Kô avait été immédiatement séduit par le paysage.
Le ciel bleu irradiait une chaleur métallique. Les facéties géologiques avaient sculpté curieusement la région, comme si deux architectes aux styles très différents mais complémentaires s’étaient partagé la tâche. Au sud, une barre rocheuse épurée, une falaise ocre, peinte à la brosse, grimpait en pente douce d’est en ouest où elle culminait à environ trois cents mètres. De l’autre côté de la crête s’étendait un étonnant plateau, brûlé par le soleil et décimé par le vent. Un paysage lunaire à l’étrange végétation métallique constituée de vieilles antennes rouillées dont les racines plongeaient dans la masse rocheuse, parfois sur plusieurs dizaines de mètres, jusqu’aux premières excavations habitables. Traverser le plateau en pleine journée était quasiment impossible sauf en tenue de Touareg. Dans la fraîcheur de la nuit, par contre, sous le ciel persillé d’étoiles, des sensations extra-planétaires vous libéraient de l’attraction terrestre.
Au nord, de l’autre côté de l’étroite vallée verdoyante où serpentait le rio Borvo, moutonnait la sierra Damona, avec ses collines plissées, taillées à grands coups de racloir, sous le ciel mauve du crépuscule. De-ci de-là pointaient, fantomatiques, les blanches cheminées d’étranges habitats elfiques. Marcher sur leurs toits en arpentant les innombrables sentiers de la sierra était un pur bonheur, mais Kô aimait par-dessus tout errer le long de la rivière. Elle était asséchée la moitié du temps, mais ses berges probablement alimentées par de mystérieuses infiltrations verdoyaient toute l’année. Lavande papillon, épines du christ, trèfle étoilé, chardon laiteux, griffes de sorcières, et un peu plus haut, sur les premières planches, arbousiers, agaves, aloès et figuiers de barbarie. Des poules qui picoraient un peu partout et appartenaient à la communauté. Par endroits pointaient des pierres grises, élancées, en forme de cigare, que les ancêtres des lieux qualifiaient de dolmen.
Kô avait trouvé un endroit idyllique. Un à-plat entouré de câpriers ; d’un amoncellement de roches sourdait une fontaine d’eau tiède à la saveur souterraine qui abreuvait un superbe jacaranda à la chevelure bleu flamme. Kô s’installait au pied de l’arbre, sortait les feuilles de washi de sa besace et donnait naissance à d’escheriennes créations : tortues, licornes, scorpions, taureaux, dragons, méduses, papillons…
À l’heure du déjeuner, il repartait vers le fond de la vallée où il rejoignait la route qui serpentait au milieu des oliviers et des amandiers en fleurs en direction du village d’Esperanza, agrippé à flanc de falaise et enguirlandé de rosiers grimpants, aux maisons si blanches qu’elles frôlaient l’arc-en-ciel. Il y troquait ses origamis contre des olives et des anchois grillés. Un chien albinos le suivait dans toutes ses balades. Kô ne savait pas d’où il venait ni où il allait lorsqu’il rejoignait sa grotte. Mais ils étaient devenus inséparables.
Le soir il retrouvait Lia. Ils buvaient et faisaient l’amour.
Kô avait trouvé là son Paradis.
Lia préférait explorer les entrailles de la terre, à la recherche de cuevas inexplorées, aux murs encore vierges. Un véritable labyrinthe creusait le cœur de la montagne. À l’époque où la région s’appelait Al-Andalous, au début du deuxième millénaire, les musulmans qui gouvernaient la région avaient creusé un véritable labyrinthe dans la montagne pour y garder les troupeaux et résister aux chrétiens qui les assiégeaient par le nord et aux tribus berbères, almoravides puis almohades, qui les envahissaient par le sud. Encore plus bas, sous le lit actuel de la rivière, des tunnels étroits et périlleux, dont certains n’étaient plus empruntés depuis des années, conduisaient à de très anciennes cuevas dont les peintures, ou tout au moins ce qu’il en restait, remontaient au néolithique. C’est cette découverte qui incita les derniers routards à créer autour de ces grottes une communauté rupestre. Une légende voudrait qu’il existât encore des cuevas peintes remontant au paléolithique inférieur. Une sorte de Graal pour les picturophiles cavernicoles. Lia rêvait bien sûr d’en découvrir une et passait parfois deux ou trois jours d’affilée dans les profondeurs de la terre, munie de quelques tranches de viande séchée et d’une outre d’eau sucrée.
Les soirs où elle ne dormait pas sur un matelas d’argile dans une sombre clarté luciférine, elle retrouvait Kô.
Ils buvaient des infusions de zajareña et faisaient l’amour.
Elle avait, elle aussi, trouvé là son Paradis.
Arec s’était installé dans une des grottes creusées à cent cinquante mètres du sol, occupées au Moyen Âge par les Arabes. Kô venait le voir de temps en temps et lui portait à manger. Vesper s’occupait également de lui. Mais les sauterelles et les criquets n’étaient pas spécialement du goût de l’ex-stathouder devenu ermite. Et puis le chiroptère braillard avait sympathisé avec un sphinx du nom de Zarathoustra et lui rendait de moins en moins souvent visite. Arec s’était demandé ce qu’une pipelette comme Vesper pouvait faire avec un chat. Lorsque Vesper lui dit que ce dernier était télépathe, il comprit mieux l’intérêt de la chose.
Arec avait besoin de faire le point. Et ce n’était pas simple. Les événements récents tourbillonnaient sans cesse sous son crâne en une valse échevelée. Il avait bien deux points d’ancrage, mais ils se neutralisaient comme matière et antimatière. Sa première rencontre avec Anjelina. Il était effaceur, la jeune femme était sa proie et il l’avait éliminée. Il s’était avéré ensuite qu’elle n’était qu’une émanation, un simulacre, mais il ne le savait pas au moment des faits. C’était donc la véritable Anjelina qu’il avait éliminée. Depuis, son rapport aux autres avait profondément changé, entraînant également un changement significatif dans ses rapports affectifs. Il ne pourrait plus être effaceur. Jamais. Lorsqu’il revit Anjelina, il la ramena à la vie. Une renaissance effaçait-elle un meurtre ? Il ne le pensait pas. Mais il était manipulé. Depuis le début. Par qui ? Ismaël ? Isis ? La Tête ? La Girouette ? Les Gardiens invisibles de la Petite Olympe ? Les Chevaliers du Nombre d’Or ? Anjelina elle-même ? Ce n’était certes pas une excuse valable, mais tout cela le dépassait. Il avait l’impression d’être un Ulysse high-tech manœuvré par des Cyber-Dieux shootés aux puces et aux manipulations génétiques qui jouaient sur un plan de réalité qu’un petit humain de pacotille, fût-il un héros, ne pouvait décrypter.
Il était cependant ravi de voir Kô et Lia aussi heureux ensemble même s’il les voyait finalement assez peu.
Les jours passèrent ainsi, dans une sorte de langoureuse remise en question ; jusqu’à ce qu’un lourd battement d’ailes le sorte de sa torpeur.
Ismaël était de retour.