Le chant romantique


J’écoute de nouveau, ce soir, la phrase qui ouvre l’andante du Premier Trio de Schubert – phrase parfaite, à la fois unitaire et divisée, phrase amoureuse s’il en fut – et je constate une fois de plus combien il est difficile de parler de ce qu’on aime. Que dire de ce qu’on aime, sinon : je l’aime, et le répéter sans fin ? Cette difficulté est ici d’autant plus grande que le chant romantique n’est aujourd’hui l’objet d’aucun grand débat : ce n’est pas un art d’avant-garde, il n’y a pas à combattre pour lui ; et ce n’est pas non plus un art lointain ou étranger, un art méconnu, pour la résurrection duquel nous devions militer ; il n’est ni à la mode, ni franchement démodé : on le dira simplement inactuel. Mais c’est précisément là, peut-être, qu’est sa plus subtile provocation ; et c’est de cette inactualité que je voudrais faire une autre actualité.

Tout discours sur la musique ne peut commencer, semble-t-il, que dans l’évidence. De la phrase schubertienne dont j’ai parlé, je ne puis dire que ceci : cela chante, cela chante simplement, terriblement, à la limite du possible. Mais n’est-il pas surprenant que cette assomption du chant vers son essence, cet acte musical par lequel le chant semble se manifester ici dans sa gloire, advienne précisément sans le concours de l’organe qui fait le chant, à savoir la voix ? On dirait que la voix humaine est ici d’autant plus présente qu’elle s’est déléguée à d’autres instruments, les cordes : le substitut devient plus vrai que l’original, le violon et le violoncelle « chantent » mieux – ou pour être plus exact, chantent plus que le soprano ou le baryton, parce que, s’il y a une signification des phénomènes sensibles, c’est toujours dans le déplacement, la substitution, bref, en fin de compte, l’absence, qu’elle se manifeste avec le plus d’éclat.

Le chant romantique n’abolit pas la voix : Schubert a écrit six cent cinquante lieder, Schumann en a écrit deux cent cinquante : mais il abolit les voix, et c’est peut-être là sa révolution. Il faut ici rappeler que le classement des voix humaines – comme tout classement élaboré par une société – n’est jamais innocent. Dans les chœurs paysans des anciennes sociétés rurales, les voix d’hommes répondaient aux voix de femmes : par cette division simple des sexes, le groupe mimait les préliminaires de l’échange, du marché matrimonial. Dans notre société occidentale, à travers les quatre registres vocaux de l’opéra, c’est l’Œdipe qui triomphe : toute la famille est là, père, mère, fille et garçon, symboliquement projetés, quels que soient les détours de l’anecdote et les substitutions de rôles, dans la basse, le contralto, le soprano et le ténor. Ce sont précisément ces quatre voix familiales que le lied romantique, en quelque sorte, oublie : il ne tient pas compte des marques sexuelles de la voix, car un même lied peut être indifféremment chanté par un homme ou une femme ; pas de « famille » vocale, rien qu’un sujet humain, unisexe, pourrait-on dire, dans la mesure même où il est amoureux : car l’amour – l’amour-passion, l’amour romantique – ne fait acception ni de sexes ni de rôles sociaux. Il y a un fait historique qui n’est peut-être pas insignifiant : c’est précisément lorsque les castrats disparaissent de l’Europe musicale que le lied romantique apparaît et jette tout de suite son plus brillant éclat : à la créature publiquement châtrée, succède un sujet humain complexe, dont la castration imaginaire va s’intérioriser.

Peut-être, cependant, le chant romantique a-t-il connu la tentation d’une division des voix. Mais cette division, qui parfois le hante, n’est plus celle des sexes ou des rôles sociaux. C’est une autre division : elle oppose la voix noire de la sur-nature, ou de la nature démoniaque, et la voix pure de l’âme, non point en tant qu’elle est religieuse, mais simplement humaine, trop humaine. L’évocation diabolique et la prière de la jeune fille appartiennent ici à l’ordre du sacré, non du religieux : ce qui est esquissé, ce qui est mis en scène vocalement, c’est l’angoisse de quelque chose qui menace de diviser, de séparer, de dissocier, de dépiécer le corps. La voix noire, voix du Mal ou de la Mort, est une voix sans lieu, une voix inoriginée : elle résonne de partout (dans la gorge aux Loups du Freischütz) ou se fait immobile, suspendue (dans La Jeune Fille et la Mort, de Schubert) : de toutes manières, elle ne renvoie plus au corps, qui est éloigné dans une sorte de non-lieu.

Cette voix noire est l’exception, bien sûr. Dans sa masse, le lied romantique s’origine au cœur d’un lieu fini, rassemblé, centré, intime, familier, qui est le corps du chanteur – et donc de l’auditeur. Dans l’opéra, c’est le timbre sexuel de la voix (basse/ténor, soprano/ contralto), qui est important. Dans le lied, au contraire, c’est la tessiture (ensemble des sons qui conviennent le mieux à une voix donnée) : ici point de notes excessives, point de contre-ut, point de débordements dans l’aigu ou le grave, point de cris, point de prouesses physiologiques. La tessiture est l’espace modeste des sons que chacun de nous peut produire, et dans les limites duquel il peut fantasmer l’unité rassurante de son corps. Toute la musique romantique, qu’elle soit vocale ou instrumentale, dit ce chant du corps naturel : c’est une musique qui n’a de sens que si je puis toujours la chanter en moi-même avec mon corps : condition vitale que viennent dénaturer tant d’interprétations modernes, trop rapides ou trop personnelles, à travers lesquelles, sous couvert de rubato, le corps de l’interprète vient se substituer abusivement au mien et lui voler (rubare) sa respiration, son émotion. Car chanter, au sens romantique, c’est cela : jouir fantasmatiquement de mon corps unifié.


Quel est donc ce corps qui chante le lied ? Qu’est-ce qui, dans mon corps, à moi qui écoute, chante le lied ?

C’est tout ce qui retentit en moi, me fait peur ou me fait désir. Peu importe d’où vient cette blessure ou cette joie : pour l’amoureux, comme pour l’enfant, c’est toujours l’affect du sujet perdu, abandonné, que chante le chant romantique. Schubert perd sa mère à quinze ans ; deux ans plus tard, son premier grand lied, Marguerite au rouet, dit le tumulte d’absence, l’hallucination du retour. Le « cœur » romantique, expression dans laquelle nous ne percevons plus, avec dédain, qu’une métaphore édulcorée, est un organe fort, point extrême du corps intérieur où, tout à la fois et comme contradictoirement, le désir et la tendresse, la demande d’amour et l’appel de jouissance, se mêlent violemment : quelque chose soulève mon corps, le gonfle, le tend, le porte au bord de l’explosion et tout aussitôt, mystérieusement, le déprime et l’alanguit. Ce mouvement, c’est par-dessous la ligne mélodique qu’il faut l’entendre ; cette ligne est pure et, même au comble de la tristesse, elle dit toujours le bonheur du corps unifié ; mais elle est prise dans un volume sonore qui souvent la complique et la contredit : une pulsion étouffée, marquée par des respirations, des modulations tonales ou modales, des battements rythmiques, tout un gonflement mobile de la substance musicale, vient du corps séparé de l’enfant, de l’amoureux, du sujet perdu. Parfois, ce mouvement souterrain existe à l’état pur : je crois, pour ma part, l’entendre à nu dans un court Prélude de Chopin (le premier) : quelque chose se gonfle, ne chante pas encore, cherche à se dire et puis disparaît.


Je sais bien qu’historiquement le lied romantique occupe tout le XIXe siècle, et qu’il va d’À la Bien-Aimée lointaine de Beethoven, aux Gurrelieder de Schönberg, à travers Schubert, Schumann, Brahms, Wolf, Mahler, Wagner et Strauss (sans oublier certaines des Nuits d’été de Berlioz). Mais le propos qui est tenu ici n’est pas musicologique : le chant dont je parle, c’est le lied de Schubert et de Schumann, parce qu’il est pour moi le noyau incandescent du chant romantique.

Qui l’écoute, ce lied ? – Ce n’est pas le salon bourgeois, lieu social où la « romance », expression codée de l’amour, bien distincte du lied, va peu à peu s’affiner et engendrer la mélodie française. L’espace du lied est affectif, il est à peine socialisé : parfois, peut-être, quelques amis, ceux des Schubertiades ; mais son espace vrai d’écoute, c’est, si l’on peut dire, l’intérieur de la tête, de ma tête : en l’écoutant, je chante le lied avec moi-même, pour moi-même. Je m’adresse en moi-même à une Image : image de l’être aimé, en laquelle je me perds, et d’où me revient ma propre image, abandonnée. Le lied suppose une interlocution rigoureuse, mais cette interlocution est imaginaire, enfermée dans ma plus profonde intimité. L’opéra met en voix séparées, si l’on peut dire, des conflits extérieurs, historiques, sociaux, familiaux : dans le lied, la seule force réactive, c’est l’absence irrémédiable de l’être aimé : je lutte avec une image, qui est à la fois l’image de l’autre, désirée, perdue, et ma propre image, désirante, abandonnée. Tout lied est secrètement un objet de dédicace : je dédie ce que je chante, ce que j’écoute ; il y a une diction du chant romantique, une adresse articulée, une sorte de déclaration sourde, que l’on entend très bien dans certaines des Kreisleriana de Schumann, parce que là, aucun poème ne vient l’investir, la remplir. En somme, l’interlocuteur du lied, c’est le Double – mon Double, c’est Narcisse : double altéré, pris dans la scène affreuse du miroir fendu, telle que la dit l’inoubliable Sosie de Schubert.


Le monde du chant romantique, c’est le monde amoureux, le monde que le sujet amoureux a dans la tête : un seul être aimé, mais tout un peuple de figures. Ces figures ne sont pas des personnes, mais de petits tableaux, dont chacun est fait, tour à tour, d’un souvenir, d’un paysage, d’une marche, d’une humeur, de n’importe quoi qui soit le départ d’une blessure, d’une nostalgie, d’un bonheur. Prenez le Voyage d’hiver : Bonne Nuit dit le don que l’amoureux fait de son propre départ, don si furtif que l’être aimé n’en sera même pas incommodé, et je me retire moi aussi, mes pas dans les siens. Les Larmes glacées disent le droit de pleurer ; Gel, ce froid si spécial de l’abandon ; le Tilleul, le bel arbre romantique, l’arbre du parfum et de l’endormissement, dit la paix perdue, Sur le fleuve, la pulsion d’inscrire – d’écrire – l’amour parfait ; le Joueur de vielle rappelle, pour finir, le grand ressassement des figures du discours que l’amoureux se tient. Cette faculté – cette décision – d’élaborer librement une parole toujours nouvelle avec de brefs fragments, dont chacun est à la fois intense et mobile, de place incertaine, c’est ce que, dans la musique romantique, on appelle la Fantaisie, schubertienne ou schumanienne : Fantasieren : à la fois imaginer et improviser : bref, fantasmer, c’est-à-dire produire du romanesque sans construire un roman. Même les cycles de lieder ne racontent pas une histoire d’amour, mais seulement un voyage : chaque moment de ce voyage est comme retourné sur lui-même, aveugle, fermé à tout sens général, à toute idée de destin, à toute transcendance spirituelle : en somme, une errance pure, un devenir sans finalité : le tout, en ce qu’il peut d’un seul coup et à l’infini, recommencer.


Il est possible de situer l’art du chant romantique dans l’histoire de la musique : dire comme il est né, comment il a fini, à travers quel cadre tonal il a passé. Mais pour l’évaluer comme moment de civilisation, c’est plus difficile. Pourquoi le lied ? Pourquoi, selon quelle détermination historique et sociale, s’est-il constitué, au siècle dernier, une forme poétique et musicale aussi typique et aussi féconde ? L’embarras de la réponse vient peut-être de ce paradoxe : que l’Histoire a produit dans le lied un objet qui est toujours anachronique. Cette inactualité, le lied la tient du sentiment amoureux dont il est la pure expression. L’Amour – l’Amour-passion – est historiquement insaisissable, parce que toujours, si l’on peut dire, à moitié historique : apparaissant à certaines époques, disparaissant à d’autres : tantôt se pliant aux déterminations de l’Histoire, tantôt y résistant, comme s’il durait depuis toujours et devait durer éternellement. La passion amoureuse, ce phénomène intermédiaire (ainsi l’appelait Platon), tiendrait peut-être son opacité historique de ce qu’elle n’apparaîtrait en somme, le long des siècles, que chez des sujets ou dans des groupes marginaux, dépossédés de l’Histoire, étrangers à la société grégaire, forte, qui les entoure, les presse et les exclut, écartés de tout pouvoir : chez les Udrites du monde arabe, les Troubadours de l’Amour courtois, les Précieux du grand siècle classique et les musiciens-poètes de l’Allemagne romantique. D’où, aussi, l’ubiquité sociale du sentiment amoureux, qui peut être chanté par toutes les classes, du peuple à l’aristocratie : on retrouve ce caractère trans-social dans le style même du lied schubertien, qui a pu être, à la fois ou tour à tour, élitiste et populaire. Le statut du chant romantique est par nature incertain : inactuel sans être réprimé, marginal sans être excentrique. C’est pourquoi, en dépit des apparences intimistes et sages de cette musique, sans insolence, on peut la mettre au rang des arts extrêmes : celui qui s’y exprime est un sujet singulier, intempestif, déviant, fou, pourrait-on dire, si, par une dernière élégance, il ne refusait le masque glorieux de la folie.

GRAMMA
janvier 1977

Ce texte a été dit lors d’une émission de France-Culture le 12 mars 1976.