Ismaël et Arec partageaient un verre de tinto de verano. Vesper et Zarathoustra somnolaient dans un coin de la grotte. C’était la première fois que le sphinx grimpait jusqu’ici. L’ascension sur le sentier escarpé et pentu qui conduisait aux plus hautes cuevas l’avait quelque peu éprouvé. Pour Vesper c’était bien sûr plus facile, mais ils avaient dû se taper tous deux un petit rongeur avant de monter – le liquide pour l’un, le solide pour l’autre –, et le babillard se laissait maintenant aller à un engourdissement postprandial caractérisé.
— Je n’ai pas l’impression que tu aies bien profité de ces quelques jours de vacances. Tu es blanc comme un jaune d’œuf et maigre comme le clou du spectacle, dit Ismaël.
Arec sourit.
— Ah, j’aime mieux ça. La région est magnifique pourtant. Tu aurais au moins pu faire quelques balades !
— Je n’avais pas le cœur à ça.
— Encore une expression à la con, grommela Vesper dans un demi-sommeil.
Ce fut au tour d’Ismaël de sourire.
— Comment va Anjelina ? demanda Arec.
— Bien. Elle dort.
— C’est apparemment son dada.
— Non, c’est toi son dada, fit Vesper entre deux ronflements.
— Ta gueule !
— On formait quand même une sacrée équipe ! dit Ismaël en continuant de sourire. C’est ça qui te sape le moral. Ça te manque.
— Non, ce qui me sape le moral, c’est de n’avoir jamais rien maîtrisé. Le jour où Vesper m’a dit que je n’avais pas le profil d’un fonctionnaire, il avait raison. Ce qui ne m’a pas empêché d’en être un pendant plusieurs années. Et pas n’importe lequel. Un effaceur ! Un demeuré qui obéissait aux ordres sans chercher à comprendre. Et, encore une fois, pas n’importe quel ordre. Celui d’éliminer une personne sous un fallacieux prétexte de dangerosité…
— Mais tu as changé. C’est l’essentiel.
— Je ne crois pas. Car je ne comprends toujours pas. Ce que je suis. Ce que je fais. J’ai toujours été manipulé. Par toi, entre autres… Peut-être pour de meilleures raisons, mais ça ne change rien à l’affaire.
— C’est ce que tu crois, mais tu te trompes. L’essentiel tu l’as accompli seul. Sans aucune aide. Sans aucune pression.
— Ah bon ? Je t’écoute.
— La Bête.
— Quoi, la Bête ?
— Qui t’a indiqué comment l’éliminer ? La vaincre ? Car tu l’as bien vaincue, non ?
Arec eut l’étrange et agréable sensation que la mécanique mentale qu’il avait bichonnée ces derniers temps ne valait pas un pet de lapin. C’était un peu comme s’il avait vécu pendant des années au fond d’une cave et qu’il voyait pour la première fois un rai de lumière s’infiltrer entre deux parpaings.
— Eh oui, tu as du mal à l’admettre, mais tu es un véritable héros, grommela Vesper.
Un héros, lança Zarathoustra en écho télépathique.
— Tu as sauvé Anjelina. Et Vesper. Et tu nous as probablement tous sauvés, insista Ismaël.
L’ange avait raison. Une révélation vertigineuse. Il avait agi seul. Il avait pris une décision capitale sans que personne d’autre ne lui donne son avis. Il en avait rétroactivement froid dans le dos. Et une nouvelle question s’imposa à lui.
— Comment as-tu pu me faire confiance à ce point ?
Ismaël élargit son sourire.
— Parce que tu es un Chevalier du Nombre d’Or, tout simplement.
*
Kô et Lia les avaient rejoints avec des saucisses et des anchois grillés ainsi que quelques olives, histoire d’accompagner le tinto de verano.
Arec mangea avec appétit, ce qui les étonna un peu.
— Tu as retrouvé la forme on dirait ? commenta Lia tout sourire.
— Disons que j’ai retrouvé une certaine confiance en moi. D’ailleurs, à ce sujet, j’aurais besoin de quelques petits éclaircissements.
— En effet ça va mieux, dit Kô.
— Le coupeur de cheveux en quatre est de retour, compléta Vesper en se posant sur l’épaule d’Arec.
Zarathoustra s’était approché lui aussi et se faisait caresser l’échine par Ismaël.
— Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris les tenants et les aboutissants de notre équipée dans l’île Drasil. J’ai même l’impression d’avoir été encore une fois abusé.
— Tu as toujours cette impression-là, lui murmura Vesper dans l’oreille. On appelle ça vulgairement de la parano.
— Si c’est pour faire ce genre de commentaires, je préférerais que tu retournes jouer avec ton chat.
Je ne suis pas SON chat. Et plus précisément je suis un sphinx.
Excuse-moi. Mais c’est la faute au porcelet.
Ce n’est pas un porcelet.
OK, je comprends pourquoi vous vous entendez si bien ; maintenant, j’aimerais bien reprendre le fil de la conversation.
Laquelle ?
Merde.
— Excusez-moi. Je répondais à un coup de fil intérieur.
— Tu te demandes probablement quel était le but réel de cette expédition, fit Ismaël en picorant des bouts de saucisse.
— Exactement.
— Et quel est ton point de vue ?
— Tu m’as ouvert les yeux tout à l’heure. La Bête. Il fallait s’en débarrasser. Voilà quel était le but principal de notre épopée. Tant qu’Anjelina était bloquée dans ce… volvox, elle ne pouvait pas agir. La réveiller ne servait à rien. Elle avait réussi à attirer les autres en semi-mort. Elle aurait pu continuer son boulot de cette manière-là. C’est elle qui voulait être réveillée. Tout simplement parce qu’elle en avait marre de jouer à la belle endormie et parce que les autres l’avaient soignée. Et puis si ça tournait mal, si je n’avais pas réussi à éliminer le monstre, elle préférait être maître de son corps et pas uniquement tributaire des autres. Vous m’avez manipulé depuis le début uniquement pour que je tue la Bête. Ou en tout cas, c’est ce que vous espériez…
— Wouahou ! s’exclama Kô. On voit que tu as passé un bon bout de temps à réfléchir !
— Impressionnant, en effet, admit Vesper, pourtant avare de compliments.
Ils attendaient tous la réaction d’Ismaël. Qui s’exécuta sans se départir de son sourire.
— Ton raisonnement se tient. Mais quelle importance de connaître maintenant les tenants puisque les aboutissants sont accomplis ?
— Parce que c’est humain, tout simplement. Et c’est encore et surtout à ce titre que nous sommes différents des autres.
— Là, Arec, tu me permettras de mettre un bémol, intervint Vesper. Le terme humain est quelque peu restrictif, pour ne pas dire raciste.
Je plussoie.
— Être doué de raison, ça vous convient ?
— Impeccable.
Impeccable.
— OK, reprit Ismaël. Je peux donc te dire que tu as raison en ce qui concerne Anjelina. Sa faculté d’attirer les autres repose sur une fréquence vibratoire à l’échelon cellulaire, qui doit probablement faire écho à celle de tes Natural Killers.
— Une fréquence liée au nombre d’or, peut-être ? hasarda Vesper.
— Ta puissance de déduction me fascine.
Le babillard frétilla du groin.
— Anjelina n’a donc pas besoin de chanter comme une sirène pour exercer son charme, poursuivit Ismaël. Et c’est effectivement pour les raisons que tu as évoquées qu’elle tenait à être réveillée. Quant au reste, je ne peux rien te dire de plus. Ce serait trop long à expliquer.
— Pourquoi, nous sommes pressés ?
— Un peu. Notre équipée n’est pas totalement terminée. La Tête et ses sbires ont peu d’emprise sur les zones non urbaines déconnectées, comme cette commune rupestre. Et j’espère que Vesper a bien pris soin d’éviter toute connexion avec le RéZo depuis que vous êtes ici. Mais nous ne sommes pas pour autant définitivement à l’abri…
— OK. Je veux juste savoir une chose. Que pense réellement Anjelina de moi ?
— Tu n’as qu’à le lui demander.
— Où et quand ?
— Loin d’ici, dans une centaine d’années environ.
*
Ils étaient passés des hauteurs aux profondeurs.
Lia les avait guidés dans les entrailles de la terre. Seul Zarathoustra, d’un naturel claustrophobe, était resté à se prélasser au soleil.
La cueva était basse de plafond et Ismaël, qui mesurait près de deux mètres, avançait légèrement courbé.
— J’ai demandé à Lia de trouver une portion de mur parfaitement lisse et suffisamment grande pour y reproduire un paysage. Ta destination, dit-il à Arec.
Les torches éclairaient un panorama de rocailles, tableau hyperréaliste, que l’éclairage poussif rendait difficile à identifier.
Lia entreprit aussitôt de le recouvrir de son mélange aux paillettes d’argent.
— On est si pressés que ça ? Tu ne me laisses même pas le temps de la réflexion. On aurait pu s’y rendre en bateau, en avion, ou d’un coup d’ailes, je ne sais pas moi, d’une façon un peu plus « traditionnelle » !
— Impossible.
— Pourquoi ça ?
— Parce que tu as rendez-vous sur la face cachée de la Lune.