Arec était immobile devant la pièce vide au parquet d’écorce. Cette dernière ravivait en lui l’ambiance létale de son rêve. Et il avait peur. Une peur bleue. Mais il ne pouvait plus reculer. Vesper avait raison. Leur trip collectif avait noué quelques fils, en avait dénoué d’autres. Les hérissons avaient traversé la pièce d’ouest en est, avant de disparaître dans un trou. Ils n’avaient plus qu’à le trouver.
— D’ouest en est, tu es sûr ? lui demanda Kô.
Arec acquiesça timidement.
— Pour autant que l’on puisse être sûr de ce qui se passe dans un rêve.
— Alors, allons-y.
Kô fit quelques pas et le sol se déforma, comme si un courant se propageait sous la surface. Les blocs d’écorce ondulèrent par vagues, refoulant Kô vers le seuil.
— Je crois qu’il y a un problème, fit l’Asiatique.
— Arec, passe en premier, et Kô, reste près de lui, conseilla Ismaël. En tout cas, c’est bon signe. S’ils t’empêchent de passer, c’est que tu n’es pas le bienvenu…
Arec s’avança, Vesper sur l’épaule. Le sol trembla légèrement, les tuiles d’écorce craquèrent, mais il n’y eut aucune vague. Kô le suivit comme son ombre.
*
La pièce paraissait s’allonger au fur et à mesure de leur progression.
— J’ai l’impression qu’on n’avance guère, se plaignit Arec.
— C’est un effet d’optique, le rassura Vesper.
— Pars en éclaireur, pour voir.
— C’est hors de question.
— Que veux-tu qu’il t’arrive ?
— Je ne sais pas… Mais je trouve ça risqué.
— Kô a été refoulé plutôt délicatement… Et je te croyais plus courageux que ça.
Ce dernier argument fit mouche. Ce qui était plutôt plaisant pour un amateur d’insectes.
— OK, je tente le coup. Mais envoie-moi en l’air, enfin tu vois ce que je veux dire… Je préférerais rester le plus loin possible du sol.
Arec saisit Vesper et le propulsa vers les hauteurs.
La chauve-souris fila droit devant elle.
À bonne vitesse d’abord, puis de plus en plus lentement, comme en un ralenti cinématographique.
Elle finit par s’arrêter.
Mais ne tomba pas.
Arec la rejoignit, Kô soudé derrière lui tel un double siamois.
Vesper était à cinq ou six mètres du sol, embourbé dans une mélasse transparente.
— On dirait que l’air s’est coagulé autour de lui.
— C’eeeeest tooutafait çaaaaaaa ! parvint à dire Vesper, le groin à moitié enlisé dans la glue.
Des filaments mielleux se distendaient vers le sol. Arec en saisit une poignée et tira lentement. Le piège gluant et son occupant suivirent le mouvement.
Était-ce dû au contact d’Arec, l’immunisé ? Toujours est-il que la mélasse fondit d’un coup.
Vesper tomba comme une pierre. Il battit des ailes à la dernière seconde, ce qui amortit un poil sa chute mais n’empêcha pas Arec d’éclater de rire.
— Il s’est peut-être fait mal, fit Kô.
— Excuse-moi, c’était nerveux.
Le chiroptère se redressa tant bien que mal sur ses longues ailes.
— Les nerfs, ça se soigne… En attendant, je ne te lâche plus d’une semelle !
— C’est toi qui parlais d’expressions à la noix ?
— Tu fais quoi là… Une mise en abyme ?
— Pardon ?
— « Expression à la noix » est déjà une expression à la noix.
— OK. On t’a mis sur ma route pour me mettre à l’épreuve, c’est ça ? Eh bien je ne vais pas craquer si facilement. En attendant, arrête de faire le pitre, tu n’as rien du tout.
Arec prit Vesper sans lui demander son avis et le reposa sur son épaule.
Il se tourna vers Kô.
— Tu sens quelque chose ?
— Là, tout de suite, rien de spécial, mais lorsque tu as tracté Vesper, j’ai eu la chair de poule.
— Tu as eu peur pour moi en fait, pas comme l’autre sans cœur !
— Non, ça n’a rien à voir. La mélasse sentait le caramel.
— Ce qui voudrait dire…
— Que la faille – si tant est qu’elle existe – n’est peut-être pas près du sol, mais en altitude.
On aurait cru qu’une armée de Vœttir avait suspendu des plombs de pêche aux joues et au menton d’Arec. En termes courants, il arborait une mine défaite.
— Alors, c’est foutu ! Comment peut-on la trouver si elle se planque à trois ou quatre mètres de hauteur ?
Kô jeta un coup d’œil à Vesper. Arec suivit la trajectoire de son regard. Vesper enregistra leur manège.
— Vous délirez les gars ! C’est absolument hors de question.
— Génial ! fit Arec. On lui attache une ficelle à la patte, histoire de pouvoir le ramener en cas de pépin et on attend de voir ce qui se passe. Si la maison s’énerve vraiment, c’est qu’on est près du but.
— Et elle va s’énerver contre qui la maison ? Non, mais vous êtes malades !
— Si tu acceptes, je t’offre un coup à boire, dit Kô.
Vesper le regarda un instant, le groin pendant.
— C’est de la corruption de chicherie.
— Et je te donne l’autorisation de sucer – en tout bien tout honneur – Lia pendant son sommeil, ajouta Arec.
— Et si l’air se fige de nouveau ? s’inquiéta Vesper qui ne s’offusquait cependant plus aussi énergiquement.
— Je pense que ça ne se produira pas tant que je tiendrai la ficelle.
Un ange passa sans s’empêtrer dans la mélasse et Vesper soupira en penchant la tête, l’air de penser : Ce duo d’enfoirés m’a piégé.
— C’est d’accord, se contenta-t-il de dire. Mais à la première agression caractérisée, on arrête tout et vous me payez un coup à boire, que l’on ait trouvé la faille ou pas.
— C’est d’accord, fit Kô.
Arec fit la moue.
— Y a juste un petit problème… On n’a pas de corde sous la main.
Sourire rayonnant de Kô.
Il fouilla ses poches et en sortit une pelote de ficelle de cuisinier. Reste du matériel qu’il avait déniché pour fabriquer son Saladin.
— Tu disais ?
*
Dans un premier temps, il ne se passa rien. Rien de visible en tout cas. Vesper voletait à trois ou quatre mètres à la verticale d’Arec. Soudain, Kô hurla. Arec se retourna. Son ami était rouge comme une pivoine et ruisselant de sueur.
— Que se passe-t-il ?
— La ficelle. Elle est brûlante.
— Qu’est-ce que tu racontes. Je ne sens rien du tout.
— Tout va cramer. Gaffe !
— Mais qu’est-ce que tu dis ?
— Je crois qu’on est près du but. J’ai l’impression qu’ils sont une armée.
— Oh, merde… Attention à toi ! hurla Arec à Vesper.
Ce dernier pencha la tête vers eux.
— Y a pas de lézard ! répondit-il en souriant.
Au même instant, l’air autour de lui miroita puis se fissura tel un miroir. Une liane fibreuse en jaillit et s’enroula autour du petit porc braillard. Puis elle se rétracta et disparut avec son prisonnier. Une autre liane, bien plus grosse que la précédente, descendait vers Kô et Arec en ondulant.
— Je crois bien que c’est pour ma pomme, fit Kô.
Au moment où l’Asiatique allait être capturé, Arec le poussa en avant puis agrippa la liane avant qu’elle se rétracte. Il se sentit aspiré vers les hauteurs.