Ils avaient traversé un petit bois à la végétation luxuriante. Une poche de verdure et d’air frais, presque humide, anachronique, dans un paysage de désolation absolue.
— Que se passe-t-il, Ismaël ?
— Rien de spécial, mon chéri. Nous sommes presque arrivés.
— La végétation…
— Eh bien quoi ?
— Elle est… normale.
— Pas plus que le reste, détrompe-toi.
— Toujours aussi énigmatique ! Tu ne pourrais pas être un peu plus clair, au moins une fois…
— Le monde est énigmatique. Pourquoi voudrais-tu que le misérable fragment d’espace-temps dans lequel nous nous déplaçons ne le soit pas ?
Arec ne trouva rien à répondre à cet argument de choc, d’autant qu’ils émergeaient au même instant du bois. La végétation continuait à verdoyer. Elle moutonnait devant eux telles les vagues d’une mer d’émeraude au sein desquelles flottait un bâtiment aux contours évanescents.
Arec reconnut immédiatement la maison de son rêve. La découverte de la bâtisse le mit aussitôt mal à l’aise, et son premier réflexe fut un mouvement de recul.
L’incrédulité ne lui fut cependant pas permise : la lumière crue du soleil de midi et l’air goguenard d’Ismaël soulignaient l’évidence : la grande demeure gris-ocre se dressait bel et bien là.
— Où sommes-nous, si ce n’est pas trop demander ?
Ismaël se tourna vers lui tandis que Lia, cambrée, main en visière, s’éloignait de quelques pas en considérant les hauteurs, l’avancée du toit en tuiles romaines qui surplombait la façade entièrement vitrée du premier étage, l’ampélopsis dont les tiges se mêlaient aux branches d’un rosier grimpant couvert d’affolantes fleurs pourpres.
— C’était marqué dessus, autrefois, mais les intempéries ont tout effacé, répondit Ismaël avec un sourire agaçant.
— Ah bon, bougonna Arec.
— L’île Drasil, lâcha l’ange. Approprié, non, mon petit Prince de Bois ?
Arec n’eut pas le loisir de s’énerver devant cette nouvelle énigme. Au pied du mur, entre deux touffes de lavande, quelque chose s’agita en feulant. Un museau hostile pointa, une gueule ouverte garnie d’un beaucoup trop grand nombre de dents prêtes à l’emploi.
— Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?
— La gardienne des lieux. Jézabel.
— Jézabel ?
— Jézabel.
Arec eut soudain très, très envie de prendre l’impassible Ismaël par les épaules et de le secouer violemment, mais il baissa les bras quand il réalisa que rien, sans doute, ne pourrait jamais faire perdre contenance à ce douteux dandy sorti d’on ne savait où.
Devant eux, la bestiole s’enhardit et extirpa une dizaine de centimètres de poils brun-noir et deux courtes pattes pleines de griffes d’entre les hampes couvertes de boutons prêts à éclore.
Puis elle émit un curieux jappement et frotta son museau contre les jambes d’Ismaël qui lui tapota le sommet du crâne.
— C’est une chimère. Lémur noir et chat siamois, si mes souvenirs sont bons. Seules les femelles sont viables, et encore, il en existe très peu. Tu dois réaliser que c’est un très grand privilège que d’en voir une, mon chéri. Tu n’as pas le droit de lui faire du mal.
— Faudrait lui expliquer que je n’en ai pas l’intention avant qu’elle me saute à la gueule pour se défendre.
— Ne t’inquiète pas. On se connaît bien.
Nullement incommodé par la chaleur, le cerbère miniature dardait sur lui ses yeux si rouges qu’ils en étaient presque noirs, et sur lui seul. Ses piaulis avaient cessé, pourtant, et la bête paraissait maintenant plus intriguée et soupçonneuse qu’hostile. Les houppes qui lui tenaient lieu de sourcils vibraient un peu, éventails en toupet qui s’orientaient comme des antennes radar.
— C’est habité, ce machin ? lança Lia, que son inspection des dehors éloignait peu à peu.
— Pas vraiment. Enfin, pas au sens où on l’entend d’ordinaire. Mais nous allons y remédier. Et puis de toute façon, l’Île se suffit à elle-même ; on pourrait dire qu’elle s’habite toute seule.
— Ben voyons, railla Arec. Au point où on en est…
— N’empêche que c’est méchamment grand, fit Lia d’une voix moins forte.
— C’est encore plus grand vu de l’intérieur, renchérit Ismaël.
— Tu as la clé ? demanda Arec.
— Pas besoin, dit Ismaël. Si Jézabel décide que ça va, c’est ouvert.
Arec jeta un regard mauvais à la chimère qui, maintenant tout à fait sortie de son buisson, examinait les alentours d’un air dégagé en fouettant l’air d’une très longue queue noire en panache. Ainsi prolongée par cet appendice long comme deux fois son corps proprement dit, elle faisait près d’un mètre. Un mètre d’énergie et de concentration bien cachées par la délicatesse de la robe…
— Alors, on entre ? s’impatienta Lia.
Ismaël poussa un petit rire, gravit deux marches en granit qu’Arec n’avait pas encore remarquées et s’enfonça dans une brèche de la muraille végétale qui masquait cette partie de la façade.
Après une courte hésitation, l’ex-stathouder lui emboîta le pas, suivi de près par Lia, elle-même talonnée par la trottinante bestiole censée garder l’endroit.
Arec fit quelques pas et s’immobilisa. Il avait l’impression d’avoir franchi la frontière d’un nouvel univers ; soudain, il comprenait ce qu’avait voulu dire Ismaël en affirmant que la maison était encore plus grande vue de l’intérieur. Certes, il reconnaissait toujours les lieux qui avaient constitué le décor de son récent et pénible rêve, mais il y avait désormais une dimension supplémentaire – des dimensions supplémentaires, dans tous les sens du mot dimension.
La luminosité était aussi vive qu’à l’extérieur, mais elle possédait ici une douceur inattendue, compte tenu de l’épaisseur des murs et de l’étroitesse des rares fenêtres du rez-de-chaussée.
Arec s’était attendu à accéder dans un séjour, il découvrait un jardin. Comme la façade, toute la partie droite du vestibule semblait avoir été sculptée à même la matière végétale vivante, arbres, arbustes, plantes à fleurs et lianes, et les éléments du mobilier qui se détachaient au milieu de cette jungle domestique paraissaient si normaux qu’ils en étaient incongrus.
En voyant Ismaël évoluer avec aisance dans cette pièce dont il connaissait manifestement jusqu’aux moindres recoins, Arec fut assailli, plus violemment, par le même doute qui l’avait déjà assailli à bord du transport VT. Comment lui, combattant aguerri, tueur patenté et paranoïaque professionnel, avait-il pu baisser sa garde au point de confier son existence à un parfait inconnu qui prétendait être un ange et l’appelait mon chéri ? Comment lui, accoutumé à prendre seul ses décisions et à traquer les autres – y compris les « vrais » autres – s’était-il retrouvé à fuir comme un gibier et à déléguer ses capacités d’initiative ? Le charme d’Ismaël n’expliquait pas tout.
— Ouaah ! fit Lia en découvrant à son tour le décor. C’est à qui, cette piaule ? À un nabab célèbre ?
— Célèbre non, riche, oui. Il est mort… Sa fille en a hérité. Mais elle n’interdit pas aux voyageurs d’y séjourner…
— Si tout est comme ça, je m’installe ici pour de bon ! Pas question de retourner traîner dans les bas-fonds !
— Comme tu voudras.
Lia bondissait de place en place, d’étagère en niche murale, de table basse en placard, avec une fièvre de guêpe saoule ; elle cherchait sans doute à dénicher tout ce qui pourrait ultérieurement composer un butin juteux. Dans ses yeux, on voyait presque danser le reflet des objets avec des petites étiquettes À EMPORTER. L’artiste bohème s’était métamorphosée en rapace. Il faudrait la surveiller. À cette idée, Arec se sentit ragaillardi : c’était un travail de flic, il se retrouvait en terrain familier.
Elle se dirigea alors vers un escalier en spirale à peine visible au fond de la pièce. Arec l’aperçut du coin de l’œil tandis qu’il examinait, incrédule, une cheminée d’angle dont l’âtre était creusé dans le chêne massif. Les parois et la base du foyer étaient intactes, inentamées par les braises.
Il entendit Lia marcher au niveau supérieur.
Pour l’instant, Arec ne souhaitait pas monter. Le souvenir du premier étage rêvé, avec sa morte et ses hérissons, ses dunes, ses faux airs de serre tropicale et sa détestable tendance à pencher et glisser, l’obsédait à un point tel qu’il avait peur de le découvrir ici, en quelque sorte dupliqué dans le réel.
Maintenant qu’il s’était habitué à la disposition inaccoutumée des lieux, Arec remarquait vaguement quantité d’ouvertures qui devaient donner sur d’autres salles ou sur des couloirs, mais l’escalier en colimaçon continuait à le fasciner et à monopoliser son intérêt.
Ismaël remarqua son manège.
— Alors, mon chéri, qu’est-ce qui se passe ? Tu es tout chose !
— Qu’est-ce qu’on est venus faire ici ?
— Il te faut une raison à tout ?
— En gros, oui. Désolé.
— Attendre quelqu’un. Première étape.
— Admettons. Et ensuite.
— Agir. Vraiment. Mais pour l’instant, savoure les lieux. Avant que l’armée débarque.
— L’armée ?
— Ils savent que nous sommes là, Arec. Ne te fais pas d’illusion…
— Ils vont envoyer une armée uniquement pour me capturer ?
— C’est plus compliqué… Lorsque nous serons au complet tu comprendras. Patience…
— J’ai l’impression que je n’ai pas le choix…
Arec hésita.
— Tu sais…
— Je t’écoute.
— Cette maison… je l’ai déjà vue en rêve. Mais l’ambiance était différente…
— Normal, puisque c’était un rêve.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de normal à rêver d’une maison dont on ne soupçonne même pas l’existence !
— Et les rêves prémonitoires, alors ?
— Mouais… À condition d’y croire…
— Eh bien je te conseille d’être plus crédule car tu n’es pas au bout de tes surprises.
— Le maître de l’ellipse a encore parlé.
— Bon, où est le problème ?
— Il y a une salle à l’étage que je n’ai pas vraiment envie de voir.
— Prends ton temps. Personne ne t’y oblige. Pour l’instant…