Liberté et égalité

Je vais consacrer cette dernière leçon, comme je vous l’avais annoncé, à la liberté, ou plus exactement aux libertés. En effet, je n’aime guère employer le mot liberté au singulier. De même que l’on dit que la paix est indivisible – ce qui n’est pas vrai –, on dit quelquefois que la liberté est indivisible, ce qui est également faux. Même dans les sociétés les plus despotiques, les individus jouissent de certaines libertés. Il suffit pour comprendre cela d’employer le mot liberté dans le sens le plus prosaïque, et on verra que l’individu qui a la possibilité de choisir entre ceci et cela, de faire ou de ne pas faire, d’aller à l’église ou de ne pas y aller, est libre par rapport à cette activité particulière, et qu’en ce sens, il y a des libertés. Nous jouissons tous de certaines libertés, et nous ne jouissons jamais de toutes les libertés. En pratique, pour que nous jouissions de certaines libertés, il faut interdire aux autres sociétaires de nous empêcher (il faut les empêcher de nous empêcher) d’exercer nos libertés. Quand nous voulons organiser une manifestation publique, pour qu’elle ait lieu il faut interdire aux autres, ou les empêcher d’empêcher notre manifestation. Ce qui signifie : il n’y a pas de liberté pour quelque chose ou quelqu’un qui ne comporte la plupart du temps, en contrepartie, une restriction ou une interdiction pour quelque chose d’autre ou quelqu’un d’autre.

Bien entendu, si nous raisonnons à la manière des philosophes du xviie ou du xviiie siècle, si nous nous reportons à l’état de nature, le problème se pose différemment. On peut dire que, dans l’état de nature, lorsqu’il n’y a pas encore d’état de société, la liberté se confond avec la capacité ou la puissance de l’individu. Certains philosophes, en effet, ont analysé l’état de nature comme celui dans lequel la liberté de chacun se confondait avec sa puissance. L’individu a à se battre avec la nature, il est libre de faire ce que sa force lui donne la capacité de faire, mais il y a aussi les autres, et puisqu’il n’a pas encore noué de liens sociaux avec les autres, il peut se trouver avec eux soit dans une situation de paix, soit dans une situation de guerre.

Comme vous le savez, certains philosophes ont caractérisé l’état de nature comme la guerre de tous contre tous. L’exemple éclatant est celui de Hobbes, qui a d’ailleurs comparé l’état de nature qu’il décrivait avec la relation des États les uns avec les autres. Les États, en effet, d’après lui, sont dans l’état de nature, c’est-à-dire dans un état de guerre permanent, que celle-ci soit réelle ou simplement potentielle. D’autres au contraire, comme Montesquieu, n’ont pas décrit l’état de nature comme un état de guerre où chacun voulait l’emporter sur l’autre, mais comme un état dans lequel les hommes seraient craintifs, peureux, et de ce fait n’ayant nullement l’idée de la domination ou l’instinct de la violence. Je ne suis pas sûr qu’on puisse trancher le débat entre ces différentes interprétations de l’état de nature, car ces interprétations renvoient à des théories différentes de la nature humaine. Et puis mieux vaut, me semble-t-il, ne pas se reporter à la situation des hommes dans l’âge paléolithique que nous connaissons mal, mais plutôt se référer à ce que nous connaissons à la fois dans les petites sociétés néolithiques et dans nos sociétés.

Tout ce que l’on peut affirmer comme certain ou presque certain, c’est qu’en dehors de la société règne entre les hommes l’insécurité. Je pense qu’à peu près tous les philosophes qui utilisaient cette notion d’état de nature reconnaissaient que, sans un pouvoir supérieur à tous les individus, sans un pouvoir capable d’imposer la paix, il y a pour le moins une situation d’insécurité. Il est ainsi très significatif que Montesquieu, dans L’Esprit des lois, définisse la liberté politique dans les termes suivants : « La liberté politique consiste dans la sûreté, ou du moins dans l’opinion que l’on a de sa sûreté » (livre XII, chapitre 2). Et la sûreté vient en troisième lieu dans l’énumération des droits fondamentaux à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. On peut d’ailleurs joindre au terme de sûreté celui de propriété, que le même article plaçait au second rang de l’énumération, juste après la liberté. En effet, il n’y a pas de sûreté pour un individu humain si n’est pas protégé ce qu’il a, ce qui lui est propre. Non pas que je veuille impliquer ou insinuer que n’importe quelle propriété doit jouir de la sûreté. Toutes les sociétés édictent des lois qui règlent la propriété, qui déterminent quelle forme de propriété est légitime ou non. Ce qui semble incontestable, c’est que dans toute société, même dans une société totalement socialiste, il y a quelque chose qui est la propriété de l’individu, de telle sorte qu’on peut dire que font partie des droits fondamentaux la sûreté et la propriété – le contenu de la propriété étant encore une fois déterminé par les lois de la société considérée.

Il résulte de tout cela que poser ou déduire la liberté dans l’abstrait ne signifie pas grand-chose. Un de mes auditeurs m’a rappelé une définition fameuse de la liberté : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » Sans doute avez-vous reconnu l’article 4 de la même Déclaration de 1789. Qui n’accepterait cette formule, au moins tant qu’il ne cherche pas à définir exactement le sens des termes ? En effet, il va pour ainsi dire de soi que chacun peut être libre dans toute la mesure où il ne nuit pas aux autres. Mais, pour prendre un exemple particulièrement significatif dans la société moderne, comment vérifier que l’activité économique de l’un ne nuit pas aux autres ?

En d’autres termes, cette formule est à la fois en un sens évidente et en un autre sens presque dénuée de signification. Supposons, pour prendre un autre exemple, qu’usant de votre liberté de pensée vous critiquiez de manière extrême la politique du gouvernement, que vous condamniez la loi ou la guerre qu’édicte ou que mène le gouvernement : de manière évidente, vous nuisez à certains, à ceux qui appliquent ou soutiennent la loi ou la politique du gouvernement. Par conséquent, en fait, il me paraît toujours difficile de définir de manière précise ou significative le contenu de la liberté ou des libertés. Selon les sociétés certaines libertés sont considérées comme légitimes et nécessaires, et d’autres sont inconnues. Certaines des libertés dont nous jouissons et qui, pour nous, sont fondamentales, ont été considérées comme indifférentes ou étaient inconnues dans d’autres sociétés. Donc, sans prétendre faire une théorie générale des libertés pour toutes les sociétés, j’essaierai ici maintenant de préciser quel est le contenu de nos libertés, dans nos pays démocratiques, prospères et libéraux – qui sont tout cela ou qui voudraient l’être.

Les libertés dans les démocraties libérales

Ces libertés sont celles que le pouvoir public reconnaît aux individus et leur garantit. Par conséquent, ce sont des libertés qui, pour que nous en jouissions, doivent être garanties par les interdictions adressées à ceux qui nous empêcheraient de les exercer. Je distinguerai quatre catégories de libertés.

La première, c’est la sûreté ou la protection des individus. Le paradoxe, en tout cas la difficulté de cette première catégorie de libertés, c’est qu’elles sont à la fois garanties par la police et par la justice et qu’elles sont garanties contre les abus de la justice ou de la police. Une des composantes essentielles des libertés aux yeux des hommes du xviiie siècle était la protection contre les abus de la justice, dont c’était pourtant la vocation de protéger les individus. De la même façon, aujourd’hui, la loi donne des garanties contre la police, mais d’un autre côté, la passion de la sécurité ou le désir de sûreté, qui est extrêmement fort dans nos sociétés, nous fait réclamer plus de police – cette même police que nous maudissons d’une manière générale et que nous appelons de nos vœux dans certaines circonstances. Il y a peut-être des pays où l’ambivalence de ce sentiment est atténuée. Chez nous l’ambivalence est forte et les mêmes personnes éprouvent des sentiments très différents à l’égard de la police selon les circonstances. Une deuxième catégorie de libertés se résume par la liberté de circulation – à l’intérieur de notre pays et à travers les frontières de notre pays. Nous sommes libres de nous déplacer sur tout le territoire sans demander la permission à personne. Nous avons aussi le droit, si nous sommes révoltés contre la politique de notre pays, de choisir un autre pays et d’y devenir, au bout de quelques années, un citoyen. Liberté qui, d’ailleurs, a été relativement rare dans l’histoire. Une troisième catégorie concerne le choix de l’emploi ou du travail. Il s’agit des libertés économiques qui incluent le libre choix du consommateur et la liberté d’entreprise des entrepreneurs. La quatrième catégorie comprend la liberté religieuse et, de manière générale, la liberté d’opinion, d’expression, de communication.

Bien entendu toutes les libertés de cette première série sont imparfaites. On peut écrire des livres pour montrer que le système judiciaire est de manière exagérée manipulé par le pouvoir public. On peut écrire des livres noirs sur la police, etc. Mais, si l’on compare avec ce qui se passe dans les autres pays, nous pouvons dire que dans la majorité des pays auxquels je songe, c’est-à-dire ceux de l’Europe occidentale, ces libertés sont tolérablement garanties ou assurées. Dans la quatrième catégorie j’ai mis ensemble la religion et les opinions en général, car dans les sociétés sécularisées les convictions politiques deviennent ou tendent à devenir l’équivalent de ce qu’étaient les convictions religieuses dans le passé. En tout cas, l’ensemble de libertés que je viens d’énumérer, je l’appelle les libertés personnelles. Et en partant de la religion, des opinions ou des convictions, j’arrive à un deuxième ensemble que j’appellerai les libertés politiques.

Les libertés politiques peuvent être résumées par les trois mots : voter, protester, se rassembler. Et ici encore, nous pouvons dire que nous jouissons tolérablement de ces libertés politiques.

La troisième catégorie, ce sont les libertés sociales, qu’on appelle souvent les droits sociaux, mais je pense qu’on peut tout aussi bien les appeler les libertés sociales. Je dirai que les libertés sociales sont celles dont jouit la majorité, ou même, si possible, la totalité de la population, grâce à ses propres moyens ou grâce aux moyens spécifiques que l’État fournit à ceux qui en ont besoin : l’idée première de la sécurité sociale était de donner à tous les moyens matériels d’exercer certaines libertés, comme la liberté d’être soigné, ou celle de s’instruire. Dans ces libertés sociales, il y a une sous-catégorie : la liberté des collectifs. Qu’il s’agisse de l’action revendicatrice des syndicats, des services rendus par les comités d’entreprise, l’objectif est, en plus d’améliorer la condition des salariés, d’atténuer la toute-puissance des dirigeants des entreprises et d’introduire dans la vie de l’entreprise quelque chose qui serait plus conforme aux aspirations de la démocratie. Comme je vous l’ai dit plusieurs fois, une des contradictions fondamentales de nos sociétés est que la vie professionnelle n’y est pas organisée selon les principes démocratiques. Dès lors, les libertés des collectifs, des syndicats ou des comités d’entreprise atténuent ou adoucissent la hiérarchie autoritaire qui existe dans les grandes entreprises. La liberté des syndicats, c’est-à-dire la liberté des individus de se rassembler dans des syndicats, aboutit naturellement à une rivalité de pouvoir entre les dirigeants et ceux qui représentent les dirigés.

Cette distinction des trois catégories, libertés personnelles, libertés politiques, libertés sociales, ne recoupe d’aucune manière la distinction aujourd’hui devenue courante des libertés formelles et des libertés matérielles ou réelles. En effet, les libertés personnelles que j’ai mentionnées pour commencer sont, me semble-t-il, de manière évidente, des libertés par excellence réelles. Rien n’est plus réel que la capacité de se déplacer d’une ville à une autre, de sortir de son pays, éventuellement de choisir son pays. Il ne s’agit pas, dans le cas des libertés personnelles, de quelque chose de formel qui ne touche pas à l’essentiel ; je dirais tout au contraire que ces libertés personnelles sont essentiellement ou éminemment réelles. Et si d’ordinaire on y songe à peine, c’est qu’elles sont devenues à tel point notre manière normale et évidente de vivre qu’il faut que ces libertés soient violées ou éliminées pour que nous prenions conscience de leur valeur éminente.

Les libertés sociales que j’ai mentionnées en troisième lieu sont également et au même degré des libertés réelles. Ce sont en effet les conditions nécessaires à l’exercice de certaines libertés, ou bien c’est un effort pour atténuer l’écart de puissance entre ceux qui détiennent l’autorité et ceux qui subissent l’autorité. Aussi longtemps que dans nos sociétés il y aura des hommes qui commandent et des hommes qui obéissent, l’organisation de ceux qui obéissent afin d’atténuer les abus de ceux qui commandent sera une nécessité justifiée par les principes que nous invoquons.

En ce qui concerne la deuxième catégorie, les libertés politiques, il est plus difficile de donner la réponse : s’agit-il de libertés formelles ou de libertés réelles ? Je dirais que, en fait, les libertés politiques telles que je les ai définies ont simultanément une valeur symbolique éminente et indirectement une efficacité considérable dans la plupart des circonstances. Pourquoi les libertés politiques telles qu’elles sont définies par le droit de vote ont-elles une valeur symbolique extraordinaire ? Parce que le droit de vote consacre pour ainsi dire l’égalité de tous les individus, en dépit de toutes les inégalités, par rapport à quelque chose qui en soi est essentiel, c’est-à-dire le choix des gouvernants. Bien entendu, on peut dire que c’est essentiellement un symbole – et c’est vrai –, mais l’expérience nous indique que les procédures électorales, ou les procédures représentatives, sont à terme une forme de liberté efficace, en ce sens qu’à l’intérieur d’une société où les procédures électorales sont respectées dans leur esprit, bien des violences et des injustices affligeant les sociétés qui ignorent ces procédures sont prévenues ou corrigées. On peut dire que le pouvoir infinitésimal de chacun le jour des élections n’est qu’un symbole, et c’est vrai : nous ne choisissons jamais directement, sauf dans l’élection présidentielle, ceux qui nous gouvernent, et quand nous les choisissons directement, notre voix n’est qu’une parmi des millions. On peut dire aussi, ce qui est vrai encore, que c’est toujours la carte forcée, car on nous contraint à choisir entre deux personnes, et peut-être préférerions-nous choisir une troisième personne. On peut dire que l’on nous accule, dans les élections législatives, à choisir entre deux blocs alors que nous, nous préférerions être « ailleurs ». En ce sens il est parfaitement vrai que l’acte électoral ou la procédure parlementaire ne donne pas nécessairement au peuple le sentiment de se gouverner lui-même. Il est parfaitement vrai que le gouvernement représentatif a d’abord une valeur symbolique, mais il est vrai aussi que, de manière non pas secondaire mais primaire, l’existence de ces procédures, la nécessité pour ceux qui gouvernent de se présenter de nouveau devant ceux qui les ont élus, constitue non pas une garantie absolue contre les abus de pouvoir ou contre le despotisme, mais tout de même une forme de protection et pour ainsi dire un rempart. Bref, surtout si l’on tient compte de nos expériences du xxe siècle, on peut considérer ces libertés politiques, que j’ai insérées entre libertés personnelles et libertés sociales, comme peut-être la forme de liberté la plus symboliquement significative et en même temps, dans une mesure variable selon les cas, comme la condition essentielle des autres libertés.

On pourrait encore présenter les libertés dans nos sociétés de la manière suivante : nos libertés se définissent à la fois grâce à l’État et contre lui. Les libertés des individus ont été pendant des siècles conçues comme des résistances aux abus de l’État, des limites à sa toute-puissance, mais simultanément, dans les sociétés dans lesquelles nous vivons, nous attendons de l’État la garantie de certaines de nos libertés. C’est particulièrement frappant dans le cas de la sûreté, qui se définit grâce à l’État et souvent contre lui. Quant à la liberté de critique, dont inévitablement l’intellectuel considère qu’elle est une liberté essentielle, elle suppose qu’on puisse s’exprimer contre l’État, qui doit donc de son côté garantir la possibilité de le faire. La condition, c’est que l’État soit du type démocratique, c’est-à-dire qu’il ne soit pas un État partisan et qu’il ne se confonde ni avec une religion ni avec une idéologie. Peut-être est-il dangereux pour un État de ne se définir que négativement, par le refus d’une idéologie, ou par la liberté donnée à toutes les idéologies, mais le fait est que nos régimes se définissent de cette façon. En ce qui concerne les libertés sociales comme capacité effective, celle-ci dérive aussi de la protection ou des aides de l’État, ou des syndicats, aides et protection qui ajoutent à la puissance individuelle des travailleurs. Quant à la troisième sorte de libertés, les libertés du citoyen, leur cœur est de toute évidence la liberté de participation à l’État par l’intermédiaire des procédures, électorales et autres, que nous connaissons.

Conscience de la liberté et représentation de la bonne société

J’ai laissé de côté de manière intentionnelle deux questions sur lesquelles on pourrait parler très longtemps. J’ai laissé de côté complètement la question du sentiment de liberté mais je suis tout prêt à reconnaître que dans une société telle que j’en décris les principes, beaucoup d’individus ont le sentiment de ne pas être libres. Pour commencer, tous ceux qui détestent le régime existant se jugent opprimés. D’abord ils le sont peut-être en effet parce qu’il y a toujours des hommes plus ou moins opprimés dans une société inégale comme la nôtre ; mais en tout état de cause, il suffit que les sociétaires considèrent que le système d’autorité est en tant que tel injuste pour qu’ils n’éprouvent pas le sentiment de la liberté. En d’autres termes, les conditions ou circonstances qui donnent le sentiment de la liberté sont multiples et variables ; elles sont dans une large mesure impossibles à déterminer de manière systématique alors qu’on peut à la rigueur, ainsi que j’ai essayé de le faire, préciser le contenu des différentes libertés. Dès lors, acceptons-le : notre société, que la plupart d’entre nous ici considérons comme une société de libertés, peut être ressentie par une partie de la population comme une société d’oppression, en raison des circonstances matérielles dans lesquelles vivent ces personnes, et aussi pour une autre raison qui peut-être va plus loin, à savoir leur représentation de la bonne société. Dans la mesure où ils considèrent que la société actuelle, parce qu’elle comporte en particulier la propriété individuelle des moyens de production, est en tant que telle injuste, ces sociétaires se sentent en tant que tels privés de liberté puisqu’ils ne reconnaissent pas la légitimité du système de pouvoir, ni de l’ordre économique et social dans son ensemble. Je dirais volontiers que la conscience de la liberté ne se sépare pas de la conscience de la légitimité de la société, et que celle-ci dépend pour une large part des sentiments que suscitent le degré d’inégalité et le système d’autorité. Il est donc difficile de savoir si, et dans quelles circonstances, les hommes éprouvent le sentiment d’être libres dans une certaine société, puisque l’idéologie de chacun est au moins une des causes principales du sentiment de liberté ou au contraire d’absence de liberté.

En outre, nous savons aussi que la discipline professionnelle qui existe dans les entreprises est ressentie par une partie de la population et des travailleurs comme un système de non-liberté, et que cette impression de non-liberté ne pourrait être atténuée que par une organisation moins hiérarchique du travail ou bien par une adhésion accrue des travailleurs au système lui-même. Les ouvriers américains dans leur immense majorité adhèrent au système de la propriété individuelle du capital ; ils se sentent de ce fait moins opprimés par une organisation du travail à leurs yeux légitime ou acceptable que ceux qui vivent dans une société où une partie importante de la population refuse explicitement d’accepter la légitimité du système et par conséquent l’autorité de ceux qui commandent.

Enfin, j’ai laissé entièrement, et volontairement, de côté un autre problème qui exigerait au moins un autre cours : celui de la liberté de la collectivité elle-même. Or, il va de soi que lorsqu’un groupe, que certaines caractéristiques distinguent, revendique l’autonomie ou l’indépendance par rapport au corps politique dans lequel il est intégré, c’est que ce groupe se ressent comme opprimé. La liberté qui est alors visée, c’est la liberté collective, la liberté du groupe dans son ensemble. Ce n’est pas celle que j’ai cherché à analyser ici, c’est-à-dire la liberté des individus dans une communauté politique. Après tout, dans l’Antiquité grecque, la liberté des cités était primordiale. La liberté par excellence, c’était la liberté du groupe, de la cité. Et aujourd’hui encore, effectivement, il y a un problème que j’ai laissé de côté, celui de la liberté des collectifs ou des groupes – nationaux ou autres.

Mon énumération des libertés présente évidemment un caractère empirique et historique. Il va de soi que certaines de ces libertés n’auraient pas de signification dans d’autres sociétés que la nôtre. Par exemple, il est difficile d’imaginer pour les petites sociétés néolithiques le droit de choisir sa tribu comme un droit fondamental. L’interdiction faite aux citoyens soviétiques de changer de pays nous paraît scandaleuse, mais il y a des sociétés innombrables à travers l’histoire dans lesquelles une interdiction de cet ordre n’aurait même pas eu de sens : la possibilité même de quitter son pays ou de choisir son pays, de choisir les conditions dans lesquelles on entend vivre, suppose dans une large mesure une civilisation comme la nôtre, qui protège et même encourage la libre activité de chacun. De la même manière, dans des sociétés où le principe monarchique était reconnu légitime par l’ensemble de la population, l’idée de choisir les gouvernants par l’intermédiaire de l’élection, ou l’idée du gouvernement représentatif, ne pouvait pas venir aux membres de cette collectivité, essentiellement différente de la nôtre. Tout cela n’interdit pas, bien entendu, de chercher et même de trouver quelques droits de l’homme à valeur universelle, mais ces droits universels ont alors un caractère tellement abstrait qu’ils ne peuvent guère nous éclairer ou nous guider, de sorte qu’il ne me paraît pas essentiel de chercher dans cette direction. Ce que je veux suggérer par ce résumé, c’est que les libertés que j’ai mentionnées les unes après les autres couvrent à peu près l’essentiel de ce que nous comprenons en Europe, y compris peut-être en Europe de l’Est, comme l’essentiel de nos libertés.

Enjeux philosophiques et expériences de la liberté

À partir de là se posent deux problèmes, dont je suis obligé de traiter très rapidement en dépit de leur complexité. Tout d’abord, quels sont les enjeux concernant ces libertés qui sont véritablement décisifs, véritablement essentiels ? Quels sont ceux que les différents partis considèrent comme devant l’emporter sur les autres ? Laquelle de ces libertés pourrait-elle être considérée comme la liberté par excellence ? Et le deuxième problème, c’est le suivant : quelle est la relation entre les libertés politiques et sociales telles que je les ai analysées, et la philosophie de la liberté ? Et d’abord : y a-t-il une relation quelconque entre la politique de la liberté et la philosophie de la liberté ?

Premier problème : les enjeux, ce qui est essentiel dans cet ensemble de libertés. Qu’est-ce qui, parmi ces libertés, peut être considéré comme la liberté par excellence ? Je vous l’ai dit, je préfère ne pas parler de la liberté, parce qu’on ne peut définir la liberté par excellence que de deux manières : soit en élaborant une vision de la bonne société, c’est-à-dire en établissant une hiérarchie entre les diverses libertés et en choisissant celles qui à nos yeux définissent la bonne société telle qu’elle devrait être, soit, plus sommairement, en choisissant les libertés à nos yeux essentielles en fonction d’une idéologie politique.

Depuis longtemps en Occident, disons depuis le développement du socialisme, la discussion a porté sur l’importance relative de ce que j’ai appelé les libertés sociales, c’est-à-dire les libertés dans la société civile, et les libertés politiques qui elles se définissent par rapport à l’État, plus précisément à la participation des citoyens à la vie politique. De ce fait il y a eu, disons, à travers tout le xixe siècle, et le xxe siècle surtout, un débat entre les tenants des libertés politiques – les démocrates – et les tenants des libertés sociales – les socialistes. Le débat se poursuit mais, me semble-t-il, avec moins de passion, au moins en France et en Europe occidentale, parce que l’expérience, ou l’histoire si vous voulez, a donné une leçon, et une leçon sévère. Dans le marxisme, ou une certaine interprétation du marxisme, on trouve une idée majeure, à savoir que, quel que soit le régime politique, qu’il soit despotique ou représentatif, la propriété individuelle des moyens de production implique une dictature de la bourgeoisie. Cette idée, vous la trouvez un peu partout. Elle a été de nouveau objet de discussion lorsque le parti communiste français a rejeté la doctrine de la dictature du prolétariat. De fait, on trouve cette idée dans un grand nombre de textes de Lénine, quelques textes assez rares de Marx et un grand nombre de textes des althussériens par exemple aujourd’hui. On peut résumer sommairement les choses de la façon suivante : à partir du moment où on pose que dans la société civile, ou dans l’activité économique, il y a nécessairement une classe dominante, et dès lors qu’on appelle cette domination de classe une dictature, on peut dire qu’aussi longtemps que cette structure sociale n’est pas modifiée, il y a une dictature de la bourgeoisie. Donc, pour passer du régime capitaliste au régime socialiste, il faut qu’une autre classe se substitue à la bourgeoisie pour exercer cette hégémonie ou cette dictature. Assurément, si on abandonne la notion de dictature du prolétariat, si donc l’on renonce à la nécessité d’une phase de dictature du prolétariat, indirectement on abandonne l’idée originelle du marxisme, ou d’une certaine interprétation du marxisme, à savoir que, quel que soit le régime politique, la société est soumise à la dictature ou la domination d’une classe.

Selon l’idéologie soviétique aujourd’hui, après avoir d’abord supprimé la propriété individuelle des moyens de production, et du même coup éliminé la dictature de la bourgeoisie pour lui substituer la dictature du prolétariat, les Soviétiques ont construit une société où la dictature du prolétariat est devenue inutile, où il n’y a plus de classe dominante, une société sans classes. Ce qui enlève la plus grande partie de sa force à cette argumentation, c’est que la simple observation des sociétés communistes suffit pour constater deux faits très simples : d’une part, que le pouvoir étatique est depuis la révolution exercé par une minorité, par le parti, et qu’il ne l’a jamais été par le prolétariat ; et d’autre part, que cette minorité dominante dans l’État exerce en même temps des pouvoirs dirigeants dans la société civile, qui se confond dans une large mesure avec l’État lui-même. Du même coup sont réduites, violées ou éliminées les libertés personnelles qui étaient essentielles à la démocratie dite bourgeoise, qui étaient une partie intégrante de l’héritage bourgeois. Or, cet héritage bourgeois, jamais Marx ou Engels n’ont voulu l’éliminer ; jamais ils n’ont pensé que l’élimination de la dictature de la bourgeoisie entraînerait simultanément l’élimination des libertés personnelles. L’expérience semble donc indiquer que le principe même de cette théorie est faux : il existe toujours, du moins dans les sociétés telles que nous les connaissons dans la civilisation moderne, des minorités dirigeantes. Nous sommes disposés à admettre que dans la société civile des démocraties, que ce soit dans l’industrie ou dans la banque, il y a une minorité qui exerce une influence décisive et, en ce sens, exerce la domination de l’homme sur l’homme. Mais on est obligé d’ajouter, selon une plaisanterie connue dans le monde soviétique : « La différence entre le socialisme et le capitalisme ? Dans un cas c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, dans l’autre, c’est l’inverse. » Ou encore, disons, la domination de l’homme par l’homme existe dans toutes les sociétés actuellement connues ; ce qui fait la différence entre les sociétés, c’est le mode d’exercice de cette puissance par les minorités dirigeantes et les garanties que l’État ou ces puissances sont en mesure de donner aux gouvernés.

Une conséquence de tout cela, c’est qu’aujourd’hui le libéralisme tend à se définir, de manière peut-être regrettable, essentiellement par son opposition au totalitarisme. Le libéralisme, dans le passé, était fondé sur des doctrines philosophiques. Aujourd’hui, j’incline à croire que le libéralisme (puisqu’on m’attribue cette doctrine) se justifie essentiellement de manière négative, ou défensive, éventuellement agressive, comme alternative au totalitarisme, une alternative validée par l’expérience historique. De fait, dans les régimes totalitaires du xxe siècle, le libéralisme retrouve tous les ennemis qu’il a combattus au cours de son histoire. En effet, le libéralisme s’est défini d’abord contre l’absolutisme d’une religion, et nous retrouvons l’absolutisme d’une idéologie. Nous défendons le droit de chacun à chercher sa vérité, et en ce sens, la revendication contre l’absolutisme d’une idéologie se situe dans la suite de la revendication libérale ou des Lumières contre l’absolutisme religieux. Ce que nous revendiquons aujourd’hui, c’est la distinction entre l’État que nous choisissons indirectement par nos votes, et la vérité de la société ou de la bonne société. Le régime libéral accepte même que le principe libéral lui-même soit mis en question et, en ce sens, nous aboutissons à une forme extrême du libéralisme originel. De la même façon, puisque Montesquieu considérait que la liberté commençait avec la sûreté, il me semble que l’expérience totalitaire a redonné du prix à cette sécurité. Les sociétés dans lesquelles nous vivons ne garantissent pas toute la liberté souhaitable, mais évitent les formes extrêmes de privation de liberté que nous avons connues à travers ce siècle.

Enfin, une des grandes idées du mouvement libéral démocratique était d’introduire progressivement le principe constitutionnel dans le gouvernement des hommes, et aujourd’hui les procédures démocratiques, organisées par une Constitution, assurent d’une part la participation des individus au gouvernement et, d’autre part, limitent l’arbitraire des gouvernants par les lois. Quoi que l’on puisse penser de la conduite du président Nixon et de l’épisode du Watergate, le fait est que la possibilité, dans une Constitution, d’écarter le président de la République par l’intermédiaire du pouvoir judiciaire, est conforme à une des aspirations originelles de la pensée libérale. La démission du président Nixon représente la conséquence extrême d’une Constitution qui n’a pas d’équivalent ailleurs, dans laquelle le pouvoir judiciaire est au-dessus aussi bien du pouvoir exécutif que du pouvoir législatif, et qui consacre ainsi la procédure légale dans l’exercice du pouvoir. La garantie de légalité dans l’exercice du pouvoir, c’est quelque chose d’extraordinairement rare dans l’histoire. Je suis bien conscient que cette légalité n’est pas toujours maintenue, même dans nos régimes, mais cet idéal subsiste et quelques exemples prouvent que l’idéal est parfois efficace.

Cela dit, je ne veux pas le moins du monde donner à penser que le débat est clos et que nous allons vers un consensus. Le débat continue. Il porte en particulier sur les inégalités, qu’elles concernent les ressources ou les chances. Plus nous sommes amenés à définir la liberté par la capacité ou le pouvoir de faire, plus l’inégalité nous paraît inacceptable. Ou encore, dans la mesure où l’on tend à confondre de plus en plus liberté et égalité, toute forme d’inégalité devient une violation de la liberté. Si vous voulez voir l’expression pure de ce que je crois être une erreur ou une illusion, lisez le livre publié récemment sous la direction de Robert Badinter, Liberté, libertés1. On y trouve une confusion totale entre liberté et égalité. Les auteurs constatent que ceux qui ont plus de ressources, plus de moyens, ceux qui sont en haut de la hiérarchie sociale, sont plus libres que les autres. Si l’on définit la liberté par la puissance, cette proposition est évidente. Mais si on retient le sens strict et rigoureux de la liberté – la liberté comme droit égal –, alors l’égalité des droits ne peut pas se traduire, dans une société inégalitaire, par l’égalité des puissances. On peut donner à tous l’accès aux universités ; on ne peut pas faire que tous accèdent aux mêmes universités, en tout cas à la même réussite universitaire. Je laisse de côté les livres pessimistes qui voient une dégradation de la situation des droits individuels dans nos sociétés, comme Les libertés à l’abandon de Roger Errera2, où en effet sont mentionnés un nombre considérable de violations ou de manquements à nos principes ou à nos idées.

Le refus total de la société comme nouvelle façon de penser

Cela dit, il se produit actuellement dans la façon de penser en Europe occidentale quelque chose de nouveau qui nous fait sortir de la discussion dans laquelle je suis aujourd’hui, c’est-à-dire une discussion qui jusqu’à présent est restée dans un cadre pour l’essentiel traditionnel. En effet, une des tendances idéologiques qui, me semble-t-il, à l’heure présente ont le plus de succès dans la jeune génération, est la détestation du pouvoir en tant que tel. Nous arrivons là dans une phase autre de la discussion, ou dans une tout autre discussion. Ceux que l’on appelle les nouveaux philosophes, la génération qui dénonce aujourd’hui le régime soviétique et le goulag, n’aboutissent pas, jusqu’à présent tout au moins, à l’acceptation des sociétés libérales. Ce qu’ils refusent au fond, c’est le pouvoir lui-même ; ce qu’ils découvrent ou croient découvrir, et bien sûr cela existe, c’est le réseau du pouvoir, ou le pouvoir comme réseau. Si l’on définit le pouvoir par l’action ou l’influence de l’un sur l’autre, nous sommes dans un réseau, dans des réseaux innombrables de pouvoir : l’étudiant est dans un réseau de pouvoir dans sa relation au professeur ; les ouvriers sont dans le réseau de pouvoir de l’entreprise ; les dirigeants de l’entreprise sont dans un réseau de pouvoir par rapport à l’administration, etc. La société étant inégalitaire et comportant un certain nombre d’activités collectives, où il y a de la société il y a évidemment du pouvoir. Mais éliminer le pouvoir, c’est ou bien supposer que l’on peut, dans l’activité professionnelle, se passer de ceux qui dirigent (ce qui paraît difficile quels que soient les espoirs que l’on mette dans l’autogestion), ou bien envisager le dépérissement du pouvoir central, et dans ce cas-là on veut la décentralisation ou la multiplication des groupes ou lieux de commandement. Enfin, on peut mettre ses espoirs dans une idée, une représentation qui me paraît inspirer cette génération : quelque chose qui tantôt se définit comme la communauté, tantôt se définit comme l’anarchie.

Je crains que les deux notions ne soient aux antipodes l’une de l’autre, mais on trouve comme une obsession, par exemple dans le livre de Robert Badinter, l’idée de la communauté, c’est-à-dire l’idée que les individus trouvent la liberté vraie dans la communauté. Bien sûr, il est possible que l’individu trouve la liberté dans une communauté fraternelle, et non pas dans la compétition ou dans la solitude. Mais il peut aussi se faire que la communauté étroite devienne très rapidement despotique. Je ne suis pas sûr que la communauté du village fût en tant que telle anarchique, ou garantît la liberté pour les individus. De la même façon que je ne suis pas sûr que la puissance des syndicats soit toujours une garantie pour la liberté des ouvriers qui n’adhèrent pas aux syndicats, ou qui préféreraient ne pas y adhérer. Mais nous devons constater qu’il y a aujourd’hui un mouvement dans cette direction, et que le libéralisme tel que nous le définissons, c’est-à-dire un pluralisme des libertés et des pouvoirs, ce libéralisme qui s’accompagne d’un système autoritaire dans la vie professionnelle ou économique, est considéré par beaucoup comme l’essence même de l’oppression. Faute de trouver une représentation de la bonne société dans le marxisme ou le soviétisme, il y a non plus une recherche de la bonne société mais un refus total de la société existante. Ce refus radical prend tantôt une forme pacifique (les communautés, les « hippies »), tantôt une forme violente, que vous connaissez bien.

Liberté politique et liberté philosophique

J’en arrive au dernier point, à savoir la relation entre la liberté politique et la liberté philosophique. J’ai défini jusqu’à présent, pendant ce cours, la liberté simplement comme l’action intentionnelle, l’action qui a comporté le choix et qui suppose pour l’individu la possibilité de faire ou de ne pas faire. Or, à n’en pas douter, les philosophes donnent un sens plus riche et plus précis à la liberté. Montesquieu, quant à lui, dit que la liberté du philosophe, c’est l’exercice de la volonté. Je ne suis pas sûr que ce soit la définition que tous les philosophes auraient donnée, mais disons qu’il y a une grande tradition philosophique selon laquelle la liberté authentique, c’est la maîtrise de la raison ou de la volonté sur les passions. La liberté par excellence, ce serait la pensée réfléchie, la démarche guidée par une raison dominant les passions. A partir de là, certaines philosophies de la liberté peuvent confondre plus ou moins la politique de la liberté et la philosophie de la liberté. En effet, philosophie et politique coïncident lorsque l’une et l’autre se donnent par hypothèse l’homme raisonnable. Elles ne se donnent pas nécessairement l’homme bon ; elles le supposent peut-être, ou probablement, égoïste et calculateur, avec des désirs, peut-être même avec des passions. Mais la politique de la liberté le plus souvent se donnait, non pas comme postulat ou comme condition mais comme objectif, un homme raisonnable et supposait que si la société libre avait un objectif, c’était de créer des hommes libres, et que les hommes ne seraient réellement, authentiquement libres que dans la mesure où ils obéiraient non pas à n’importe quel caprice, n’importe quelle passion, mais à la raison, à la raison qui leur fait accepter la citoyenneté, c’est-à-dire qui leur fait accepter les lois de la société.

L’homme en société qui obéit aux lois est d’une certaine manière déjà un homme libre, au sens politique et même philosophique : il obéit à lui-même, au moins dans un régime démocratique, et il accomplit le meilleur de lui-même. II se réalise lui-même en tant qu’homme libre en obéissant à la loi. Et s’il n’y a pas coïncidence entre civisme et moralité, on peut dire au moins que le civisme est une partie de la moralité. Or cette représentation de la société libre comme permettant la formation d’hommes libres, je ne suis pas sûr que ce soit encore la philosophie dominante parmi nous. Kant, pour se représenter une bonne société, imaginait des hommes libres et responsables, guidés par les commandements de la raison. Or, je crois qu’aujourd’hui, dans la majorité des sociétés occidentales, la liberté se situe dans la libération des désirs. Non seulement nous sommes dans une société hédoniste, c’est évident, mais je dirais aussi qu’aujourd’hui, l’ennemi, c’est l’État ou le pouvoir comme ennemi des désirs individuels ; c’est aussi tous les interdits et toutes les institutions qui, en effet, limitent la liberté de l’individu en tant qu’être de désir.

Peut-être ai-je tort de prendre trop au sérieux et de considérer comme centrale une certaine philosophie qui est aujourd’hui à la mode à Paris. Je pense pourtant que de fait, dans l’ensemble des sociétés occidentales, quand on invoque l’idée de la société libre, l’idée de la liberté, ce n’est pas pour inviter les individus à obéir aux lois ou à se gouverner selon la loi rationnelle, mais plutôt pour les inciter à exprimer leur personnalité telle qu’elle est et à suivre leurs désirs tels qu’ils sont. Assurément, John Stuart Mill, dans le livre On Liberty 3 que j’ai commenté pour vous il y a quelques semaines, disait lui aussi que la société devait accorder une totale liberté aux individus dans la mesure où leur manière de vivre, même si elle était choquante, ne nuisait pas aux autres. Et en ce sens, Mill concevait la liberté essentiellement comme la possibilité, la légitimité pour l’individu de vivre à sa manière, débauché s’il voulait l’être, avare s’il le souhaitait, odieux avec ses proches si c’était sa disposition ; de telles conduites appelaient la censure morale, mais non pas une intervention quelconque des pouvoirs publics. Aujourd’hui, la liberté se définit dans nos sociétés par le refoulement du principe de réalité et la libération du principe de plaisir, la libération d’éros. D’où, me semble-t-il, ce qu’on appelle la crise morale des démocraties libérales. En effet, tout régime doit se définir d’abord par une légitimité, ensuite par un idéal. Quant à la légitimité, je pense que nos démocraties libérales ont à peu près réussi. Je pense que, en particulier grâce à la comparaison avec l’expérience soviétique, les procédures électorales et les libertés personnelles sont considérées comme quelque chose d’essentiel par les Occidentaux, y compris par l’immense majorité des Français, quelles que soient leurs options politiques par ailleurs. Mais ce qu’on ne sait plus aujourd’hui dans nos démocraties, c’est où se situe la vertu. Or, les théories de la démocratie et les théories du libéralisme incluaient toujours quelque chose comme la définition du citoyen vertueux ou de la manière de vivre qui serait conforme à l’idéal de la société libre.

Nos sociétés sont légitimes aux yeux des sociétaires, mais elles n’ont pas d’autre idéal que de permettre à chacun de choisir sa voie. Je partage cet idéal. Je participe de cette manière de penser de la société dans laquelle je vis. Mais en tant qu’observateur des sociétés dans l’histoire, je m’interroge : est-il possible de donner la stabilité à des régimes démocratiques dont le principe de légitimité est l’élection et dont l’idéal est le droit ou la liberté pour chacun de choisir non seulement sa voie dans la vie, ce qui est juste, mais encore sa conception du bien et du mal ? Le fait est qu’aujourd’hui, il me paraît extrêmement difficile, que ce soit dans les lycées ou dans les universités, de parler sérieusement des devoirs des citoyens. Je pense que quiconque se risquerait à le faire apparaîtrait comme appartenant à un monde disparu.

C’est une idée que Malraux a exprimée sous diverses formes plus d’une fois. Comme lui, je ne suis pas sûr que dans nos sociétés il y ait encore une représentation de la bonne société, ni une représentation de l’homme idéal ou accompli. Peut-être cette espèce de scepticisme qui sous-tend le libéralisme est-il l’aboutissement nécessaire du développement de nos civilisations. On ne peut pas s’empêcher de poser des questions, d’autant plus que, face à nos sociétés, en existent d’autres qui ont un principe de légitimité différent et qui essaient d’enseigner tout à la fois leur principe de légitimité et leur représentation de la bonne société et de l’homme vertueux. Du reste, je ne suis pas sûr que cet endoctrinement tel qu’on peut le rencontrer ailleurs réussisse réellement. Je constate simplement, et me contente de fixer le point où nous sommes.

Je n’ai pas pris en considération les recherches nouvelles. On cherche aujourd’hui du côté de l’éthologie animale, du côté d’une biologie des sociétés humaines. On comprend mieux le mécanisme social. Tout cela se situe au-delà des discussions traditionnelles dans lesquelles je suis resté. J’y suis resté, non pas parce que j’ignore les recherches ultérieures, mais parce que ces recherches en biologie, ou en éthologie, ne sont pas encore concluantes et qu’elles nous laissent pour l’instant dans la situation que j’ai essayé de décrire.

L’exception heureuse des sociétés libres  

Un dernier mot, qui n’est pas une conclusion mais une remarque marginale. Au fond, tout ce dont j’ai parlé n’intéresse en profondeur qu’une petite partie de l’humanité. Mes réflexions sur les relations entre liberté et égalité, sur les revendications d’égalité dans la liberté, concernent des phénomènes des sociétés occidentales, c’est-à-dire de sociétés relativement prospères et qui ont une tradition profonde de recherche de la liberté dans l’égalité, ou de l’égalité dans la liberté. Or, si nous songeons que nos sociétés ne représentent qu’une faible partie de l’humanité, il faut bien dire que ces problèmes, qui sont encore les nôtres, ces débats qui ont encore, je crois, une signification, ces spéculations philosophiques qui font encore la nourriture de nos pensées, tout cela est tout de même spécifiquement, et peut-être étroitement occidental. Je ne veux pas dire du tout que les populations d’Afrique ou d’Asie sont indifférentes au problème de l’égalité tel que je l’ai posé, ou au problème de la liberté tel que je l’ai discuté. Je ne crois pas que ce que nous faisons ou pensons, nous autres en Occident, soit provincial. Mais ce sont les problèmes et les pensées de sociétés privilégiées – de sociétés privilégiées qui ont pour ainsi dire déterminé le vocabulaire et les discours des autres peuples, des autres sociétés, en plaçant au centre de l’attention des questions qui probablement ne sont pas, pour la plupart des autres peuples, les questions les plus urgentes.

Je ne veux rien conclure. Je dis simplement que nos sociétés, dont nous critiquons à juste titre les imperfections, représentent aujourd’hui, par rapport à la majorité des sociétés du monde, une exception heureuse. Les sociétés que nous décrivons et que nous critiquons, ces sociétés qui vivent par le débat permanent sur l’ordre qui doit être, ces sociétés qui font sortir le pouvoir du conflit pacifique et réglé entre les groupes et les partis, à n’en pas douter, ce sont historiquement des sociétés exceptionnelles. Je n’en conclus pas qu’elles sont condamnées à la mort. Je ne conclus pas non plus que toutes les sociétés du reste de l’humanité ont pour vocation d’organiser leur vie commune sur notre modèle. Je dis que nous ne devons jamais oublier, dans la mesure où nous aimons les libertés ou la liberté, que nous jouissons d’un privilège rare dans l’histoire et rare dans l’espace.

Notes
1.

Liberté, libertés. Réflexions du comité pour une charte des libertés animé par Robert Badinter, préface de François Mitterrand, Paris, Gallimard, 1976 (NdE).

2.

Roger Errera, Les libertés à l’abandon, Paris, Seuil, 1978 (NdE).

3.

John Stuart Mill, On Liberty, New York, H. Holt and Company, 1905 (NdE).