Ismaël attendait sur le seuil de la pièce aux vagues d’écorce. Vesper l’avait prévenu que quelque chose de grave allait se passer. Qu’ils s’en sortent ou pas, ils risquaient de revenir d’une minute à l’autre avec un ami plutôt encombrant, émule de Shiva le destructeur. Ismaël avait conseillé à Kô et à Lia de rester près du tableau, et de quitter les lieux sans lui – ou en tout cas d’essayer – si la situation devenait critique.
La tête d’un scarabée sacré – apparition divine – émergea alors du néant au centre de la pièce. Puis la bête s’extirpa entièrement de la faille en un accouchement douloureux, grinçant de toute sa carcasse et laissant la moitié d’une aile au passage. Une patte se détacha. Puis la bête se posa tant bien que mal en raclant le sol de son flanc droit. Anjelina bondit hors du sarcophage, traversa la salle en courant et se jeta dans les bras d’Ismaël.
— Arec a un problème…
Au moment même où elle disait cela, une explosion sourde ébranla l’Île. Et une pluie de poussière dorée tomba à l’extérieur et à l’intérieur de la bâtisse. Du cœur du nuage étincelant, une forme noire voleta vers eux.
Vesper se posa sur le bras d’Ismaël qui le réceptionna tel un fauconnier.
— J’ai bien cru que c’était la fin.
— Tu saignes des oreilles.
— Quoi ?
— L’explosion n’a pas raté tes tympans…
— Là, regardez ! s’exclama Lia.
Arec flottait dans l’espace pulvérulent de la pièce. Les puces le soutenaient, concentrées sous son corps en colonnes qui s’effritaient lentement pour le faire descendre en douceur.
— Je pensais que les autres le fuyaient.
— Il m’a sauvé la vie, dit Anjelina. C’est une façon de le remercier.
Les autres déposèrent Arec dans le scarabée. L’insecte mutilé le transporta sur trois pattes et demie jusqu’au seuil où il s’effondra définitivement.
Arec était inconscient et ses habits rongés et décolorés. Son visage et ses mains étaient écarlates.
Ismaël se pencha, lui prit le pouls et souleva une de ses paupières.
— Il est bien amoché mais il s’en remettra.
Arec ouvrit les yeux et esquissa un sourire.
— Anjelina… Je…
Il reperdit connaissance.
*
Ismaël avait déniché une bouteille de whisky. À la deuxième rasade, Arec avait recouvré ses esprits.
Ils s’étaient alors regroupés dans le hall, qui ressemblait de plus en plus à un jardin intérieur. Les plantes grimpantes poussaient à vue d’œil et envahissaient les recoins épargnés. Elles préservaient de leurs vrilles, crampons et autres ventouses le tableau de Lia, le paysage qu’Ismaël lui avait demandé de reproduire.
— Splendide, fit Anjelina.
— Il s’agit d’un paysage d’Andalousie. Un village troglodyte.
— Habité par une communauté rupestre, ajouta Lia que cette idée enchantait.
— Lia va maintenant passer une couche de vernis mélangé à une poudre d’argent qu’elle a, disons, trouvé dans la chambre d’Isis et…
La maison se mit à trembler.
— Les autres n’ont jamais été aussi déstabilisés. Un univers néoformé vient d’être pulvérisé. Ils sont des milliards autour de nous. La réalité va déraper d’un instant à l’autre, alors ne perdez jamais le fil, les avertit Anjelina.
— Quel fil ? Celui d’Ariane ? demanda Vesper.
— Pas vraiment. Le Minotaure est mort et mon Prince des Bois ne suivra pas l’exemple de Thésée en m’abandonnant en si bon chemin, n’est-ce pas Arec ?
Non seulement Arec affichait le visage ahuri de l’amoureux transi, mais il était ridiculement rougeaud comme s’il était resté trop longtemps sous une batterie d’UV.
Lia plaqua une main sur sa bouche pour s’empêcher de rire.
— Tu as une de ces têtes !
Vesper, en meilleure condition physique, leur avait fait le compte rendu de leur épopée. Lia avait été impressionnée et Kô avait manifesté sa jalousie en minimisant les exploits d’Arec. Mais il voyait bien que ce dernier n’avait d’yeux que pour Anjelina et n’était pas un concurrent dangereux.
— Je voulais parler du fil de la conversation, reprit Anjelina, car celle-ci risque d’être par moments décousue. Et pas que. La trame de la réalité va également trembler. Pour ceux qui ont déjà pratiqué un voyage à l’acide ce ne sera pas trop un problème, pour les autres…
Vesper grouina alors comme un porc que l’on égorge.
— Que se passe-t-il ? s’alarma Arec soudain dégrisé.
Un clopinement boisé fit se retourner l’assemblée vers l’escalier principal.
Un animal fabuleux descendait les marches en se « déhanchant » curieusement : une mygale végétale à l’abdomen transparent, munie d’une queue de scorpion à l’extrémité phosphorescente, rouge sang.
Dans l’abdomen-sarcophage empli d’une brume bleutée, Isis flottait comme dans un nuage.
— Ne vous inquiétez pas, les rassura Ismaël. Ce n’est que la propriétaire des lieux qui vient nous rendre une petite visite.
*
— Je croyais qu’Isis apparaissait sous les traits d’un rapace, s’étonna Vesper.
— C’est exact, mais les autres ont un faible pour les arachnides.
Lia s’était accroupie devant le tableau et, munie d’un grand pinceau plat, avait démarré le vernissage.
— Pourtant les insectes ne les aiment pas…
— Malgré certaines ressemblances, ces deux espèces n’ont rien à voir. Les scorpions et les araignées ne sont pas nés de la larve. Les autres haïssent d’ailleurs les mouches.
— Les mouches et les araignées, ça me rappelle quelque chose, fit Kô. Le Livre des Portes, je crois…
— Un livre maudit qui n’a pas plus de légitimité que le Livre de sable, fit remarquer Vesper. Est-ce un effet d’optique ou le sol tremble ?
— Un effet kinesthésique, peut-être ?
— Lia, tout se passe bien ? s’informa Ismaël.
— J’assure un max. Les acides, ça me connaît. Pas d’inquiétude.
— Les hérissons ! Les hérissons ! hurla Arec. Ils grimpent l’escalier.
— Eh bien il était temps ! couina Vesper. Ton rêve commençait à sentir le moisi.
— J’ai envie de faire l’amour au pied du bûcher des vanités, lança Kô à Lia qui secoua la tête, toute à son vernissage.
— Au-dessous du volcan, tu veux dire ?
— On vole quand ?
— Quand les poules auront des dents.
— Le fil ! hurla Anjelina. N’oubliez pas le fil !
— Ce ne sont pas des hérissons, fit Ismaël, mais des porcs épiques.
— Comme moi.
— Je sais qui vient de parler, dit Arec en courant vers l’escalier.
Ismaël le rattrapa.
— Ils se débrouilleront tout seuls. Ce n’est pas le moment de partir. Pas par là en tout cas.
— Par où, alors ?
— Laissons terminer Lia.
À l’étage, Jézabel rugit.
L’abdomen de la mygale se mit à fondre comme du beurre, laissant flotter Isis au sein d’un nuage doré.
La maison entière se mit soudain à respirer.
— Isis est maintenant le cœur de la bastide, dit Anjelina.
La sève bouillonnait comme dans un chaudron de sorcière.
— L’armée va intervenir d’un instant à l’autre. Il est temps d’agir ! s’exclama-t-elle.
— Et que va-t-on faire exactement ? s’inquiéta Vesper.
— Traverser le tableau, bien sûr, répondit un chœur de lions.
— Eh bien ce sera sans moi, dit Vesper en reprenant place sur l’épaule d’Arec. Les exploits, c’est excitant un moment, mais on finit par s’en lasser.
Une roquette siffla alors au-dessus de leurs têtes et pulvérisa une partie de la coursive qui donnait sur la salle aux vagues de bois.
— Tous comptes faits, je crois que je vais vous accompagner.
— Lia ?
— Le tableau est prêt à partir au Louvre.
— Ah ! Ah !
— Qui a rigolé ? Il ne le mérite pas peut-être ?
— Si, si. Mais en attendant, n’en perdons pas.
— De quoi ?
— Du temps.
— Je me disais aussi… Il est de plus en plus friable. Il sort de mes poches, de mes narines et de…
— C’est bon ! Le fil. Retrouvez le fil. Lia, tu me parais la plus apte à mener le bal.
— Oui, ma reine !
— Alors conduis-les au soleil.
— Kô, Arec et Vesper, ajouta Ismaël.
— Qu’est-ce à dire ? Tu ne viens pas ? s’étonna Arec.
— Non. Et Anjelina non plus.
— Quoi ? !
— Elle a une mission à accomplir. Mais ne t’inquiète pas. Il ne va rien nous arriver. On va partir par les toits.
— Par les toits ? ! rugit le chœur de lions.
Ismaël fit un petit sourire puis se laissa pousser des ailes.
De gigantesques ailes blanches et plumeuses.
De véritables ailes d’ange.
*
Lia s’avança en premier. Après tout, c’était son paysage. Puis ce fut au tour de Kô. Arec les regarda, médusé, passer du hall au désert, Vesper voletant au-dessus d’eux. Le tableau acquit soudain une profondeur à la fois différente et semblable. Comme si cette dernière avait toujours été là, mais masquée jusqu’à présent par un effet d’optique. Il entendit alors un sifflement inquiétant et bondit dans le tableau qui fut aussitôt pulvérisé. Arec sentit un souffle chaud lécher son dos. Il se retourna, mais ne vit qu’une étendue caillouteuse, barrée au loin par la coulée verte d’un oued.