas, Kô devait s’apparenter à ces hannetons qu’il s’efforçait de repérer.
Bzz, bzz, je suis le Kôléoptère…
Il eut un petit rire. Se reprit.
Là. Le thaïs ivre qui décrivait des spirales… Il montait, descendait, remontait à la verticale de rien du tout, d’un point absolument quelconque du talus… Sa danse de maniaque, inutile, répétitive et épuisante, se déroulait avec une qualité hypnotique qui évacuait le reste du vaste monde au profit des quelques litres d’air au sein desquels elle prenait place.
Kô secoua la tête pour détacher son regard du spectacle, se remit à examiner les alentours.
Mais l’herbe n’abritait apparemment pas d’autres insectes. Était-elle aussi inhospitalière que son aspect le laissait supposer ? Ou les bestioles s’étaient-elles déjà enfuies ? Dans ce cas, les autres n’allaient pas tarder à se manifester.
Le chiendent tremblait un peu, bien que Kô ne perçût aucun souffle de vent. L’air formait comme une vaste bulle, tendue, dense. Les rares silhouettes humaines visibles n’avaient aucune valeur, se réduisaient à de banals éléments inanimés du paysage, et les sons de la ville eux-mêmes paraissaient légèrement étouffés.
Un voile immatériel nimbait toutes choses et Kô en devinait l’agitation interne, prélude à de miraculeuses naissances. Démons, merveilles, allez savoir, au fond peu importait…
Las de se pencher pour observer le sol, Kô s’accroupit, sans se soucier de ce que pourrait penser un éventuel témoin de la scène.
Patience.
Soulève une feuille et tu verras le monde. Le proverbe choisissait bien son moment pour remonter à la surface de son esprit. D’ailleurs, Kô n’avait jamais été sûr qu’il s’agissait d’un vrai proverbe garanti d’origine japonaise. Mais bon. Il pouvait toujours la soulever, cette feuille, non ?
Du bout des doigts, il attrapa délicatement un végétal d’allure nuisible qui essayait probablement de se faire passer pour un inoffensif pissenlit malgré son manque manifeste de ressemblance. Il regarda dessous.
Rien. Eh, tu t’attendais à quoi ? À cette échelle, de toute manière, il n’aurait pu s’agir que d’un micro-événement, une babiole…
Ah si, là. Une malheureuse brindille, à peine droite, haute d’un centimètre et demi ou deux, grelottait comme une malade. Un point vert à peine visible couronnait l’extrémité du fétu brun. Kô réalisa avec stupeur que ce point vert était une feuille, réduite à de ridicules proportions, certes, mais néanmoins feuille jusqu’au bout du limbe.
Il s’inclina davantage dans l’espoir un peu vain d’identifier l’espèce végétale signée par cette feuille. La plupart des essences avaient depuis longtemps déserté les latitudes septentrionales trop urbanisées, ou n’y avaient naturellement jamais mis les racines, mais Kô possédait une connaissance livresque qui ne demandait qu’à s’appliquer.
Alors… Baobab ou poirier ? Séquoia ou cytise ?
Tâtons le terrain. Il s’y appliqua aussitôt, lâchant sa proie pour éprouver le sol du bout d’un pouce prudent.
Tu parles. La terre était aussi sèche que les chaussettes de l’archiduchesse.
Tout près, une sirène hurla les deux premières mesures d’un hymne quelconque, et Kô tourna la tête quelques instants vers l’origine du bruit.
Quand il revint à sa brindille, il eut l’impression qu’elle était plus grande qu’une seconde plus tôt.
Impossible, d’accord – n’empêche qu’il distinguait mieux la feuille (pardon, les deux feuilles), ce qui lui permettait d’affirmer que cette silhouette lobée ne pouvait appartenir qu’à un chêne.
Naturellement, il aurait préféré des choses plus rigolotes, bananiers ou rhododendrons, mais compte tenu du prix exorbitant auquel les rares chênes subsistants s’échangeaient, c’était une vraie petite fortune qui poussait là. Et, encouragée par la présence de ce témoin attentif qu’était Kô, une authentique forêt modèle réduit se mit à pousser sur le tertre. Une chênaie sur la Ceinture ! Un pactole qui croissait à portée de la main ! On aurait tout vu…
Fasciné, Kô observa le phénomène.
Des brindilles semblables à la première proliféraient çà et là parmi les herbes folles ; Kô en découvrit une bonne dizaine, éparpillées modestement – ou sournoisement.
Toutes ces branchettes (d’une discrétion exemplaire) portaient un minimum de deux ou trois feuilles, et paraissaient croître en cachette chaque fois que son regard les quittait, passait de l’une à l’autre pour tenter, en vain, d’exercer une surveillance sur l’ensemble.
Vite, le développement des Tom Pousses acquérait une vigueur alarmante. Il en apparaissait sans cesse de nouveaux, et les pépites de bois se multipliaient dans des proportions de magot sylvestre à donner le vertige. Le chiendent qui rampait de tous côtés faisait de plus en plus triste figure, semblait de plus en plus veule, ratatiné, minable. Cet habitant indéracinable des mégapoles ne gagnait assurément rien à côtoyer ainsi de miraculeux nouveaux riches. Les fougères elles-mêmes devaient commencer à se sentir menacées.
Une certaine logique prévalait au cœur de cette luxuriance absurde, en ce que des chênes et des chênes seulement se multipliaient en contre-haut de la voie ferrée ; aucun hêtre, aucun sapin, aucun frêne ni représentant d’une autre espèce rustique ne se glissait parmi les solides marmousets.
Kô ne disposa que d’un mince quart d’heure de tranquillité. Bientôt, le phénomène se manifesta avec une puissance telle que l’attroupement prévu se produisit. Des quidams surexcités vinrent d’abord s’accoster au garde-fou en désignant le talus avec de grands gestes emphatiques ponctués des banalités en usage chez tous les quidams surexcités : « Incroyable ! », « R’garde ça ! » ou « Ça alors ! », ou leurs équivalents dans dix ou douze sabirs disharmonieux – mais rien que du costaud, rien que de l’inusable. Kô se sentit très las…
Les arbres atteignaient maintenant près de deux mètres et il en apparaissait sans cesse de nouveaux. Une brise légère, tiède, s’était levée en douce, qui les faisait danser comme pour célébrer en silence quelque fête païenne inconnue, à la gloire de la fécondité de la terre ou de l’omnipotence de la vie en général. Pour d’autres yeux que ceux de la foule stupide alors présente, le spectacle aurait été d’une gaieté calme, impeccable.
Mais les quelques dizaines de curieux assemblés là en cinq sec ne furent pas les seuls à se soucier du miracle local ; surgis de nulle part – comme il se devait –, une poignée d’hommes à l’air décidé s’égaillèrent le long du surplomb.
Sans doute averties par quelque impotent aigri de ne pas pouvoir participer à la curée, les forces de l’ordre faisaient leur entrée en scène.
Comme à chaque irruption supposée ou avérée des autres au cœur même du tissu urbain, les vigiles avaient revêtu des tenues banalisées moins susceptibles d’effaroucher le commun des mortels ; conséquence supplémentaire d’une obscure logique tordue ou nouvelle erreur d’un Âne décisionnaire, les sbires de l’ex-BriZe (la Brigade Z d’un abécédaire policier oublié) réservaient le port de leurs impressionnants uniformes de cuir noir à leurs évolutions en privé dans les locaux professionnels ou à quelques rares interventions en terrain désert.
L’ennui, c’était que les brillants bureaucrates qui avaient conçu les tenues banalisées en question devaient appartenir à une autre époque ou à une commune ethnique non identifiable : les malheureux BriZés se retrouvaient affublés d’oripeaux qu’aucune personne sensée n’aurait osé exhiber ailleurs que dans un défilé de carnaval. Les couleurs criardes des chemises, vestes, jupes et pantalons tiraient l’œil sans la moindre pitié, comme pour mieux tourner leurs propriétaires en –ridicule.
Moins risibles cependant étaient leurs armes, que Kô connaissait bien – dessinées, elles, pour effrayer avant même que d’entrer en action. Et on avait beau dire, un gugusse équipé d’un bazooka en état de marche cessait tout à coup d’apparaître comme un gugusse. On cesse de rire d’Ubu quand ses légions assassinent.
Les premières salves, éclairs ciselés et discrètes détonations, arrachèrent au public quelques exclamations de frayeur. Une vingtaine de mètres carrés de talus redevinrent aussi vierges qu’un curriculum de nouveau-né. Il n’y eut même pas de fumerolles.
Kô eut un premier mouvement de recul, mais ne fit qu’un pas en arrière avant de s’immobiliser. Il voulait avoir une idée précise de ce qui se passait avant de prendre la tangente.
Un poussah gainé de lapis-lazuli pailleté d’or demandait déjà à ses voisins de l’aider à franchir le garde-fou pour pouvoir mieux balayer du regard le terrain théoriquement envahi par ces autres qu’il fallait anéantir. Plus loin, deux ou trois de ses collègues fendaient la foule pour venir à sa rescousse.
Ces abrutis allaient courir derrière les arbres !
Kô considéra les spécimens les plus éloignés. Les chênes commençaient à se répandre au-delà du pont. Leur croissance serait immanquablement trop rapide pour que de poussifs poursuivants humains parviennent jamais à les rejoindre.
À la course, ils gagneraient, ça ne faisait aucun doute.
Traversé par des visions de chênes shakespeariens en pleine forme, échappés d’Hamlet pour une guillerette escapade et talonnés par des brutes à la langue pendante, Kô sourit.
Et s’en alla.