D’emblée, les sémiogrammes de Masson, par une sorte de précursion inattendue, « reprennent » à l’avance les principales propositions d’une théorie du texte qui n’existait d’aucune façon il y a vingt ans et qui fait aujourd’hui la marque distinctive de l’avant-garde : preuve que c’est la circulation des « arts » (ou ailleurs : des sciences) qui fait le mouvement : la « peinture » ouvre ici la voie à la « littérature » car elle semble bien avoir postulé avant elle un objet inouï, le Texte, qui périme d’une façon décisive la séparation des « arts ». Masson avait cinquante-quatre ans lorsqu’il a abordé sa période asiatique (que je préférerais appeler : textuelle) ; les théoriciens actuels du Texte, pour la plupart, venaient de naître. Voici les propositions textuelles (et actuelles) que l’on trouve déjà dans cette peinture de Masson (j’emploie le mot « peinture » pour simplifier ; il vaudrait mieux dire « sémiographie »).
Tout d’abord, Masson établit délibérément ce qu’on appelle un inter-texte : le peintre circule entre deux textes (au moins) : d’une part, le sien (disons : celui de la peinture, de ses pratiques, de ses gestes, de ses instruments), et d’autre part, celui de l’idéographie chinoise (c’est-à-dire d’une culture localisée) : comme il se doit dans toute inter-textualité véritable, les signes asiatiques ne sont pas des modèles inspirateurs, des « sources », mais des conducteurs d’énergie graphique, des citations déformées, repérables selon le trait, non selon la lettre ; ce qui se déplace dès lors, c’est la responsabilité de l’œuvre : elle n’est plus consacrée par une propriété étroite (celle de son créateur immédiat), elle voyage dans un espace culturel qui est ouvert, sans limites, sans cloisons, sans hiérarchies, où l’on retrouverait aussi bien le pastiche, le plagiat, voire le faux, en un mot toutes les formes de « copie » – pratique frappée de disgrâce par l’art dit bourgeois.
La sémiographie de Masson nous dit encore ceci, qui est capital dans la théorie actuelle du Texte : que l’écriture ne peut se réduire à une pure fonction de communication (de transcription), comme le prétendent les historiens du langage. Le travail de Masson pendant cette période démontre que l’identité du trait dessiné et du trait écrit n’est pas contingente, marginale, baroque (évidente seulement dans la calligraphie – pratique au reste ignorée de notre civilisation), mais en quelque sorte entêtée, obsédante, englobant à la fois l’origine et le présent perpétuel de tout tracé : il y a une pratique unique, extensive à toute fonctionnalisation, qui est celle du graphisme indifférencié. Grâce à la démonstration éblouissante de Masson, l’écriture (imaginée ou réelle) apparaît alors comme l’excédent même de sa propre fonction ; le peintre nous aide à comprendre que la vérité de l’écriture n’est ni dans ses messages, ni dans le système de transmission qu’elle constitue pour le sens courant, encore moins dans l’expressivité psychologique que lui prête une science suspecte, la graphologie, compromise dans des intérêts technocratiques (expertises, tests), mais dans la main qui appuie, trace et se conduit, c’est-à-dire dans le corps qui bat (qui jouit). C’est pourquoi (démonstration complémentaire de Masson) la couleur ne doit nullement être comprise comme un fond sur lequel viendraient « se détacher » certains caractères, mais plutôt comme l’espace complet de la pulsion (on connaît la nature pulsionnelle de la couleur : à preuve le scandale produit par la libération fauve) : dans le travail sémiographique de Masson, la couleur provoque à retirer l’écriture de son fond mercantile, comptable (c’est du moins l’origine que l’on prête à notre écriture syrio-occidentale). Si quelque chose est « communiqué » dans l’écriture (et donc exemplairement dans les sémiogrammes de Masson), ce ne sont pas des comptes, une « raison » (étymologiquement, c’est la même chose), mais un désir.
Enfin, en se tournant (principalement) vers l’idéogramme chinois, Masson ne reconnaît pas seulement l’étonnante beauté de cette écriture ; il soutient aussi la rupture que le caractère idéographique apporte à ce qu’on pourrait appeler la bonne conscience scripturale de l’Occident : ne sommes-nous pas superbement persuadés que notre alphabet est le meilleur ? le plus rationnel, le plus efficace ? Nos savants les plus rigoureux ne soutiennent-ils pas comme « allant de soi » que l’invention de l’alphabet consonantique (de type syrien), puis celle de l’alphabet vocalique (de type grec) furent des progrès irréversibles, des conquêtes de la raison et de l’économie sur le gâchis baroque des systèmes idéographiques ? Beau témoignage de cet ethnocentrisme impénitent qui règle notre science elle-même. En vérité, si nous refusons l’idéogramme, c’est que nous tentons sans cesse, dans notre Occident, de substituer le règne de la parole à celui du geste ; pour des raisons qui relèvent d’une histoire véritablement monumentale, il est de notre intérêt de croire, de soutenir, d’affirmer scientifiquement que l’écriture n’est que la « transcription » du langage articulé : l’instrument d’un instrument : chaîne tout au long de laquelle c’est le corps qui disparaît. La sémiographie de Masson, rectifiant des millénaires d’histoire scripturale, nous renvoie, non pas à l’origine (peu nous importe l’origine), mais au corps : elle nous impose, non pas la forme (proposition banale de tous les peintres), mais la figure, c’est-à-dire l’écrasement elliptique de deux signifiants : le geste qui est au fond de l’idéogramme comme une sorte de trace figurative évaporée, et le geste du peintre, du calligraphe, qui fait mouvoir le pinceau selon son corps. Voilà ce que nous dit le travail de Masson : pour que l’écriture soit manifestée dans sa vérité (et non dans son instrumentalité), il faut qu’elle soit illisible : le sémiographe (Masson) produit sciemment, par une élaboration souveraine, de l’illisible : il détache la pulsion d’écriture de l’imaginaire de la communication (de la lisibilité). C’est ce que veut aussi le Texte. Mais alors que le texte écrit doit se débattre encore et sans cesse avec une substance apparemment significative (les mots), la sémiographie de Masson, issue directement d’une pratique in-signifiante (la peinture), accomplit d’emblée l’utopie du Texte.
Sémiographie d’André Masson, catalogue d’une exposition Masson à la galerie Jacques Davidson à Tours, 1973.