Musica Practica


Il y a deux musiques (du moins je l’ai toujours pensé) : celle que l’on écoute, celle que l’on joue. Ces deux musiques sont deux arts entièrement différents, dont chacun possède en propre son histoire, sa sociologie, son esthétique, son érotique : un même auteur peut être mineur si on l’écoute, immense si on le joue (même mal) : tel Schumann.

La musique que l’on joue relève d’une activité peu auditive, surtout manuelle (donc, en un sens, beaucoup plus sensuelle) ; c’est la musique que vous ou moi pouvons jouer, seuls ou entre amis, sans autre auditoire que ses participants (c’est-à-dire tout risque de théâtre, toute tentation hystérique éloignés) ; c’est une musique musculaire ; le sens auditif n’y a qu’une part de sanction : c’est comme si le corps entendait – et non pas « l’âme » ; cette musique ne se joue pas « par cœur » ; attablé au clavier ou au pupitre, le corps commande, conduit, coordonne, il lui faut transcrire lui-même ce qu’il lit : il fabrique du son et du sens : il est scripteur, et non récepteur, capteur. Cette musique a disparu ; d’abord liée à la classe oisive (aristocratique), elle s’est affadie en rite mondain à l’avènement de la démocratie bourgeoise (le piano, la jeune fille, le salon, le nocturne) ; puis elle s’est effacée (qui joue du piano aujourd’hui ?). Pour trouver en Occident de la musique pratique, il faut aller chercher du côté d’un autre public, d’un autre répertoire, d’un autre instrument (les jeunes, la chanson, la guitare). Concurremment, la musique passive, réceptive, la musique sonore est devenue la musique (celle du concert, du festival, du disque, de la radio) : jouer n’existe plus ; l’activité musicale n’est plus jamais manuelle, musculaire, pétrisseuse, mais seulement liquide, effusive, « lubrifiante » pour reprendre un mot de Balzac. L’exécutant a, lui aussi, changé. L’amateur, rôle défini par un style bien plus que par une imperfection technique, ne se trouve plus nulle part ; les professionnels, purs spécialistes dont la formation est tout à fait ésotérique pour le public (qui connaît encore les problèmes de pédagogie musicale ?), ne présentent jamais plus ce style de l’amateur parfait dont on pouvait encore reconnaître la haute valeur chez un Lipatti, chez un Panzéra, parce qu’il ébranlait en nous non la satisfaction, mais le désir, celui de faire cette musique-là. En somme, il y a eu d’abord l’acteur de musique, puis l’interprète (grande voix romantique), enfin le technicien, qui décharge l’auditeur de toute activité, même procurative, et abolit dans l’ordre musical la pensée même du faire.

L’œuvre de Beethoven me paraît liée à ce problème historique, non comme l’expression simple d’un moment (le passage de l’amateur à l’interprète), mais comme le genre puissant d’un malaise de civilisation, dont Beethoven en même temps a réuni les éléments et dessiné la solution. Cette ambiguïté est celle des deux rôles historiques de Beethoven : le rôle mythique que lui a fait jouer tout le XIXe siècle et le rôle moderne que notre siècle commence à lui reconnaître (je me réfère ici à l’étude de Boucourechliev).

Pour le XIXe siècle, si l’on excepte quelques images imbéciles, comme celle de Vincent d’Indy qui fait à peu près de Beethoven une sorte de cagot réactionnaire et antisémite, Beethoven a été le premier homme libre de la musique. Pour la première fois, on a fait gloire à un artiste d’avoir plusieurs manières successives ; on lui a reconnu le droit de métamorphose ; il pouvait être insatisfait de lui-même, ou, plus profondément, de sa langue, il pouvait, en cours de vie, changer ses codes (c’est ce que dit l’image naïve et enthousiaste que Lenz a donnée des trois manières de Beethoven) ; et dès lors que l’œuvre devient la trace d’un mouvement, d’un itinéraire, elle en appelle à l’idée de destin ; l’artiste cherche sa « vérité », et cette recherche devient un ordre en soi, un message globalement lisible, en dépit des variations de son contenu, ou du moins dont la lisibilité se nourrit d’une sorte de totalité de l’artiste : sa carrière, ses amours, ses idées, son caractère, ses propos deviennent des traits de sens : une biographie beethovénienne est née (on devrait pouvoir dire : une biomythologie) ; l’artiste est produit comme un héros complet, doté d’un discours (fait rare pour un musicien), d’une légende (une bonne dizaine d’anecdotes), d’une iconographie, d’une race (celle des Titans de l’Art : Michel-Ange, Balzac) et d’un mal fatal (la surdité de celui qui créait pour le plaisir de nos oreilles). Des traits proprement structuraux sont venus s’intégrer à ce système de sens qu’est le Beethoven romantique (traits ambigus, à la fois musicaux et psychologiques) : le développement paroxystique des contrastes d’intensité (l’opposition signifiante des piano et des forte, dont l’importance historique est peut-être mal reconnue, puisqu’en somme elle marque seulement une portion infime de la musique universelle et qu’elle correspond à l’invention d’un instrument dont le nom est assez significatif, le piano-forte), l’éclatement de la mélodie, reçu comme le symbole de l’inquiétude et du bouillonnement créateur, la redondance énergique des coups et des clausules (image naïve du destin qui frappe), l’expérience des limites (abolition ou inversion des parties traditionnelles du discours), la production de chimères musicales (la voix surgissant de la symphonie) : tout cela qui pouvait être aisément transformé métaphoriquement en valeurs pseudo-philosophiques, recevable cependant musicalement, puisque s’éployant toujours sous l’autorité du code fondamental de l’Occident : la tonalité.

Or cette image romantique (dont un certain discord est en somme le sens) produit un malaise d’exécution : l’amateur ne peut maîtriser la musique de Beethoven, non tellement en raison des difficultés techniques qu’en raison de la défaillance même du code de la musica practica antérieure ; selon ce code, l’image fantasmatique (c’est-à-dire corporelle) qui guidait l’exécutant était celle d’un chant (que l’on « file » intérieurement) ; avec Beethoven, la pulsion mimétique (le fantasme musical ne consiste-t-il pas à se situer soi-même, comme sujet, dans le scénario de l’exécution ?) devient orchestrale ; elle échappe donc au fétichisme d’un seul élément (voix ou rythme) : le corps veut être total ; par là, l’idée d’un faire intimiste ou familial est détruite : vouloir jouer du Beethoven, c’est se projeter en chef d’orchestre (rêve de combien d’enfants ? rêve tautologique de combien de chefs qui conduisent en proie aux signes de la possession panique ?). L’œuvre beethovénienne abandonne l’amateur et semble, dans un premier moment, appeler la nouvelle déité romantique, l’interprète. Cependant, ici, nouvelle déception : qui (quel soliste, quel pianiste ?) joue bien Beethoven ? On dirait que cette musique ne donne à choisir qu’entre un « rôle » et son absence, la démiurgie illusoire et la platitude sage, sublimée sous le nom de dépouillement.

C’est que peut-être il y a dans la musique de Beethoven quelque chose d’inaudible (dont l’audition n’est pas le lieu exact). On rejoint ici le second Beethoven. Il n’est pas possible qu’un musicien soit sourd par pure contingence ou destin poignant (c’est la même chose). La surdité de Beethoven désigne le manque où se loge toute signification : elle en appelle à une musique non pas abstraite ou intérieure, mais douée, si l’on peut dire, d’un intelligible sensible, de l’intelligible comme sensible. Cette catégorie est proprement révolutionnaire, on ne peut la penser dans les termes de l’esthétique ancienne ; l’œuvre qui s’y soumet ne peut être reçue selon la pure sensualité, qui est toujours culturelle, ni selon un ordre intelligible qui serait celui du développement (rhétorique, thématique) ; sans elle, ni le texte moderne, ni la musique contemporaine ne peuvent être acceptés. On le sait depuis les analyses de Boucourechliev, ce Beethoven est exemplairement celui des Variations Diabelli. L’opération qui permet de saisir ce Beethoven (et la catégorie qu’il inaugure) ne peut plus être ni l’exécution ni l’audition, mais la lecture. Ceci ne veut pas dire qu’il faut se placer devant une partition de Beethoven et obtenir d’elle une audition intérieure (qui resterait encore tributaire de l’ancien fantasme animiste) ; ceci veut dire que, saisie abstraite ou sensuelle, peu importe, il faut se mettre à l’égard de cette musique dans l’état, ou mieux dans l’activité, d’un performateur, qui sait déplacer, grouper, combiner, agencer, en un mot (s’il n’est pas trop usé) : structurer (ce qui est bien différent de construire ou reconstruire, au sens classique). De même que la lecture du texte moderne (telle du moins qu’on peut la postuler, la demander) ne consiste pas à recevoir, à connaître ou à ressentir ce texte, mais à l’écrire de nouveau, à traverser son écriture d’une nouvelle inscription, de même, lire ce Beethoven, c’est opérer sa musique, l’attirer (elle s’y prête) dans une praxis inconnue.

Ainsi peut-on retrouver, modifiée selon le mouvement de la dialectique historique, une certaine musica practica. À quoi sert de composer, si c’est pour confiner le produit dans l’enceinte du concert ou la solitude de la réception radiophonique ? Composer, c’est, du moins tendanciellement, donner à faire, non pas donner à entendre, mais donner à écrire : le lieu moderne de la musique n’est pas la salle, mais la scène où les musiciens transmigrent, dans un jeu souvent éblouissant, d’une source sonore à une autre : c’est nous qui jouons, il est vrai encore par procuration ; mais on peut imaginer que – plus tard ? – le concert soit exclusivement un atelier, duquel rien, aucun rêve ni aucun imaginaire, en un mot aucune « âme », ne déborderait et où tout le faire musical serait absorbé dans une praxis sans reste. C’est cette utopie qu’un certain Beethoven, qui n’est pas joué, nous apprend à formuler – ce en quoi il est possible de pressentir en lui un musicien d’avenir.

L’ARC
février 1970