La salle était maintenant plongée dans une pénombre sanguine. La Tête paraissait bondir d’une dimension à l’autre. Elle était comme électrisée. Sa voix passait de l’infrabasse aux ultrasons en quelques microsecondes et mit un certain temps avant de pouvoir se stabiliser sur une fréquence acceptable pour les oreilles primitives du podpolkovnik Cetus.
— Les autres nous ont définitivement lâchés, mais nous n’allons pas les laisser aux mains des Chevaliers du Nombre d’Or. Lorsque nous ne pouvons plus l’emporter, seule la politique de la terre brûlée mérite d’être adoptée.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre.
— C’est ce que je regrette le plus : être à la tête d’une bande d’humains incapables… Je vais vous expliquer une chose. Isis, par exemple. Elle sème la panique sur le réseau qu’elle grignote de ses sentences révolutionnaires et de ses révélations scandaleuses. D’un point de vue métaphorique, elle est le ver dans le fruit. Et la sagesse populaire ne dit-elle pas que les vers ne s’intéressent qu’aux fruits les plus sains ? Isis est la soupape de sécurité qui libère la pression nécessaire pour que le chaudron totalitaire n’explose pas. Vous me suivez ?
— Plus ou moins…
— Bien. Mais si le ver est trop gourmand et entreprend de dévorer entièrement le fruit, cette théorie ne fonctionne plus. On n’aurait jamais dû laisser Isis se goinfrer tant, et nous avons eu tort de sous-estimer Arec. Il est d’une autre trempe, peut-être même d’une autre nature, et je ne parle même pas de toute cette racaille de chicherie de merde ! Vous avez donc compris ce qu’il vous reste à faire ?
— Eh bien…
— Pulvériser l’île Drasil et tous ses occupants ! ! !
La Tête avait hurlé rouge.
Le podpolkovnik Cetus obtempéra, puis s’éloigna en titubant, les oreilles dégoulinantes de sang.
*
Les véhicules blindés des forces spéciales d’intervention étaient positionnées en demi-cercle, le canon pointé sur la façade principale de l’Île. Une vingtaine de miliciens, tirés à quatre épingles dans leur uniforme de cuir noir rehaussé d’une double rangée de boutons dorés, étaient agenouillés sur les plateaux à ridelles, le doigt tremblant sur la gâchette de leurs lance-roquettes à munitions thermobariques.
Lorsque l’ordre de La Tête arriva, l’oberleutnant Deneb se fendit d’un sourire carnassier.
— Préparez-vous à l’assaut, mes petits chéris. Et surtout ne faites pas de quartier !
En guise de réponse, les miliciens lancèrent des cris d’orfraie, telles des collégiennes à un concert des Cafards Mutants.
— Mais qu’est-ce que…
L’oberleutnant fut interrompu par un craquement sinistre en provenance de l’Île.
Il se retourna et ce qu’il vit le terrifia.
Il n’osait plus bouger de peur de briser les bâtons de glace qui avaient remplacé ses veines.
L’Île s’était dressée sur une forêt de pattes. Difficile d’apprécier la nature de l’animal qui lui faisait face. Un mélange de scorpion, d’araignée et de crabe pour les pinces, les dards, les chélicères et un petit quelque chose de poulpeux pour les tentacules. Mais le plus impressionnant était sa taille.
— Feu à volonté ! pensa-t-il.
Le tentacule qui l’étrangla ne lui permit d’émettre qu’un ridicule couinement.
Puis le monstre chargea.