Arec et Kô ne savaient pas précisément ce qu’ils devaient chercher et par là même trouver. Ismaël leur avait parlé de trous de ver, de déchirure quantique ou – en termes plus facilement compréhensibles, même par un bébé klingon –, de portes spatio-temporelles : OK. Pour « déchirer » une brane les autres devaient s’y mettre à plusieurs millions, de quoi dégager une sale odeur de brûlé : OK. La bastide entière était cependant déjà carbonisée, présentait une infinité de coins et de recoins, et aucun indice n’orientait réellement les recherches. Ils ne pouvaient donc se fier qu’à leur intuition. Ils avaient ainsi exploré de nombreuses pièces, aussi étranges et dangereuses les unes que les autres. Les animaux, qui avaient pour la plupart fui les autres, étaient rares, la végétation s’en donnait par contre à cœur joie et certaines pièces étaient carrément inaccessibles, même à la machette. Ils étaient tombés sur des pièces de bois, de plusieurs mètres cubes, compactes, uniquement traversées de tunnels serpentiformes à l’utilité inconnue. De blocs de lianes si étroitement entrelacées que le plus minuscule des insectes n’aurait pu s’y frayer un chemin, sans parler des plantes carnivores qui avaient l’air d’apprécier tout particulièrement les chiroptères braillards.
Kô marchait devant. Il humait les murs et le sol, tel un chien truffier. Il testait également la pression de l’air sur ses paumes. Arec le suivait, légèrement en retrait, prêt à intervenir si la maison résistait, refusait de laisser ouvrir une porte ou de franchir un couloir. Ismaël les accompagnait parfois. Lorsqu’il ne partait pas en expédition avec eux, il s’occupait de la cuisine. Ce qui n’était pas du goût de tout le monde. Lia lui prêtait régulièrement assistance, plus pour essayer de le courtiser que par élan gastronomique. Mais elle ne parvenait jamais à ses fins bien qu’à ses faims.
Depuis qu’une plante carnivore avait ventousé Vesper dans ses tentacules, la chicherie ne quittait quasiment plus l’épaule d’Arec…
— Arec… Tu l’imagines comment, la magicienne ?
— Comme toi, mais avec des cheveux.
— C’est malin… Et une fois qu’on l’aura trouvée, que se passera-t-il ?
— C’est à Ismaël qu’il faut poser cette question. Moi, quand j’essaie d’en savoir plus, tout le monde se fout de ma gueule.
— Tu exagères un peu, non ?
— Taisez-vous, je sens quelque chose.
Kô s’était arrêté net. Arec qui arrivait juste derrière n’avait pu l’éviter, et Vesper, déséquilibré, avait été obligé de s’envoler.
— Que se passe-t-il ?
— L’air vibre bizarrement et l’odeur de caramel est très forte.
Ils venaient de déboucher d’un couloir dans une sorte de hall circulaire entouré de colonnes de marbre. Cyclopéen. Le plafond était si haut qu’il en était invisible. Des lianes étrangleuses emmaillotaient les colonnes d’un lacis de veinules brunes. L’air était empli d’inquiétants crissements, comme si de gigantesques pierres glissaient les unes sur les autres. Derrière les colonnes s’ouvrait une succession de pièces – chambres ? – neuf au total, réparties sur toute la circonférence du hall.
Kô se dirigea vers l’une de celles qui se trouvaient sur leur gauche.
— Je ne sais pas s’ils sont encore là, mais un grand nombre d’autres se sont réunis ici…
— Ce mur est étrange, fit remarquer Arec.
Ils étaient maintenant très près de l’entrée, ou plutôt de ce qui aurait dû en être une. La porte était comme cousue dans la masse des murs par un entrelacs de branches effilées. Quant aux cloisons, elles n’étaient plus faites de pierre, de plâtre ou de marbre, mais de bois, comme si des centaines de troncs s’étaient soudés entre eux pour former une masse compacte. Tout autour le sol était jonché de débris de maçonnerie.
— Cette façade a littéralement explosé sous la poussée des plantes, commenta Kô.
— Toi, tu sens une odeur de caramel, moi… je sens plutôt une odeur de brise marine.
— Là, regardez…
Vesper indiquait une découpe circulaire dans la masse végétale, en forme de hublot. Ils s’en approchèrent prudemment. En guise de vitre, une splendide toile d’araignée rayonnait dans la découpe.
Arec s’en approcha et ce qu’il vit en transparence le terrifia.
— On dirait que tu viens de voir le diable, s’inquiéta Kô.
Vesper se pencha à son tour, agrippé à l’épaule d’Arec.
— Il y a une mer bleue, des dunes, avec des sortes de totems plantés dans le sable. Pas de quoi fouetter un chat…
— Les totems représentent des espèces animales disparues, dodo, girafe, microcèbe, maki, dauphin, hulotte…
— Tu connais ?
— La plage de Houlgate… murmura Arec en un souffle.
Au loin, très loin, un voilier croisait parallèlement à la côte ; au-dessus des vagues, la partie émergée de son grand mât arborait un pavillon blanc qui proclamait son nom en grosses lettres rouges et anguleuses : Neige d’été.
Tout ce sable…
Non, décidément non, il ne se trouvait pas face à un paysage fait de milliards et de milliards de supports d’informations. Ce n’était tout simplement pas possible. En dépit de la prolificité des autres, et grâce au travail de gens comme lui, les anomalies ne se multipliaient pas si vite, si impunément. Les plages restaient des plages, idiotes, stériles…
Un vide, un blanc, une saute de temps.
Lorsque Arec recolla à la réalité, une interminable seconde plus tard, il eut du mal à décrypter la première scène qu’il enregistra : Vesper avait débusqué l’araignée tisseuse. Elle était plutôt jolie : de longues pattes effilées et un abdomen rayé, blanc jaune et noir. Elle était également tétanisée, Arec le sentait, et il y avait de quoi, car Vesper se préparait à la becqueter.
— Tu vas faire quoi, là ?
Vesper tourna la tête, l’air étonné.
— Me la faire, tout simplement. Et tu devrais être content. Ça économisera ainsi un peu de ton sang.
— Non.
— Comment ça, non ?
— Tu vois bien qu’elle est terrifiée. Et puis elle a des choses à nous dire. C’est quand même plus important que quelques grammes de protéines !
— Tu parles bien de l’araignée, là ? C’est elle qui veut nous parler ? !
— C’est ce qu’elle vient de me dire.
— Je crois que la vision de cette plage, de l’autre côté du hublot, t’a salement déglingué. Une araignée qui parle ! On aura tout vu…
— Non, mais tu t’es regardé ? !
— Du calme, les amis, intervint Kô. Arec a tout simplement une araignée au plafond.
— Elle est bien bonne. Mais je ne plaisante pas…
— En tout cas, moi je n’ai rien entendu, le coupa Vesper qui salivait de plus en plus.
— Je n’ai rien entendu non plus, mais elle communique peut-être avec Arec… par télépathie.
Vesper éclata de rire. Et le rire d’une chicherie, porcine de surcroît, c’est assez surprenant.
— OK, dit-il une fois calmé. Et elle dit quoi, cette araignée ?
— Elle s’appelle Gontran, fit Arec le plus naturellement du monde. C’était un serviteur.
— De qui ?
— Des Gardiens invisibles de la Petite Olympe.
— J’en étais sûr, fit Kô.
Vesper hochait la tête et si sa petite gueule de suidé chiroptérisé avait pu afficher un air effaré, il ne s’en serait certainement pas privé.
— Vous délirez les mecs ! Comment savoir si Arec n’est pas en train de raconter n’importe quoi ? Et pourquoi elle ne s’adresserait qu’à lui, cette araignée ? Quant au supposé Gontran, qui l’aurait transformé en un succulent arachnide ? La magicienne qui joue de la flûte ?
— Tu poses trop de questions, Vesper… Et la magicienne ne joue de rien du tout, elle chante.
— Alors, elle joue des cordes vocales.
— Ils étaient tous très riches. Cet endroit a été spécialement conçu pour eux. Un mausolée de luxe. Les membres de leur famille pouvaient venir les voir à tous moments, quel que soit leur nombre. La maison était très grande. Elle est maintenant infinie.
— C’est l’araignée qui te dit tout ça ou tu es en plein délire ?
— Ils sont toujours là ? demanda Kô manifestement intéressé par le compte rendu d’Arec.
— Non. Lorsque la situation est devenue ingérable, ils ont été transférés ailleurs.
— Qu’est-ce qu’il appelle « situation ingérable » ?
— L’invasion des autres. Gontran parle de « chaos végétal ». Les plantes ont colonisé la maison, puis la bête a attaqué.
— Quelle bête ?
— Il ne sait pas vraiment. Elle était monstrueuse… Indescriptible.
— Et les Gardiens invisibles de la Petite Olympe, qui sont-ils ?
— Personne ne connaît leurs noms en dehors du propriétaire des lieux, mais il est mort. Enfin, c’est ce que dit Gontran.
— Et sa fille ?
— C’est une congelée. Son sarcophage est installé dans sa chambre…
— Isis ! s’exclama Vesper.
— Et la magicienne ? Il la connaît, demanda Kô.
— Il ne connaît pas de magicienne, mais l’une des congelés entretenait des rapports privilégiés avec les autres. Ces derniers l’ont enlevée. Il n’a compris que trop tard qu’ils la protégeaient. Il a essayé de les en empêcher.
— Apparemment sans succès.
— Il dit que d’une certaine manière, les autres l’ont sauvé. Le monstre a tout détruit sur son passage, s’il avait eu son apparence humaine, il aurait été pulvérisé. Là, il a pu se cacher de l’autre côté.
— Pourquoi n’y reste-t-il pas ? La plage, c’est plus sympa qu’ici, non ?
— Les mouettes.
— Quoi, les mouettes ?
— Elles ont envie de le becqueter.
— Normal. Moi aussi.
Gontran était retourné au centre de sa toile.
— Et là, sur sa toile, il ne risque rien ?
— Les oiseaux ont une peur bleue des autres. Ils ne s’approchent pas de la bâtisse. Et puis il aime bien prendre des bains de soleil.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Kô. Il y a quoi de l’autre côté ? La façade du bâtiment ?
— Non, il n’y a rien. Juste un trou dans l’espace avec une toile d’araignée au milieu.
— C’est dément !
— Et pourquoi les autres – si ce sont bien eux qui ont ouvert une brèche – ne l’ont-ils pas refermée ?
— Gontran ne s’est jamais posé ce genre de questions. Il ne comprend pas tout ce qu’on lui demande.
— Donc, tu interprètes ! Une dernière chose… Pourquoi ne s’adresse-t-il qu’à toi ?
— Il ne peut communiquer qu’avec une personne à la fois. Et une image dans mon esprit l’a attiré.
— Quelle image ?
Une tête piaillante à l’énorme bec grand ouvert perfora alors la toile. L’araignée disparut dans sa gueule.
— Oh le con ! Il m’a piqué ma bouffe ! s’exclama Vesper.
— Je croyais que les piafs avaient une peur bleue des autres ? s’étonna Kô.
— Pas tous apparemment, insista Vesper irrité.
Arec était blanc comme un linge. Il venait d’assister à la mort de Gontran, broyé par le bec d’une mouette. En direct télépathique. L’horreur !
Il y eut soudain un sifflement étrange et les branches entrelacées en hublot autour de la toile se refermèrent tel le diaphragme d’une caméra, tranchant net la tête de la mouette tueuse qui tomba sur le sol en poussant un ricanement plaintif.
— Bien fait. Elle n’avait qu’à pas me piquer ma bouffe !
Arec était anéanti. Il regarda Vesper d’un air méchant. Le chiroptère braillard se rendit compte qu’il ne plaisantait pas : soit Gontran avait vraiment existé, soit Arec était vraiment devenu fou.