L’escalier principal débouchait sur une galerie circulaire tapissée de plusieurs portes de couleurs différentes. La plus proche, blanche, s’ouvrait sur une gigantesque pièce vide. Le parquet faisait penser à une mer aux vagues de bois. Aucun placard, aucun coffre, aucune armoire susceptible de receler un trésor. Lia l’ignora et ouvrit la deuxième porte. Rouge.
Elle donnait sur un couloir qui ressemblait à l’intérieur d’une vieille souche creuse. Lia fit quelques pas et tomba sur une autre porte qui donnait sur des toilettes, ce qui lui fit prendre conscience qu’elle avait envie d’uriner. Seul problème : la cuvette pendouillait à deux mètres du sol dans un fouillis de lianes et de canalisations tordues. Lia ne tenta pas l’escalade. Son besoin était devenu trop pressant. Elle fit glisser rapidement sa culotte et urina à même le sol sur le carrelage éventré par des plantes torpilles.
Un peu plus loin, le couloir se terminait par une nouvelle porte. Quatre vitres obscurcies par la crasse se détachaient d’un entrelacs de moulures en bois à l’ancienne recouvertes d’une peinture à la couleur désormais indéfinissable. Une vieille plaque en cuivre rivetée à son tiers supérieur était gravée d’une inscription étrange :
MERCERIE-BOUCHERIE-OUVRAGES DE DAMES.
Cherchez l’erreur, se dit-elle avec un sourire spontané.
Lia était sûre que, si elle poussait la porte du magasin, une clochette tinterait au-dessus de sa tête pour signaler son arrivée, comme dans les films 2D.
Souriant toujours, elle entra.
Et une clochette tinta.
*
La pluie ne se décidait pas à tomber franchement. Kô affrontait une bruine cafouilleuse. C’était un rideau presque immatériel, qui hésitait entre l’air et l’eau, mais qui gênait considérablement toute progression.
Dans sa girafe, il avait délégué toute responsabilité au pilote automatique. Et il ne pouvait même pas profiter du temps libre ainsi récupéré pour contempler le paysage ; le paysage, tout simplement, n’existait pas. Derrière le pare-brise, il n’y avait que l’équivalent naturel des parasites sur un écran vidéo – ce que le commun des mortels appelait « la pluie ».
Cela ne le dérangeait pas vraiment. Depuis qu’il avait baptisé son véhicule, Kô se sentait en confiance à l’intérieur. Le nom faisait office de code, de mot de passe, il installait une complicité entre l’homme et la girafe. Qui plus était, Kô avait toujours aimé les girafes. Le fait que celle-ci fût artificielle restait secondaire.
Kô remarqua que l’intarissable bruine, à l’extérieur du véhicule, se chargeait d’une quantité infinitésimale de particules brillantes ; une légère odeur caramélisée l’empêcha d’attribuer ce phénomène à quelque coup de sirocco, comme il s’en produisait parfois – même si c’était rare – sous ces latitudes.
Le système de ventilation du véhicule s’empressa d’avaler quelques-uns de ces atypiques grains de sable portés par les bourrasques…
*
L’intérieur de la MERCERIE-BOUCHERIE-OUVRAGES DE DAMES ne sentait pas le renfermé, contrairement à ce que Lia avait supposé au vu de la porte aux vitres sales. Au contraire, un léger parfum de lavande flottait dans l’air, et il y avait une très basse musique d’ascenseur.
Pas un grain de poussière dans tout cet espace, cinq ou six mètres de côté, on aurait pu tailler au moins un appartement là-dedans, et pas une trace de vie.
Elle fit quelques pas sur le carrelage blanc. On se serait cru dans un hôpital ou dans l’antichambre d’une secte. Elle chercha les rayonnages, les esses ou les éventaires plus ou moins promis par l’enseigne, mais seul le mur du fond comportait un empilement de petits placards carrés en bois également blancs, tous identiques. Un guichet bas à dessus vitré et long de deux ou trois mètres séparait vaguement la partie clients et la partie réserve, mais rien n’interdisait de contourner ce pauvre obstacle – ce que Lia s’empressa de faire, profitant de l’absence manifeste de propriétaire ou de simple vendeur.
Elle ne fut pas beaucoup plus avancée ; là non plus, elle ne voyait rien à récupérer.
Elle hésita quelques instants, dansant d’un pied sur l’autre en examinant le vide autour d’elle avec le sentiment d’être franchement ridicule. L’endroit était si dépouillé que cela la mettait mal à l’aise. N’eût été la muzak, qui indiquait quand même qu’on s’attendait ici à accueillir des visiteurs, elle se serait crue tout à fait déplacée.
— Il y a quelqu’un ? appela-t-elle.
Seul le Best of Beethoven mouliné à la machine daigna lui répondre – et encore, pas fort.
Lia commençait à se remémorer les rares programmes de divertissement horrifiants auxquels elle avait eu accès dans son enfance pourrie, et ça ne contribuait pas à la rassurer. Elle avait toujours eu trop d’imagination, trop tendance à peupler le décor avec des versions perso de la Créature, Killer Mickey, Bloody Mary et ses Sept Cybernains… Elle s’attendait sincèrement à voir surgir un ET aux griffes sanguinolentes, plein de crocs partout, avec une gueule comme ça, et qui dirait dans un râle hyper-lent « Je… suis… venu… t’apporter… l’amour… » sans qu’il soit besoin de réfléchir trop longtemps à la nature de l’amour en question, compte tenu de l’excroissance que l’ET trimbalait quelques dizaines de centimètres plus bas.
Lia était très nerveuse et consciente de l’être. Son corps lui faisait mal, elle avait une vague nausée, un peu comme si elle était enceinte.
Elle décida d’ouvrir une des portes sur le mur de placards. Ça l’occuperait.
Elle alla se hisser sur la pointe des pieds devant les portillons superposés. Plus c’était hors de portée, plus ça renfermait des trucs précieux, c’était une règle de base, un principe.
Du bout des doigts, elle parvint à saisir une petite poignée ronde et à tirer. La porte s’ouvrit sans difficulté.
Elle lâcha sa prise et recula pour mieux voir.
Dans la casemate, des centaines d’écheveaux de fil de couleur s’entassaient proprement quoique dans le désordre. On se serait attendu à les voir déborder et dégringoler du casier, mais ils restaient bien sages, bien lumineux, prêts à être enfilés sur une aiguille et arrangés en motifs délicats. Il y avait là de quoi dessiner de riches décors en quantités, et des paysages, et des fleurs de toutes les teintes…
Je suppose que voilà pour la partie mercerie, songea Lia. Où sont la boucherie et les ouvrages de dames ?
Elle se déplaça vers la droite et répéta ses gestes pour ouvrir un nouveau casier.
Des coupons de tissu.
Plus loin, autre casier.
Surprise : le contenu de celui-ci n’avait plus grand rapport avec la mercerie, sinon par le biais du vêtement sur mesure. Plus profond que les deux précédents, il abritait des poupées à l’effigie d’individus de deux sexes et quelques, de toutes les races et de tous les types physionomiques, couchées les unes sur les autres, tête sur le côté et yeux grands ouverts comme pour regarder à leur tour quiconque les regarderait. Faces de porcelaine et de celluloïd aux traits stylisés, parfois caricaturaux.
Ouvrages de dames ?
Cette fois, Lia prit la peine de refermer la porte. Elle avait depuis longtemps passé l’âge des poupées et, si jamais elle s’était intéressée à celles-ci, c’était sans doute bien plus tard, quand avait sonné l’heure des poupées en chair et en peau, genre Arec et consorts.
Casier suivant.
Elle avait faim, ce serait le dernier. Après celui-ci, elle irait voir si cette baraque bizarre ne renfermait pas une ou deux cuisines avec les réserves de nourriture afférentes.
Elle se mit l’index sur les lèvres pour mieux réfléchir et, au bout de quelques secondes, opta pour une porte tout en bas, au ras des carreaux blancs qui sentaient l’antiseptique.
D’abord, elle eut un geste d’énervement ; derrière la porte ouverte, le compartiment renfermait… d’autres compartiments, tout petits, agencés en un impeccable bloc de minuscules tiroirs à façade en plastique transparent, avec des poignées si minuscules qu’elles semblaient destinées aux seules mains d’impossibles gnomes ou autres lutins locaux. À moins que les poupées de l’autre casier… Passé son premier réflexe agacé, Lia, accroupie, tendit deux doigts précautionneux vers un tiroir plus brillant que les autres, qui paraissaient contenir d’humbles perles à tisser multicolores, du fil de nylon et des fermoirs destinés aux exercices enfantins. Elle tira.
À sa grande surprise, tout le tiroir lui resta dans la main. Astucieux, le rangement permettait d’agencer des éléments séparés sans les condamner à rester fixés les uns aux autres, et Lia venait d’en cueillir un morceau.
Elle examina son butin avec un sourire satisfait. La boîte qu’elle avait détachée contenait à ras bord une poudre argentée du meilleur aloi. Lia pensa que celle-ci devait servir au maquillage, se rêva aussitôt poudrée d’argent, sur les joues, sur le front, la poitrine… L’image d’une Lia ainsi luxueusement fardée lui plut beaucoup, et elle empocha vivement la boîte en regardant autour d’elle pour s’assurer que personne ne pouvait la voir. Elle ne s’aperçut pas que la boîte fuyait un peu et semait des paillettes ; de toute manière, elle n’y aurait pas accordé d’importance.
Quoique décidée à ressortir au plus vite, elle ne put s’empêcher de jeter au passage un coup d’œil sur le dessus vitré du comptoir qui divisait la pièce et qu’elle avait effleuré, distraite.
Elle se jeta en arrière en poussant un cri.
*
Arec cherchait en lui-même les ressources de volonté nécessaires (tu es un guerrier, un barbouze, un dur, tu es…) et finit par soulever ses pieds de plomb suffisamment pour avancer vers les marches.
Il commença à monter sans oser poser la main sur le chèvrefeuille en fleurs qui faisait office de rampe. Il avait un peu le vertige. Tous ces parfums entêtants… Il appela :
— Ismaël ? Où es-tu ?
Mais Ismaël avait disparu. Tout comme Jézabel, et Lia dont il n’entendait plus les pas résonner à l’étage. Même Vesper l’avait abandonné ; il était probablement suspendu à une vieille poutre, telle une saucisse sèche, dans un recoin obscur d’une soupente perdue, pour une de ses interminables siestes.
L’impression d’évoluer dans un songe se renforçait. Tout ceci ne pouvait être qu’une illusion, n’est-ce pas ? Il n’y avait que dans les cauchemars qu’on abdiquait ainsi son libre arbitre pour se laisser porter par les coq-à-l’âne de la fantasmagorie.
S’il en allait ainsi, Arec était sûr que son cauchemar avait débuté au bord de la mer, là-bas, à Houlgate. Anjelina… Anjelina devait avoir été porteuse d’un songe contagieux autrement plus virulent que les autres…
Sur le palier du premier, Arec s’immobilisa. Il percevait une musique très discrète, presque inaudible, et il aurait juré que chaque fleur qui s’épanouissait ici en émettait une partie. En tout cas, cette musique peut-être imaginaire se montrait câline et réservée comme pour se faire pardonner sa présence.
Ce n’était pas du tout comme dans son rêve – et c’était presque pire. Il poussa la porte blanche…
Certes, le volume habitable correspondait, comme plusieurs autres caractéristiques (les fenêtres de toit, la mezzanine sur la moitié nord, les pierres apparentes du mur sur la droite, et ainsi de suite), mais les ondulations boisées du parquet de châtaignier lui donnaient la nausée…
Une fraction de seconde, Arec chercha des hérissons, mais le décor n’en comportait aucun.
Bien que tout fût clos, il soufflait une brise légère et rafraîchissante. Arec fit un pas.
Et Lia hurla.
*
Il y avait quelqu’un dans cette saleté de murette !
Lia s’efforça d’apaiser les battements de son cœur affolé, laissa s’écouler quelques instants puis, en l’absence de toute manifestation suspecte, elle s’approcha d’un pas timide. Après tout, elle avait peut-être rêvé. Qu’est-ce que quelqu’un aurait fabriqué là-dedans ? Malgré les apparences, on ne vivait pas dans un film d’épouvante, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
Mais il y avait bel et bien quelqu’un dans le guichet, entre les parois en briques d’aspect anodin.
C’était une femme d’âge nettement mûr, et elle reposait sous la vitre, étendue sur le dos, les mains croisées sur le ventre à la manière d’un gisant.
En constatant qu’elle avait les yeux fermés, Lia s’enhardit. Une femme qui dormait ne risquait pas de l’attaquer. Pas tout de suite. Pas beaucoup. Enfin, si elle dormait. Parce que… Elle était peut-être morte, cette fille ? Asphyxiée ? Emmurée ?
Lia osa s’accouder à la cloison-cercueil. Observa. Elle avait déjà oublié jusqu’à l’existence de la boîte de paillettes dans sa poche.
Elle approcha son visage du verre, qu’elle trouvait d’une netteté extraordinaire, s’étonnant que l’hypothétique haleine de la refroidie ne projette aucune buée à l’intérieur de ce qu’il fallait bien se résoudre à considérer comme un sarcophage.
Plutôt gironde, l’ex-blonde qui était là-dedans. Et sa bouche entrouverte et un peu trop large, comme celle d’une grenouille, souriait presque, comme pour se moquer du ridicule tailleur dont on l’avait sans doute affublée post mortem. On l’avait même chaussée d’escarpins vernis à talons hauts – mais ça, estimait Lia, c’était presque normal : ce genre de chaussures était à peu près inutilisable partout ailleurs que dans un cercueil…
— Saint Âne ! C’est quoi ce truc-là ? !
Lia sursauta. Son rythme cardiaque fit une embardée. Elle se retourna et découvrit Arec, autant essoufflé que sidéré.
— T’es dingue… T’as failli me tuer !
— N’exagérons rien. Je t’ai entendue crier et… Je me suis inquiété.
En d’autres circonstances, Lia l’aurait aussitôt embrassé, mais la femme dans le verre entamait quelque peu son désir.
— Elle est morte ? demanda Arec.
— Je ne sais pas…
Ils se penchèrent au-dessus du cercueil.
— On dirait une vraie, hein ? fit soudain une voix derrière eux.
Lia sursauta une nouvelle fois, ses mains se crispèrent sur le rebord du guichet. Si ça continuait, on aurait sa peau via une défaillance cardiaque. Pourtant, elle ne se retourna pas ; du coin de l’œil, elle avait distingué la silhouette élancée, pelucheuse et vive de la chicherie, et elle se doutait que l’intrus ne pouvait être qu’Ismaël. Lui seul pouvait arriver accompagné par cette sale bête.
— Parce que… c’est une fausse ? fit-elle en ayant l’impression de s’adresser au vide.
— Dans la mesure où nous n’existons pas pour elle, oui.
— Elle est morte ? demanda Arec dont c’était apparemment l’obsession première.
— Plus ou moins, éluda Ismaël en contournant l’obstacle pour venir se poster en face d’eux et s’accouder à son tour à la vitre.
Arec observa un bref silence. Il chercha un moyen de ne pas tomber dans le piège tendu par la réponse énigmatique de l’ange, n’en trouva pas, et se résigna à poursuivre ce dialogue absurde.
— Plutôt plus ou plutôt moins ? demanda-t-il.
— C’est impossible à dire dans l’absolu, mon chéri, sourit l’autre pénible.
— Et qu’est-ce qu’elle fout ici ?
— C’était sa chambre.
— Sa chambre ?
— D’enfant, plus précisément.
— J’espère qu’elle avait un bon pédopsychiatre, commenta Arec.
— Et elle s’appelle comment ? demanda Lia.
— Son nom d’origine a peu d’importance, répondit Ismaël, mais maintenant, elle se fait appeler Isis.
Du bout des doigts, il esquissa en l’air les contours boursouflés du nom.
— Sur les réseaux ? insista Lia.
— Plus ou moins, là aussi. Ses interventions n’étaient pas très… officielles. Elles ne le sont toujours pas.
— Parce que…
Lia considéra la presque morte avec une attention nouvelle. On ne voyait ni câbles ni relais greffés sur le corps, mais ça ne voulait rien dire. On pouvait certes regretter l’absence d’évidences machiniques, mais il était aussi permis d’estimer que la situation était déjà assez spectaculaire comme ça.
— Oui, fit Ismaël. Elle émet toujours, et même de plus en plus. Elle a une certaine tendance à envahir ses contemporains, depuis quelque temps. Ça va avec le reste.
— Le reste ? s’étonna Arec.
— Le reste de ce qui se passe un peu partout, et qui t’inquiète tant, mon chéri.
— Les autres… C’est grâce aux autres qu’elle peut se passer de câble pour envahir le réseau, n’est-ce pas ?
Ismaël se détourna de la cuve et se mit à arpenter la pièce.
— Cette… dame… ne constitue pas un cas isolé, poursuivit-il sans répondre à la dernière question posée, comme à son habitude. Oh, ils ne sont pas très nombreux, mais ils existent !
Lia leva la tête et chercha sans succès à croiser le regard d’Ismaël qui paraissait perdu dans quelque songe étrange.
— Ils ?
— Les congelés. Le mot n’est pas très correct, il s’agit plus de cryogénisation que de congélation, mais c’est comme ça qu’on les a baptisés sur la Trame, et c’est resté dans le vocabulaire courant. Pourtant, la mode n’a pas pris.
— La mode ? demanda Lia en se sentant de plus en plus l’âme d’une chambre d’écho.
— C’est venu d’une commune soi-disant afro-aztèque, précisa Ismaël. Ils prétendaient réintroduire le culte des ancêtres, réinstaurer une présence des défunts. Ça s’inspirait directement des premiers essais de cryogénie privée. Des nababs qui s’étaient offert des tickets pour l’éternité, ou du moins pour le temps nécessaire à la mise au point de techniques de réveil et de longue vie pour les morts qu’ils seraient, eux ou leurs proches. Ou leurs chiens, ou leurs canaris… L’idée de la commune afro-aztèque, leur slogan, c’était « Gardez vos morts sous la main ». Mais franchement, ils auraient dû prévoir que la plupart des gens étaient contents quand Pépé, Mémé ou Médor débarrassaient le plancher…
— Mouais, fit Lia en songeant à tous ceux qui auraient pu échouer dans un caisson chez elle, et à qui elle avait miséricordieusement échappé.
— Bref, ça n’a pas beaucoup marché. Mais il reste quelques spécimens comme cette dame ici présente.
— Et elle a quelqu’un ? demanda Lia. De la famille, je veux dire. Pour la réveiller. Au cas où.
Consciente de s’empêtrer, Lia décida d’arrêter les frais. Elle attendit qu’Ismaël explique, mais, comme toujours, Ismaël n’expliqua à peu près rien.
— Oui, elle a quelqu’un, répondit l’ange. Mais pas comme tu l’imagines. Des milliers de gens croient en elle, elle est leur catalyseur. En ce sens, elle va nous servir. En fait, elle a commencé à semer la bonne pagaille il y a bien dix ans – peu après sa mort, ou plutôt son changement d’état.
— Elle n’est pas morte ?
— Pas complètement. Difficile à croire, hein ? Mais il y a bien quelque chose qui fonctionne encore, et largement, dans cette tête froide !
— Et ce quelque chose n’est pas entièrement humain, insista Arec.
— Tu as parfaitement raison, lui répondit Ismaël, le laissant paradoxalement sans voix.
Lia considéra Jézabel, qui s’était installée au pied du cercueil et avait entrepris une toilette méticuleuse et inutile. La chimère ne s’intéressait absolument pas à ce qui se passait à côté d’elle.
— J’y comprends rien du tout, dit Lia avec une soudaine envie de mordre. Mais à quoi ça nous avance d’avoir une bonne femme congelée dans une baraque à coucher dehors ?
Ismaël éclata franchement de rire, ce qui vexa Lia. Il souriait souvent, et même trop souvent, mais ne s’esclaffait presque jamais.
Elle se fourra les mains dans les poches, grognonne, et rencontra au fond du vêtement, sur la droite, la petite boîte qu’elle avait volée et dont elle avait un instant oublié l’existence. Elle n’arriva pas à feindre l’indifférence, avec ce gigantesque handicap minuscule, là. Elle grimaça pour feindre à son tour l’hilarité.
— Je ne vois pas le rapport avec le reste du foutoir, dit-elle.
— Ah bon ? ironisa Arec.
— Nous sommes tous embarqués dans la même maison, mes chéris. Alors patience…
La formule était un peu bizarre, un peu boiteuse, mais Lia en avait entendu d’autres dans la bouche de cet angélique escogriffe. Elle ne s’attendait pas à ce que la maison se mette à naviguer pour de bon, avec eux pour équipage. Elle oublia la phrase. Et fit courir ses doigts sur la vitre du sarcophage à la recherche d’un éventuel mécanisme d’ouverture. Deux tentacules se déroulèrent aussitôt du plafond en claquant et s’enroulèrent autour de ses poignets.
— Hé !
Elle retira ses mains et les lianes la libérèrent.
— Isis est sacrée ici, et la maison veille, expliqua Ismaël.
Mû par une impulsion aussi soudaine qu’irraisonnée, Arec se pencha et posa les mains sur la vitre.
Les lianes tremblèrent un instant puis s’écartèrent en s’enroulant sur elles-mêmes, disparaissant peu à peu vers les hauteurs insondables de la pièce.
— Bien vu, Arec. Tu as deviné tout seul.
Arec regarda Ismaël d’un air étonné.
— Deviné quoi ?
Au moment où Ismaël s’apprêtait à répondre, la bestiole au pied du cercueil s’agita, poussa un cri craintif et quitta la pièce aussi vite que le permettaient ses petites pattes.
Ismaël ne riait plus du tout.
— Nous ferions mieux de la suivre, dit-il. Jézabel sait toujours ce qu’elle fait.
— Mais que se passe-t-il ? s’inquiéta Lia.
— Rien de grave, au contraire. Nous avons de la visite…