Après deux jours d’errance aux quatre coins de l’île, aucune faille spatio-temporelle, aucun trou de ver aussi rachitique fût-il n’avait été débusqué. Ismaël pensait que le hublot qu’ils avaient découvert et qui s’était depuis refermé était un écho quantique. Il y avait eu une faille à cet endroit, cela ne faisait aucun doute, mais lorsque les autres l’avait délaissée, elle ne s’était pas correctement cicatrisée. Il en subsistait comme une marque dans du sable, qu’une bourrasque de vent – l’intrusion de la mouette – avait effacée. Une explication qui ne satisfaisait Arec qu’en partie. Quel rapport existait-il entre les autres et Houlgate ? Ismaël prétendait ne pas le savoir ; il ne connaissait pas non plus Gontran, mais l’histoire de l’araignée télépathe ne l’étonnait pas plus que ça. Lia adorait les araignées et avait pleuré en apprenant sa triste fin.
L’ambiance était morose et l’allant supposé indéfectible d’Ismaël commençait à se fissurer. Pour le dîner en cours, il s’était contenté d’ouvrir les premières boîtes qui lui tombaient sous la main. Arec, Lia et Kô (Vesper digérait dans la poche DO-DO) osaient à peine détacher leur regard des assiettes emplies d’une bouillie verdâtre dans laquelle surnageait ce qui s’apparentait à des bouts de saucisses.
Arec savait, ou plutôt sentait que son destin lui échappait. Des lignes de forces qu’il percevait presque de façon physique projetaient l’Île et ses occupants vers le théâtre d’opérations ultimes. La mort de Gontran l’avait traumatisé. Et s’il avait entièrement inventé leur conversation, comme l’insinuait Vesper, c’était encore pire…
L’image d’Anjelina occupait par ailleurs de plus en plus ses rêves et les pertes de conscience que la tension de ces dernières heures utilisait pour faire baisser la pression. Il commençait à avoir peur. Vraiment. Une peur épaisse, gluante, étrangère à ces petites giclées hystériques qui l’avaient secoué face à Ismaël ou Vesper. La peur d’avoir à tenir un rôle qui le dépassait…
Puis soudain, comme par magie, il s’imagina en train de… peindre sur un Âne, ce qui l’étonna un peu, mais le détendit.
Seule entité vivante à manifester une certaine bonne humeur, Jézabel se frottait contre les jambes de Lia avec une insistance qui la mettait mal à l’aise. Elle trouvait cette chose peu ragoûtante et s’efforçait de ne pas baisser les yeux vers elle.
— Merci, fit soudain une voix de jeune fille.
Lia se figea, sa fourchette pleine s’immobilisa à mi-chemin de sa bouche. La voix provenait incontestablement d’en bas. C’est-à-dire…
Elle dut se résoudre à regarder à ses pieds. Assise sur sa queue enroulée, la chimère levait vers elle de grands yeux pleins d’espoir.
— De quoi ? demanda Lia, abasourdie.
— D’avoir libéré les souvenirs de sable.
Jézabel se remit sur ses pattes et, tête haute, royale, s’éloigna vers la porte en dressant fièrement la queue. Parvenue au seuil, elle s’ébroua et des dizaines de paillettes argentées s’échappèrent de sa fourrure. Lia était incapable du moindre geste. Elle reconnaissait la poussière opaline qu’elle avait dérobée dans la chambre-mausolée d’Isis et qui était censée se trouver dans sa poche, enfermée dans une petite boîte. De deux choses l’une : soit Jézabel lui avait dérobé la boîte par quelque tour de passe-passe, soit elle s’était approvisionnée autrement. Lia n’osait pas poser sa fourchette pour porter la main à sa poche. Et d’ailleurs, que signifiait cette histoire de souvenirs et de sable ?
Il était difficile de raisonner, depuis quelque temps. Ou de mettre simplement un peu d’ordre dans ses pensées. Lia se demanda si les autres étaient aussi perturbés qu’elle. Sans doute pas. Arec était trop rigide, Ismaël trop souple. Kô trop zen. Rien ne devait les atteindre.
Elle se mit à les observer. Comme prévu, de l’autre côté de la table, Ismaël ne paraissait pas surpris d’avoir entendu parler la bestiole. Il arborait un sourire entendu et ses mains pliaient et repliaient machinalement une serviette en papier. Arec, lui, avait le visage fermé, l’air buté. Il considérait son assiette vide avec une attention que rien ne justifiait.
Lia le considéra avec une soudaine répugnance. Cette crapule d’Arec ! Assassin… Elle se rappela le visage d’Anjelina, ses traits reflétés et déformés par le tissu-miroir, devant les alignements de cabines de plage, là-bas, à Houlgate…
Le seul problème, c’est qu’elle n’avait jamais mis les pieds à Houlgate. Elle ne pouvait pas davantage se rappeler les traits et le nom de quelqu’une qu’elle n’avait jamais vue. Ces souvenirs-là n’étaient pas à elle.
Pourtant. Ils étaient si précis, si présents, elle pouvait se couler dedans comme dans un vêtement qu’elle aurait eu l’habitude de porter depuis… depuis…
Lia n’était pas très portée sur l’introspection, mais elle se mit à s’examiner comme de loin, pour vérifier si son esprit ne recelait pas d’autres réminiscences hétérogènes, comme aurait dit un psy. Puis elle fut en proie à un bref vertige panique : elle se voyait se dédoublant pour s’observer double, et recommencer, infinie division-multiplication analogue au processus cellulaire…
Elle secoua la tête. À quelques mètres, Jézabel l’observait. Lia aurait juré que la chimère souriait, à la manière du chat de Lewis Carroll. Et pourquoi pas ? Après tout, elle parlait, n’est-ce pas ? Tout comme Vesper. Dans cet univers qui virait fou, la notion de limite ou d’impossible perdait toute signification.
Comme quand tu appuies sur la gâchette de l’effaceur et que les contours de la cible commencent à s’estomper…
Non. Ce souvenir-là était à Arec. Forcément. Il était le seul ici à posséder un… effaceur ? Houlgate devait être à lui, aussi. Et Anjelina. Et les cabines de plage. Et les totems qui pointillaient la grève. Et…
Ça commençait à faire beaucoup.
Lia s’efforça de revenir au présent, et découvrit Arec qui, les yeux dans le flou, arborait l’expression ébaubie d’un enfant à un spectacle de guignol. C’était la première fois qu’elle lui voyait un air détendu. Même pendant ou après l’amour, il restait sur ses gardes, mais en cet instant précis, il devenait d’une fragilité touchante. Était-il lui aussi intoxiqué par des images étrangères ? Et ces images, venaient-elles d’elle ? Non qu’elle se sentît volée, ou propriétaire de quelque image que ce fût (les images n’appartenaient à personne), mais tout de même, elle aurait aimé savoir. Elle serait peut-être même flattée…
Elle reporta son attention sur Ismaël. Rejeté en arrière sur sa chaise, il regardait dans le vague, l’air absent, et fredonnait, tout bas, une ritournelle insaisissable.
Filles des nombres d’or
Fortes des lois du ciel
Sur nous tombe et s’endort
Un dieu couleur de miel.
Puis il se redressa en faisant craquer ses articulations. Doigts, poignets, épaules, cou. Comme pour sortir l’assemblée de sa torpeur.
Organiques percussions. Ossification.
— La maison s’excite. Vous le sentez ? Ils arrivent…
— Qui ça « ils » ? demanda Kô.
— La Tête, l’hybride ultime, le monstre machine, les suppôts de la Girouette, l’émanation des congelés. Celui qui les représente tous et ses armées de flics décérébrés.
— Bigre ! Et qu’allons-nous faire ? Fuir ?
— Non… Ils ne vont rien tenter pour l’instant.
— Gontran est mort et tout le monde s’en fout… Il faut dire que ce paysage est étonnant. Ces arbres gigantesques entrelacés de lianes et ces buissons de ronces qui flottent dans les hauteurs tels des virevoltants volants… Je ne me souviens plus de l’avoir dessiné…
— Tu ne dessines pas, Arec, au contraire, tu effaces… Par contre, ton histoire d’homme-araignée dévoré par la mouette me fait penser à La Mouche noire, un vieux film avec Vincent Price. Ton araignée avait une petite tête humaine, elle aussi ?
— Ils ne nous attaqueront pas tant qu’Arec n’aura pas fait son boulot.
— Pourquoi ça ?
— Quelle importance, puisque Gontran est mort ? Il aurait pu nous dire pourquoi la forêt est inaccessible.
— Quelle forêt ? Celle du doute ou celle de la raison ?
— Je ne sais pas. On a des hauts et des bas.
— Ou des chaussettes.
— Qui parle ?
— Aucune idée. Personnellement je n’ai pas encore ouvert la bouche.
— Parce que tu n’en as plus.
— Ils ne nous attaqueront pas car ils veulent profiter de la situation. Même le monstre, la bête de l’Apocalypse, le démon aux mille visages n’a pas réussi à vaincre la forêt…
— Et Arec peut y arriver ? Non, mais je rêve.
— Excellente idée. Rêves-y. Peut-être ainsi tu trouveras…
— Qui parle ?
— Aucune importance…
Leurs pensées s’entrechoquaient. Kô en profita pour embrasser Lia en prétextant qu’il était guidé par la pensée d’Arec. Vesper discutait le coup avec Jézabel qui n’était pas censée parler mais qui avait probablement hérité de cette faculté, contaminée par les pensées du babillant rhinolophe. L’odeur de caramel était maintenant si forte que Kô en éprouva un certain vertige.
— Wouahou ! Ça déménage !
Il avait du mal à garder son équilibre.
— S’ils sont si puissants, ils vont raser l’Île et nous avec.
— Impossible. Elle s’étend sur plusieurs dimensions.
— Mais nous, non.
— De toute façon, ils n’ont pas intérêt à nous éliminer. Et toi, moins que quiconque.
— Pourquoi ça ?
— Parce que tu es le seul d’entre nous à pouvoir atteindre ce qu’ils cherchent et qu’ils sont incapables eux-mêmes d’obtenir…
— Tu es complètement fou ! Je n’irai pas.
— Qui parle ?
— Lia.
— Non je n’ai plus de bouche.
— Kô, alors. À moins que ce ne soit moi. En tout cas, je n’irai pas…
— Dommage, car la magicienne s’appelle Anjelina.
L’ange qui passait à cet instant-là s’écrasa. Il était gros et gras avec de toutes petites jambes et de tout petits bras. Il ressemblait en fait à un têtard obèse et aurait dû faire un tout autre boulot. La discussion put ainsi reprendre aussitôt.
— Anjelina est morte. Je l’ai effacée il y a bien longtemps sur cette plage bleue qui miroite derrière le mausolée des Gardiens invisibles de la Petite Olympe.
— Tu ne l’as pas tuée. Ce n’était qu’une émanation téléguidée par les autres.
— Sans Anjelina, le monde est foutu.
— Anjelina ? Bon sang, mais c’est bien sûr ! Le rêve !
— Quel rêve ?
— Le rêve d’Arec. Les hérissons ont disparu dans un trou qui n’était pas là. Il était donc ailleurs, ou bien tout simplement invisible. Les hérissons ont donc franchi un trou de ver…
— Tu as déjà dit ça.
— Pour expliquer le rêve, alors que là, c’est le rêve qui explique la réalité.
— Qu’importe. Je ne vois pas où ça nous mène.
— Ailleurs, justement. Là où devait également se trouver Anjelina à la fin de ton rêve.
— Qui t’a dit qu’il s’agissait d’Anjelina ?
— Ismaël.
— Il n’était pas dans mon rêve… J’ai l’impression que le passé et le présent se bousculent.
— Le présent n’existe pas. Vesper a dit : Anjelina est morte ici mais pas morte là-bas… Dans un lieu où elle fuit les autres. Un endroit où tu espères la retrouver… Et Vesper a raison. Vesper est un génie.
— Moi, je crois plutôt que tu es totalement défoncé ! D’abord Anjelina ne fuyait pas les autres puisqu’ils la protégeaient. Et tu ressembles à un porc bourré de LSD qui se croit capable de voler.
— Je SUIS capable de voler.
— Chiche…
— … rie !
La maison fut alors brutalement secouée, comme un navire dans la tempête. Des éclairs verts issus des hauteurs invisibles de la bâtisse crépitèrent dans l’air poisseux. Il y eut un bruit de vague. Une écume phosphorescente pétilla contre les vitres. Puis le calme – un calme assourdissant – remit toutes les pendules à l’heure.