Kô et Lia avaient trouvé ici leur Eldorado. Quant à Vesper, il avait prévu de faire la route avec son alter ego félin, probablement rescapé lui aussi de l’incendie de la ferme, et il n’allait certainement pas s’ennuyer. Arec était rassuré : il ne leur manquerait pas trop. L’inverse était moins évident. Mais de l’autre côté du mur, il y avait Anjelina. Et l’essentiel était là.
Ismaël avait désiré rester un moment seul avec lui. Les autres étaient remontés en essayant de ne pas trop verser de larmes, Vesper blotti contre le cou de Lia qui tenait la main de Kô. Pour partager tout de même leur chagrin de voir partir un ami qu’ils ne reverraient plus.
Ismaël avait sorti un étrange costume noir et argent d’une housse en plastique transparent. Une fois dépressurisé, Arec avait reconnu une combinaison spatiale. Il l’avait enfilée tout en écoutant Ismaël lui expliquer les procédures d’accès au vaisseau. Ce dernier était d’un type un peu spécial et il ne fallait surtout pas qu’il s’étonne de son mode de fonctionnement.
Arec se tenait face au tableau représentant le sol lunaire. À la lumière tremblotante des torches, il donnait l’impression de fouler déjà la froide clarté du satellite terrestre.
Ismaël lui tendit son casque.
— Nous nous reverrons, Arec. J’en suis sûr.
— Dans cent ans ? !
— Mille, peut-être.
Il l’aida à verrouiller sa combinaison et régla la pression d’oxygène. Puis il tapota la visière et leva son pouce pour lui faire signe que tout était parfait.
Arec hocha la tête et s’avança vers les premiers contreforts du cratère Daedalus.
*
La raiduse était à quelques mètres de lui, légèrement sur la gauche, plantée sur ses trois pieds d’envahisseur martien. Ses tentacules pendaient immobiles sous un dôme translucide qui ressemblait à de la gelée de myrtilles.
Un peu plus loin s’étendait la zone d’ombre projetée par la paroi du cratère qui s’élevait sur près de trois mille mètres.
Arec eut soudain l’impression de manquer d’air. Il était passé en un dixième de seconde d’une grotte au cœur de l’Andalousie à la surface lunaire. Son cerveau était en retard sur son corps. Il n’arrivait pas à synchroniser les faits et la raison. Il tituba. Puis il réussit à libérer ses poumons du poids de l’angoisse et parvint à aspirer une grande goulée d’air. Mais il n’en avait pas à revendre et se dirigea aussitôt vers la raiduse par petits bonds maladroits. Après deux chutes sans gravité, il parvint sous la bionef. Comme le lui avait indiqué Ismaël, il se laissa capturer par un tentacule qui le tracta vers la tête de l’animal. Il pénétra dans l’habitacle par un sas naturel de la peau de la chicherie.
La raiduse n’avait pas attendu en phase de déshydratation car il n’y aurait rien eu sur place pour la réhydrater. Elle avait fait le plein d’oxygène pour le décollage en broutant les cailloux alentour.
Arec avait ôté son casque. L’air avait une saveur étrange, légèrement acide. Être à l’intérieur du chapeau de la raiduse procurait une curieuse sensation. Le sol était légèrement élastique et les parois translucides permettaient d’observer assez précisément l’espace extérieur, en l’occurrence un relief teinté de gris, de jaune et de brun sur fond de ciel noir. Mais il n’était pas là pour faire du tourisme spatial. Il préférait consacrer les rares minutes qu’il pouvait encore se permettre de gaspiller à admirer Anjelina.
Elle était déjà cryogénisée car le nombre d’autres qu’elle devait charmer était si énorme qu’elle ne pouvait pas détourner son attention sur quoi – ou qui – que ce fût d’autre.
La belle endormie était allongée dans son sarcophage, sa chevelure noire étalée comme un cri sur la soie blanche. Le souvenir d’Anjelina dans son écrin au centre du promontoire boisé s’imposa aussitôt. Entre les deux instantanés s’étirait une parenthèse onirique qui l’avait propulsé du statut de petit fonctionnaire à celui de héros. Il ne s’y faisait toujours pas.
Il y eut une sorte de vrombissement.
La raiduse s’arrachait lentement au sol lunaire en dégazant. Elle prit rapidement de la vitesse et Arec, enfin souriant, réalisa que l’animal était tout simplement en train de péter.
*
La bionef dépassa l’arête sommitale du cratère et un éblouissement d’or liquide envahit l’habitacle.
Les autres grouillaient par milliards dans la panse minérale de Daedalus.
Lorsqu’ils quittèrent l’orbite lunaire, la bionef arborait une traîne dorée de plusieurs kilomètres, comète vivante à la chevelure étincelante. Arec n’en voyait qu’une infime partie, à travers la peau laiteuse de la bête.
Le programme de vol allait les conduire vers une exoplanète terraformable située à quatre années-lumière de la Terre. Ismaël avait essayé d’enfumer Arec, mais la cosmologie était son dada depuis l’enfance et il savait très bien que la raiduse, vu ses moyens rudimentaires de propulsion, dépasserait difficilement les soixante mille kilomètres/heure, même en utilisant l’effet de fronde et la gravité des planètes comme accélérateur. Ismaël avait d’abord parlé d’une centaine d’années, puis avait laissé échapper l’hypothèse d’un millier d’années ; par un simple calcul, on arrivait plutôt à soixante mille ! Mais il y avait les autres, et la nature mystérieuse de la raiduse. Alors Arec préférait ne pas trop extrapoler.
S’ils arrivaient à destination, que ce soit dans cent, mille ou cent mille ans, ils auraient une planète pour eux seuls et une armée de puces chargées de la rendre habitable.
Un nouveau monde pour de nouveaux Adam et Ève. Paradis ? Enfer ? Purgatoire éternel ?
Le vertige le reprit.
Il observa l’espace une dernière fois et imagina Kô, Lia, Ismaël et Vesper en train d’observer une comète à la chevelure d’or s’éloigner de l’astre lunaire et plonger dans l’espace profond. Il refréna avec peine une larme.
Puis il grimpa dans son sarcophage, accolé à celui d’Anjelina.
Il allait rejoindre le dieu Ra et son soleil froid. Dans cette autre contrée du rêve, il se rappellerait peut-être enfin ce qui faisait de lui un Chevalier du Nombre d’Or et Anjelina sa reine.
En sombrant dans la narcose, il crut apercevoir un carré de ciel bleu, derrière la peau palpitante de la raiduse.
L’air marin lui picota les narines.
Puis il passa de l’autre côté.