La pluie et le vent avaient cessé de battre contre la grande baie vitrée du coin cuisine. La lumière avait viré au gris plomb, et Ismaël avait allumé les rampes halogènes du plafond. On n’entendait plus que les bruits de vaisselle déplacée, de déglutition et de mastication.
Ils étaient affamés, mais la nourriture n’échappait pas à la règle. Dans cette maison peu de choses suivaient le sens commun. Il y avait bien un frigo mais il était plein de chaussures, maintenues à la température idéale de 7 degrés Celsius. « Pour les expéditions à venir, ce sera probablement utile », avait lancé Ismaël en adressant un malicieux clin d’œil à Arec. L’un des murs de la cuisine était affublé d’une centaine de placards et les investigations s’étaient avérées fructueuses : linguine, pesto d’épinards, carnaroli, pecorino sardo, sel rose de l’Himalaya, capuliatu, poivre des moines, piment banane, huile d’olive et de noix, tamari…
Ismaël, qui connaissait bien la maison, ramena de la salle de bains, qui ressemblait plus à un jardin à l’anglaise qu’à une salle réservée aux ablutions, quelques bocaux raffinés : confiture de mirabelle céleri et pétoncles, confit de lapin et de limande, pâté de limule et d’anaconda, ainsi qu’un haveneau plein de larves de dynastes qu’il avait épuiseté dans une vasque de bain creusée dans un tronc de séquoia.
Il y eut un consensus général pour les linguine au pesto d’épinards et le carnaroli au capuliatu, quelques timides tentatives sur les confits, les pâtés et les confitures, et seul Ismaël salivait en regardant grouiller sa prise derrière les mailles du haveneau.
— Le moment est venu de faire le point, dit soudain l’ange.
Arec, qui venait de réaliser que le lapin et la limande se mariaient plutôt bien, surtout accompagnés d’un verre de gigondas cuvée Alexandre, en resta bouche bée. Le piment banane y était peut-être pour quelque chose.
— Tu es sérieux, là…
— Comme d’habitude.
Arec ne put s’empêcher de ricaner, maculant Vesper de fragments de pâté. Mais le petit porc ailé était bien trop occupé à téter son cou pour s’en formaliser.
— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, Ismaël, le moment est venu depuis si longtemps qu’il a même failli repartir !
— Mon père me disait toujours qu’il ne fallait pas confondre vitesse et précipitation, fit remarquer Kô. Et j’ai l’impression, malgré son penchant à briser le processus holométabolique de certains coléoptères, qu’Ismaël suit cette doctrine.
— Je croyais que tu n’avais pas connu ton père, Kô, soupira Arec en arrachant Vesper de son cou. Et toi, ça suffit comme ça, lança-t-il à l’immonde vampire, sinon en plus d’être chauve, tu vas devenir obèse !
Lia pouffa. Vesper lui rétorqua un rot moyennement discret.
— La philosophie orientale, c’est tout de même autre chose, dit-il en essuyant son museau sanguinolent d’un revers d’aile.
— Non mais je rêve, s’emporta Arec. Kô n’est guère plus oriental que toi, à peine plus humain, peut-être… Il ne s’est tout simplement pas baladé pendant deux jours avec un type qui a toujours fait preuve d’un art raffiné de l’ellipse et de l’évitement.
— Mais qui est super-mignon, toujours poli et d’un calme olympien, ajouta Lia. Ce qui n’est pas vraiment ton cas, conclut-elle en fixant Arec.
— Bon. OK. Vous avez raison. Je ne suis ni mignon ni poli ni olympien et la philosophie occidentale, c’est de la merde ! On t’écoute, Ismaël.
— Merci, Arec. Mais je vais quand même préciser un détail pour excuser ce comportement, il est vrai un peu évasif, souligné par notre inspecteur préféré…
Il mordit dans une larve de dynaste, blanche et grasse, à la tête ronde et brune semblable à un caramel. Un liquide jaunâtre et sirupeux lui coula à la commissure des lèvres. Il s’essuya d’un revers de main et reprit le fil de son discours.
— Si je vous avais révélé trop de choses avant d’arriver ici, tout aurait été plus compliqué. Vous m’auriez probablement pris pour un dingue.
— Ça, c’est déjà fait.
— Arec !
— Excuse-moi, Vesper. Sinon, tout va bien pour toi ? Mon sang ne charrie pas trop de toxines aujourd’hui ?
— Bon, je continue, reprit Ismaël dont la nonchalance commençait à se lézarder. Je ne voulais pas risquer de me dévoiler. Contrairement à Arec, les autorités veulent réellement ma peau.
— Eh bien voilà. Nous entrons dans le vif du sujet. Notre cher ange va enfin dévoiler sa véritable identité…
— Je ne sais pas si Ismaël est un ange, fit remarquer Kô. Ce qui est sûr c’est qu’il commence à sentir le brûlé.
Arec bondit en dégainant le Dodge 54 comme s’il allait affronter un pistolero, faisant basculer Vesper de son perchoir.
— J’en étais sûr…
— Que se passe-t-il ? demanda Lia qui ne comprenait pas du tout ce qui se passait.
— D’après ce que j’ai compris, Kô a un don particulier. Il sent les autres, expliqua Vesper qui avait réussi à s’envoler juste avant de toucher terre et s’était posé dans le fouillis de lianes qui pendouillait du plafond. Et apparemment, Ismaël en héberge quelques-uns.
— Bien résumé, dit Kô à Vesper. Mais tu sens le brûlé aussi…
— Qu’est-ce que tu racontes ? ! s’exclama Arec, totalement déstabilisé.
Le canon du Dodge faisait des allers-retours de plus en plus rapides entre Ismaël et Vesper.
— Range ton arme, dit calmement Ismaël, insensible aux élans de panique d’Arec. Si nous avions représenté un quelconque danger il se serait déjà manifesté, non ?
— Je ne sais pas, dit Arec. Mais voilà révélée une de tes cachotteries, et non des moindres. Si elles sont toutes à l’avenant, je ne suis pas sûr de vouloir découvrir les autres. En attendant, explique-toi et vite…
Ismaël acquiesça sans rechigner.
— Je ne vous ai pas menti en disant que j’avais séjourné à la ferme aux chimères, mais j’ai sciemment omis de vous dire que c’était en tant que cobaye.
— Saint Âne ! s’exclama Lia. Mais alors, tu es une chimère !
— Plus que ça, même…
— Et moi, pourquoi je sens le brûlé ? s’exclama Vesper qui réalisait soudain ce que cela impliquait.
— Parce que tu as été conçu selon le même principe que moi.
— Merde… J’ai la trouille… Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Par là je n’entends rien du tout, mais je crois que tu as très bien compris. Tu sens le brûlé et les autres t’habitent.
— Tu viens de faire un jeu de mots salace, là, non ?
— Ça suffit !
Une goutte de sueur coulait le long de la tempe d’Arec et son index tremblait, recroquevillé sur la gâchette du Dodge 54.
Lia s’approcha de lui en grimaçant.
— Tu n’es plus stathouder, tu n’es plus inspecteur, tu n’es plus effaceur, mais tu es toujours parano et emmerdeur. Tu réclames sans arrêt des explications, et maintenant qu’Ismaël est sur le point de t’en donner, tu ne le laisses même pas parler. C’est insensé, ça ! Alors tu arrêtes de pointer ton flingue et tu écoutes ce qu’il a à dire.
— Je crois que notre belle Lia a raison, conclut Kô.
— Si tu t’y mets aussi…
Arec baissa lentement son arme et Lia adressa une œillade lascive à leur nouveau compagnon.
— Bon, poursuivons, dit Ismaël plus flegmatique que jamais, comme s’il se doutait que les explications allaient être longues et difficiles, et qu’il valait mieux économiser tout de suite son énergie… Nous avons eu droit à une petite injection de puces combinatoires mais elles sont bridées et incapables d’auto-duplication. Il n’y a donc aucun risque. Elles ne peuvent ni muter ni se multiplier…
— Elles servent à quoi alors ?
— Elles ont les mêmes pouvoirs que les autres, mais ne peuvent faire que ce pour quoi elles ont été programmées et rien d’autre. Elles ne pourront jamais me transformer en ours ou en grille-pain. Mais c’est tout de même ce qui fait de moi une chicherie.
— Je suis une chicherie, dit Vesper. Une chimère connectée.
— Tu es connecté grâce aux autres, enfin… une variété atténuée, et c’est ça qui fait de toi une chicherie.
— Vesper est un mélange de porc et de plusieurs formes de chauve-souris. Mais toi tu es un mélange de quoi ? demanda Lia, l’œil lubrique.
— On verra ça plus tard. Pour l’instant l’essentiel n’est pas là.
— Et il est où ? demanda Kô, tout excité.
— Au fond des bois.
*
Ismaël leur racontait une histoire qui tenait la route mais qui pouvait être truffée de fariboles. Comment savoir ? Un groupe de congelés, connus sous le nom de Gardiens invisibles de la Petite Olympe, mais cela restait bien sûr à prouver, dirigeaient la Girouette. Plausible. Ils avaient également essayé de détourner à leur profit l’utilisation des puces fabriquées dans la Vallée de la Silicone. Ils se prenaient pour des Dieux, capables de changer le cours de l’humanité… Et que faisaient les Dieux sinon rendre visite aux mortels sous une forme plus ou moins humaine ? La ferme aux chimères avait exploré deux axes de recherche : l’art de combiner les gênes, et celui de créer des interfaces biotiques capables de modifier le matériel génétique en temps réel. L’interaction des deux pouvait être redoutable. De quoi faire se retourner Ovide dans sa tombe ! De nombreux cobayes, chimères de carpes et de lapins, moururent dans un clapotis de chairs, d’os, de nerfs et de peau mal structurés. D’autres survécurent, et le rêve des Gardiens invisibles de la Petite Olympe fut sur le point de devenir réalité. Connectés via les autres à leurs avatars métamorphiques, ils seraient enfin de vrais Dieux… Mais à vouloir rendre les puces mutantes trop performantes, elles ont fini par se suffire à elles-mêmes et ont joué la fille de l’air en prenant de la poudre d’escampette. Les autres ont alors commencé à foutre le bordel sur la planète. En réaction à ceux qui avaient voulu les dresser, en faire des esclaves cellulaires.
— Hallucinant, fit Kô.
— Il y aurait donc des Dieux parmi nous ? fit Lia, songeuse.
— J’en suis peut-être un, fit Vesper.
— C’est tout ce que tu as à nous raconter ? conclut Arec.
Ils le regardèrent en affichant des mines hébétées, comme s’il venait de sortir la plus profonde des inepties.
— Eh bien oui, quoi ! Tout ça est à la fois instructif, étonnant et inadmissible, mais ça ne nous dit toujours pas ce que nous sommes venus faire ici, à part, bien sûr, s’empiffrer de pâté de limule et de larves de dynastes !
Ismaël hocha la tête.
— Arec a raison.
Un ange potelé, affublé de ridicules ailes de poussin, passa.
Puis Ismaël entreprit de satisfaire les légitimes revendications d’Arec.
— Comme l’a parfaitement souligné Kô, la maison entière et son environnement immédiat sont entièrement colonisés par les autres. Alors deux questions se posent : pourquoi sont-ils là et pourquoi nous laissent-ils tranquilles ?
L’ange potelé fit une tentative de come-back, mais Ismaël l’écarta d’une chiquenaude, l’assistance, Vesper compris, étant totalement suspendue à ses lèvres.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je répondrai d’abord à la seconde question…
Ismaël assurant lui-même les questions/réponses, personne n’y vit de réelle objection.
— Ici, les autres sont sous le charme. Littéralement. Celui d’une magicienne semblable à la Circé que rencontra Ulysse lors de son odyssée. Mais sa magie n’est pas due à la prérogative d’un statut divin, non, plutôt la conséquence d’un talent « musical »…
— Ça y est, je recommence à être largué, soupira Arec.
— Tu es trop cartésien, fit Kô. Tu veux comprendre chaque phrase, alors que la connaissance émerge toujours d’une somme d’éléments qui, pris séparément, n’ont pas forcément de sens…
— Le tout est plus que la somme de ses parties, ajouta Vesper.
Arec se tourna vers Lia.
— Tu n’as rien à rajouter pour mettre encore plus en valeur mon étroitesse d’esprit ?
— Non… si ce n’est que cette histoire me fait penser aux charmeurs de serpents qui hypnotisent les cobras avec leurs flûtes.
— Bien vu, Lia, même si le serpent n’est pas réellement hypnotisé mais en position de défense face au morceau de bois qui ondule devant lui et au bruit sourd que fait le musicien en martelant le sol du pied. En fait…
Ismaël saisit une larve de dynaste entre le pouce et l’index et la goba entièrement. Puis il reprit sa phrase tout en mâchouillant la pauvre bestiole qui avait bêtement rêvé d’être un jour un rutilant coléoptère.
— J’évoquerais plutôt le joueur de flûte qui attira les rats par sa musique pour en débarrasser la ville d’Hamelin qui en était infestée.
— Mais on ne lui régla pas son dû et il se vengea en attirant tous les enfants pour les noyer dans la rivière, conclut Vesper.
— Une version du conte se conclut ainsi, mais les frères Grimm l’on terminé autrement. Les enfants se retrouvèrent en Transylvanie, sauf deux d’entre eux, un aveugle et un boiteux, qui restèrent en arrière et furent épargnés…
— La magicienne joue donc d’un instrument ? interrogea Lia.
— Non. Enfin, pas au sens strict du terme.
Arec s’abstint de tout commentaire, de peur d’aggraver son cas.
— Elle chante alors, suggéra Kô, comme les sirènes dans l’odyssée d’Ulysse.
— À sa manière, oui. On détaillera plus tard. Ne compliquons pas pour l’instant, répondit Ismaël en lançant un regard subreptice et amical à Arec.
— J’ai trouvé ! s’exclama Vesper. Nous sommes ici dans le temple d’Isis. Et notre magicienne y charme les autres de sa voix enchantée, comme la Reine de la Nuit charme les animaux sauvages de sa flûte magique dans l’opéra de Mozart.
Ils se tournèrent tous vers lui d’un air ébahi.
— Eh bien quoi ? Une chicherie connectée, c’est forcément cultivé, non ?
*
— Soyons fou, fit Arec en saisissant une larve de dynaste.
— Tu ne vas pas manger ça, dit Lia l’air horrifié.
— Je vais me gêner…
Il lui arracha la tête d’un coup de dents et recracha le disque brun et chitineux. Il glissa ensuite le corps décapité dans sa bouche, le mâcha un court instant en s’efforçant de ne pas faire la grimace, puis l’avala d’un grand coup de glotte.
Il fixa alors Ismaël droit dans les yeux.
— J’ai accompli un rite initiatique qui me donne le droit de savoir. Une question. Une réponse.
Ismaël, impressionné, acquiesça.
— Bien. Alors… Quel est mon rôle dans cette histoire ?
— La réponse est à la fois simple et complexe.
— Commence par la version simple.
— Eh bien… Celle que nous appelons pour l’instant la magicienne, bien qu’elle ne le soit pas plus que toi ou moi, a quelques petits soucis. Et tu es la seule personne capable de les régler.
— En vertu de quoi ?
— De ton immunité naturelle envers les autres. Souviens-toi du cercueil d’Isis. La maison a empêché Lia de le toucher. Toi, elle t’a laissé faire…
— Pourquoi cette immunité ?
— Je pourrais te répondre tout simplement « Parce que tu as un don », mais il se pourrait également que ton organisme produise des cellules NK capables de reconnaître et refouler les autres.
— NK ?
— Natural Killer.
— Je peux les tuer, alors…
— Je ne pense pas.
— Tu ne le sais pas, en fait.
— Non. Ce que je sais par contre, c’est que la maison te laissera faire, quelles que soient les circonstances ou tes intentions.
— Je ne comprends toujours pas. OK je suis immunisé. OK la maison me respecte, ou m’ignore, ou me craint, je ne sais pas, en tout cas me laisse tranquille. Et alors ? Quel rapport avec la magicienne ?
— Je ne vois pas non plus, avoua Vesper.
— Moi, j’ai une petite idée, fit Lia.
Arec soupira.
— On n’est pas en train de jouer, là…
— Et pourquoi ça ? Les plus belles idées naissent toujours par hasard…
— Merci, Kô. Alors voilà ce que je pense. Cette piaule est habitée par les autres. Une magicienne les a attirés ici. Ismaël nous parle d’elle depuis un bon moment. C’est donc un personnage important et la question qui se pose est alors évidente : où est-elle ?
— C’est vrai, ça, répéta Arec. Où est-elle ?
— Probablement dans les entrailles de la maison, poursuivit Lia. Protégée par les autres, qu’elle a domptés. Et tu es le seul à pouvoir la retrouver.
Ismaël était sidéré.
— Alors là, bravo. Déductions admirables.
Lia était aussi rayonnante qu’un trou noir.
Les trois autres (Vesper compris) dodelinaient du chef, manifestement très impressionnés. Arec revint aussitôt à la charge.
— Les autres me laissent passer. OK. La retrouver ? OK. Mais dans quel but ?
— Celui qui voit l’invisible peut accomplir l’impossible, dit Kô.
— Je ne vois pas le rapport.
— Justement.
— Quoi, justement ?
— Si le juste ment, le fourbe le sent.
— Tu inventes, là.
— Peut-être, intervint Ismaël, mais Kô a mis le doigt sur quelque chose d’intéressant. Le fourbe peut voir l’invisible. La réalité au-delà des apparences, les détails insignifiants, une odeur de crème brûlée, par exemple…
— Comme moi, dit Kô.
— Exactement. Tu peux repérer ce qui est invisible et permettre à Arec d’intervenir.
— Ils vont faire équipe, quoi !
— L’art de la concision, reconnut Vesper.
— Mais on ne sait toujours pas POURQUOI !
— Arec… minauda Lia, comme si elle s’adressait à un nouveau-né. Arrête de faire le débile. En fait, tu le sais tout aussi bien que moi.
Ismaël sourit.
— Pour sauver le monde, bien sûr !