Le Sentiment du Fer

« S’ensuivent les secrets de ceste espée seule, & de toutes les autres armes qui en dépendent, pour lesquels entendre, & sur tout mieux executer, six poinct sont requis.

Le premier est combien de desmarches il y a en tout l’art desdites armes, & eslire la meilleure, & en donner raison.

Le second, combien de gardes, & situations y a ausdittes armes & eslire la meilleure, & par quelle raison.

Le troisiesme, de combien de coups l’ennemy aggresseur peut offencer le deffendeur & en donner pareille raison.

Le quatriesme, en combien de lieux propres se peuvent adapter lesdits coups sur la personne, tant en assaillant, qu’en deffendant.

Le cinquiesme, sçavoir, à tous ceux qui font, ou feront, cy aprés profession de monstrer audites armes : soy deffendre & offencer à un mesme temps de quelque coup ou coups qu’on peut tirer, & par ainsi s’ils ne les sçavent comment les pourront ils monstrer à leurs disciples.

Par le sixiesme poinct, qui est le dernier on verra un grand secret, qui est de juger du coup que l’assaillant peut tirer sur le deffendeur & en sera donné raison. »

Henri de Saint-Didier

République de Ciudalia, an 781 du comput royal

Il y a un paquet de bonshommes qui ne peuvent pas encaisser les elfes.

Certains les jalousent, d’autres les méprisent, personne ne les entrave – si toutefois il y a quelque chose à comprendre chez ces écervelés. Beaucoup d’envieux sont tout simplement exaspérés par l’afféterie des mignards. Il n’y a pas à lanterner : les elfes sont trop beaux. Trop gracieux. Trop diserts. Trop adroits. Trop vieux. Trop jeunes. Trop légers. Pour un rombier avec le museau ordinaire, la bedaine qui s’alourdit et l’âme cafardeuse, il y a de quoi grincer des dents.

On trouve aussi pas mal de quidams qui redoutent les elfes – j’en sais quelque chose, j’en étais. C’est bien connu dans les milieux que je fréquente : plus le barbeau est joli, plus la casserole écosse. Car on leur prête une réputation flatteuse : fats, inconscients, cruels, oublieux, sorciers, sans scrupule. Figurez-vous ces artistes avec un couteau dans la main et je vous laisse admirer les tableaux qu’ils peuvent signer. Il y a de quoi trembler dans ses poulaines.

Et pourtant – comme dirait un vieux sénateur vérolé – je vais vous faire une confidence. Toutes ces préventions qu’on a sur les elfes, c’est du pipi de chat. C’est pas forcément faux, notez ; mais c’est pas l’essentiel. Maintenant que je me suis acoquiné avec quelques-uns de ces gandins, que j’ai failli y laisser ma chemise, que de fil en aiguille, j’ai tué un camarade et vu mourir le seul ami qui me restait, j’en ai la conviction : si les elfes sont infréquentables, c’est parce qu’ils disposent d’un pouvoir de nuisance encore supérieur à tout ce que je viens de déballer.

J’en fais appel à votre expérience, vos seigneuries ! (Mesdames, passez votre chemin, c’est une conversation entre gentilshommes qui s’ouvre ici.) Parmi les nombreuses maîtresses que vous avez troussées, avouez qu’il y en a une ou deux qui vous ont laissé des échardes dans le saignant. Il ne s’agit jamais de la plus belle, de la plus douce, de la plus prestigieuse, non, non… En général, ce serait plutôt une conquête de seconde catégorie, levée parce qu’elle était piquante, que vous avez prise pour l’aventure d’un soir. Et voici que la sournoise vous a ferré, en embuscade ! Elle vous a emmiellé dans une soie gluante de passion, la toquade a viré flambée de fièvre. Plus moyen de vous dépêtrer. Le pire, c’est que vous n’étiez pas sûr de l’aimer, que vous ne compreniez rien à cette malédiction ! Cette liaison, c’était un naufrage dans une mer mauvaise, toute écumeuse de récifs. La caravelle vous trompait, elle avait tous les défauts que vous détestiez, elle faisait des scènes publiques, elle vous brouillait avec votre épouse et vos enfants, tandis que toute la bonne société ricanait dans votre dos… Sans cesse, vous brûliez de rompre ; vous rêviez même de la tuer, la garce, et avouez, vous l’avez bien cognée une ou deux fois, vous l’avez même un peu étranglée en la culbutant… Après, c’était les larmes, les remords, et vous lui passiez deux fois plus de caprices pour vous faire pardonner, et vous jetiez votre argent par les fenêtres pour ses beaux yeux.

Eh bien les elfes, vos seigneuries, ils vous servent le même poison. Ce sont des emmerderesses. Et vous savez aussi bien que moi qu’il n’est rien de plus dangereux qu’une emmerderesse.

C’est justement le conte de cette confondante capacité à nuire que je vais vous rapporter. Holà, mes agneaux ! Je sais bien ce que vous attendez : vous voudriez vous tôler sur mes déboires avec ces joyeux drilles ! Vous pouvez verdir ! Certaines clauses confidentielles, non écrites mais impérieuses, m’empêchent de bagouler sur le sujet. C’est que, bien sûr, les elfes que j’ai fréquentés ont fini par s’immiscer dans les cuisines de la République ; et comme ma réputation de bon Ciudalien n’est plus à faire, vous comprendrez que mon patriotisme me lie le tapin.

Mais n’affichez point ces mines déçues. J’ai quand même un ragot à vous servir, et du lourd ! Figurez-vous que ce n’est point avec moi que les elfes ont commencé à grenouiller dans les affaires de l’État. Bien loin de là ! Il y a deux bons siècles, déjà, au moment de l’Émancipation de Ciudalia, ils nous ont joué un tour à leur façon. Et les marles en tâtent tellement pour la barabille que l’un d’entre eux, sans même pointer son joli minois dans notre belle cité, nous a tous jetés dans une sacrée flanche !

Jugez-en par vous-même.

Posté à l’ombre du Palais curial, en haut de la piazza Palatina, Cuervo Moera s’était perché sur un socle tel un choucas sur sa stèle ; il occupait l’un des piédestaux qui, un an auparavant, portaient encore les glorieuses statues des souverains de Leomance. Il calait d’ailleurs son fessier sur le pied droit de Leodegar III le Saint, dont la botte de pierre lui fournissait une selle assez confortable. Du croulant monarque, il ne restait que les ripatons brisés ; dix mois plus tôt, lorsque Ciudalia s’était soulevée contre la fiscalité du roi Maddan, la plèbe en colère avait abattu les monuments de la couronne. Cette émotion populaire avait débouché sur la rébellion de la ville et la résurrection de la vieille République – à moins, bien sûr, que l’émeute n’eût été qu’une manœuvre des patriciens… Peut-être avaient-ils chauffé la populace pour couvrir leurs arrières : en cas de victoire du roi, ils auraient pu prétendre que le peuple leur avait forcé la main… Précaution probable, et sage, estimait Cuervo, car depuis quelques semaines, l’insurrection ciudalienne essuyait d’inquiétants revers. Toutefois, ces politicailleries n’absorbaient guère l’esprit de notre lascar. S’il s’était ainsi juché sur un moignon de Sa Majesté Leodegar troisième du nom, c’était afin de dominer la foule ; une multitude se pressait aux portes du Palais curial et tentait de saisir ce que délibérait le Sénat, réuni en session extraordinaire. Au-dessus de la marée de têtes, dans les panaches de poussière que soulevait le troupeau humain, Cuervo Moera contemplait tout à loisir l’objet réel de ses préoccupations : la superbe du palais Rapazzoni.

Doré de lumière, poudré par la poussière remontée de la chaussée, le palais Rapazzoni se guindait au-dessus de la place. À l’angle de la piazza Palatina et de la via Cavallina, il haussait ses quatre étages, son beffroi et sa tourelle inachevée, que cerclaient de fragiles échafaudages. Une plèbe hagarde coulait le long de son rez-de-chaussée, construit en grosses pierres à bossage. Ce n’était qu’aux étages que l’architecture s’aérait, devenait dentelle de fenêtres, d’arcatures et de trilobes. Rien ne distinguait vraiment cet édifice de tous les hôtels patriciens qui corsetaient la place de leur morgue ; le quartier étant pentu, la demeure se révélait même un peu plus basse que le palais Prevaricacce, qui occupait la partie haute de la via Cavallina. Voilà sans doute la raison pour laquelle sa seigneurie Lucrosio Rapazzoni avait entrepris l’élévation de cette tourelle d’angle : afin de surpasser l’arrogant pignon de son voisin… Mais au yeux de Cuervo Moera, maître assassin de la Guilde des Chuchoteurs, le palais Rapazzoni revêtait une importance particulière. Car ce n’était pas chez les Prevaricacce, chez les Morigini ou chez les Sanguinella que l’appelaient ses affaires ; c’était chez sa seigneurie Lucrosio Rapazzoni. Et comme le Chuchoteur n’avait pas l’honneur d’être des amis ou des clients du sénateur, il allait bien falloir se passer d’invitation pour entrer dans cette splendide bicoque.

Cuervo Moera détaillait donc l’édifice d’un œil très professionnel. La grande porte cochère était ouverte pour permettre le service et la visite des obligés du sénateur ; seulement, de fâcheuse manière, le seuil se révélait surveillé par trois spadassins. Pis encore, il se situait non loin d’un piquet de la garde du Palais curial. Les fenêtres du premier étaient larges, mais barrées par des grilles de fer forgé. Seuls les appartements des étages supérieurs se trouvaient aérés par de hautes croisées, derrière lesquelles on devinait le mouvement de la domesticité et des familiers. Cuervo scruta avec plus d’attention les échafaudages de la tourelle en construction. Malheureusement, ils ne descendaient pas jusqu’à la chaussée : il s’agissait d’un échafaud volant. Il s’appuyait sur des poutres saillant hors de la façade, à partir du troisième étage. Presque à hauteur du toit, une grue à tambour dominait la place, ses câbles mollement accrochés au châssis de l’échafaud. Tout l’intérêt de ce chantier provenait de ce que les travaux étaient interrompus depuis deux mois. De notoriété publique, sa seigneurie Lucrosio Rapazzoni avait investi de très grosses sommes dans le financement des Phalanges et de plusieurs galères de guerre ; le bruit courait que le sénateur n’avait plus les moyens de payer ses maçons… Désertée, cette structure accrochée à l’angle du palais était un point faible. Mais un point faible très exposé à la vue, et hors de portée du simple chaland…

Le regard de Cuervo parcourut ensuite le toit de la demeure. Le sommet de la façade était crénelé. Cette fantaisie castrale témoignait de la confiance que les Rapazzoni nourrissaient pour le bas peuple… Ou pour les initiatives de leurs voisins. Aux yeux d’un monte-en-l’air, ces merlons présentaient en fait une opportunité : ils permettaient de se déplacer sur les tuiles à couvert de la place. Malheureusement, au sommet du beffroi, l’assassin repéra une vigie. Irritante silhouette, trop chétive pour être celle d’un spadassin ; le guetteur avait tout l’air d’un gamin, un petit laquais ou un marmiton. Ce freluquet n’en restait pas moins un gros problème : même s’il montait une garde distraite, il devait avoir l’œil affûté et la voix perçante. Toutefois, trois hautes cheminées sur le faîtage présentaient quelques cachettes pour se dérober à la vigilance du guetteur ; Cuervo remarqua qu’elles étaient larges mais non mitrées, ce qui s’avérait plutôt opportun.

L’objectif de Cuervo Moera se situait au quatrième étage de l’édifice, dans les appartements nobles du palais. Du haut de son piédestal, à l’autre bout de la piazza Palatina, il voyait très bien la fenêtre du cabinet de travail du sénateur Lucrosio Rapazzoni, parfaitement inaccessible, où il devrait pourtant s’introduire dans les heures à venir. Une idée tout à fait incongrue traversa l’esprit du maître assassin. Il se demanda quelle tactique aurait suivie l’admirable Soledano s’il s’était retrouvé chargé de sa mission. Vif comme un écureuil, son agilité légendaire lui aurait sans doute permis d’escalader tout armé la façade du palais. Mais l’exploit, purement physique, aurait manqué de lustre aux yeux du preux, qui aurait peut-être trouvé plus élégant de défier toute la maisonnée Rapazzoni depuis la place. À moins, bien sûr, que le chevalier fée, misant sur son charme, n’eût été reçu avec honneur dans le palais qu’il venait prendre…

Le Chuchoteur chassa cette rêverie puérile. L’intrépide Soledano était un vieux héros de contes, rattaché au cycle de La Chute d’Aeyellessee ; il faisait partie des personnages les plus populaires des veillées. Lorsqu’il n’était encore qu’un galopin, le petit Cuervo raffolait de ses aventures, intrigues galantes du Soledano innamorato, prouesses merveilleuses du Soledano furioso et même exploits tragiques du Morte de Dyfinwal. Mais l’enfance d’un Cuervo Moera était un paradis perdu, précocement brûlé par la brutalité, le lucre et la scélératesse. Voilà bien vingt ans que l’admirable Soledano avait déserté son imaginaire… Jusqu’à ce contrat singulier, qui devait amener le maître assassin au cœur du palais Rapazzoni, et qui se trouvait avoir un rapport inattendu avec le héros de roman.

Ce qui sautait aux yeux, c’est que Cuervo Moera, lui, n’avait rien d’un héros de roman. Loin de rayonner tel un chevalier fée, sa trombine était d’une laideur plébéienne. Qu’on se figure un échalas avec le cheveu gras et terne ; ses mèches s’effilochaient autour d’esgourdes un brin décollées et d’un visage chevalin, qu’étirait un nez trop long et un menton prognathe. Parce qu’il était leste, le mufle du Chuchoteur était vierge de balafres ; mais la picote ne l’avait pas épargné et grêlait son vilain museau.

Quant à sa mise, elle avait été jadis élégante ; mais voici quatre ou cinq ans que ses vêtements avaient passé de mode. Les coudes de son pourpoint étaient brillants d’usure et l’une de ses chausses avait été ravaudée. Cuervo avait choisi avec soin ces effets fanés. Ils étaient parfaits pour la besogne qui l’attendait : ils lui donnaient l’allure d’un valet rhabillé avec les vieilles frusques de son maître, et ils se trouvaient si ajustés par l’habitude qu’ils n’entravaient en rien ses mouvements. Avec son physique sec mais ingrat, avec sa livrée dépareillée, l’assassin se fondait sans peine dans la foule. C’était là son premier atout – et il n’allait pas tarder à l’abattre.

Car la foule s’agitait. Sa rumeur grondante montait de plusieurs tons. Le bruit circulait que la séance du Sénat venait d’être interrompue : peut-être allait-on en apprendre plus sur le cours de la guerre. Déjà, flanqués de leur escorte, les premiers patriciens quittaient la salle des Requêtes. Ils tentaient de fendre la presse en direction de la place, tandis que la multitude s’agglutinait devant les portes. Des bousculades éclataient. Certains aristocrates, désireux de se soustraire au plus vite à l’affluence, se faisaient ouvrir une voie brutale par leurs gros bras. D’autres, par patriotisme ou par démagogie, haranguaient le peuple du haut du parvis. Cuervo se redressa sur son perchoir. Il s’agissait de ne pas rater la sortie de son client.

Après un assez long flottement, il finit par apercevoir son homme. Le sénateur Rapazzoni faisait partie des orateurs qui répondaient à la plèbe. Cela ne correspondait guère à la sensibilité politique du rupin, mais les événements tournaient au vinaigre et la conjoncture le tenait à la gorge. Un an plus tôt, Lucrosio Rapazzoni avait fait partie des opposants les plus virulents à l’augmentation des taxes de tonlieu et de rouage, qui, selon lui, pesaient sur le grand commerce. Qu’il l’eût voulu ou non, il s’était retrouvé à la pointe de la sédition contre la couronne. Désormais, il ne pouvait plus reculer. Il devait s’appuyer sur le peuple s’il voulait sauver sa tête.

Autour de lui, les appels et les questions fusaient. Que se passait-il dans les plaines de Pigraticola ? Où était l’armée du roi ? Que faisaient les Phalanges ? Risquait-on l’état de siège ? Malgré sa voix de tribun, accoutumée à tonner dans la salle des Cent Dix, le gros édile peinait à se faire entendre. On ne pouvait nier, clamait-il, que la situation était grave. Après une résistance héroïque, Montefellóne venait de tomber. Hélas, le comte de Floriscans, allié fidèle de Ciudalia, avait été capturé en tentant de briser le siège ! Hélas, le centenier Chicanaudo, héros de l’indépendance, avait trouvé la mort au cours de la chute de la ville ! Mais tout n’était pas perdu ! Le sénateur Antineo Sicarini avait réussi à fuir la cité envahie, il venait de se retrancher à Linoborgo avec les survivants du régiment Cazahorca. Quant au gonfalonier Muggione, il menait toujours des combats d’arrière-garde avec les hommes du régiment Burlamuerte pour retarder l’ost royal ; ainsi donnerait-il le temps au podestat Esferino Sanguinella de revenir à marches forcées à la tête du régiment Testanegra afin de garnir les murs de la vieille patrie.

Ces nouvelles ne rassuraient guère la foule. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que les troupes de la République reculaient sur tous les fronts ; Linoborgo, moins bien défendue que ne l’avait été Montefellóne, ne tiendrait pas longtemps devant l’ost royal. Alors les lamentations, les interpellations, les interrogations redoublèrent. Était-il vrai que les vaisseaux qui sortaient de l’Arsenal étaient armés en prévision de la fuite des familles nobles ? Le Sénat allait-il abandonner le Palais curial pour Castellonegro ? Le prix du pain allait-il continuer à flamber ? Sa seigneurie Rapazzoni épongeait son front, mais persistait à discourir sans désemparer. Eh quoi ! Le rôle de la noblesse n’était-il pas de donner l’exemple ? Bien sûr que non, la nouvelle escadre de galères ne favoriserait pas la désertion ! Elle contrôlerait les voies maritimes, elle repousserait les cogues de Bromael qui menaçaient l’approvisionnement de la cité par la mer. Quant à l’évacuation vers Castellonegro, elle ne concernait que le Trésor ; mais les sénateurs, eux, resteraient dans l’enceinte de la ville ; mieux encore, si on devait en arriver là, ils enverraient leurs gardes privées occuper le rempart ! Quant aux prix qui s’envolaient, oui, on ne pouvait se cacher derrière son petit doigt, c’était une calamité des temps troublés ! Mais il ne serait pas dit qu’un vieux patriote comme Lucrosio Rapazzoni laisserait ses concitoyens souffrir de la faim ! Alors, il le proclamait hautement : il allait ouvrir son grenier de la via Imbosca ! Il allait distribuer gratuitement ses réserves de blé !

L’annonce, reprise de bouche en bouche, roula sur toute la surface de la piazza Palatina. Très vite éclatèrent les applaudissements, les acclamations, les bénédictions. Bientôt, ce fut une ovation féroce qui résonna sous le ciel surchauffé :

« Viva ! Viva Rapazzoni ! Viva la Repubblica ! »

Au milieu du tumulte, Cuervo Moera poussa un sifflement admiratif. Au bas mot, le sénateur Rapazzoni venait de jeter dix mille deniers à la rue. Non seulement le patricien continuait à vider ses caisses, mais il cassait les prix et ruinait les spéculations que les grainetiers avaient nourries sur l’augmentation du blé. C’était vraiment ce qui s’appelait jouer son va-tout. Pas étonnant qu’un homme pareil se fît des ennemis. Des ennemis mortels, même. Des ennemis suffisamment déterminés pour engager un maître assassin…

Profitant de l’enthousiasme populaire, le sénateur Rapazzoni s’était mis en marche. Sur la courte distance qui séparait le Palais curial de sa propre demeure, ses hommes de main fendaient difficilement la foule. Visiblement éprouvé par les débats du Sénat, le patricien n’en faisait pas moins bonne figure, répondant aux acclamations et serrant des mains. Il était suivi par son secrétaire et quelques clients de haut vol, comme le maître de jurande Arcinomismo Pretiozo ou le supracomite Cilio Pugnatta, dont les arrières étaient protégés par leurs propres valets.

Cuervo Moera entra alors en action. Il se laissa tomber de son piédestal et se faufila vers l’entourage du sénateur. La presse, très dense autour du patricien, nécessitait de jouer des coudes. Le Chuchoteur s’y entendait fort bien ; quelques bourrades et quelques béquilles distribuées mine de rien lui permirent de se frayer un chemin jusqu’au premier rang. Il se méfiait toutefois des hommes de main de Lucrosio Rapazzoni, tout particulièrement du grand Vacerra, l’une des deux âmes damnées du sénateur. Il ne repéra pas Cestino Crocci, l’autre second couteau du patricien, sur le compte duquel don Peccatela l’avait particulièrement mis en garde. Le Chuchoteur préféra emboîter le pas des lieutenants du grand homme. Avec naturel, il aida les laquais de don Arcinomismo à soustraire leur patron de la cohue. Quand ils arrivèrent aux portes du palais Rapazzoni, les spadassins le confondirent avec les domestiques du maître de jurande et le laissèrent passer sans sourciller.

Sans coup férir, le Chuchoteur était entré dans la place. Alors que la suite du sénateur traversait la pénombre du porche, l’œil de Cuervo accrocha la nuque épaisse et les épaules grasses du patricien, cinq pas devant lui. Fût-il venu le tuer, il aurait été presque à pied d’œuvre…

Le tumulte de la foule grondait toujours sur la piazza, et le vacarme d’une autre cohue résonnait devant eux, dans l’espace étriqué d’un patio. Le sénateur et ses compagnons débouchèrent très vite dans la cour intérieure du palais. Dominé par quatre corps de bâtiment splendides, mais trop hauts et trop serrés, le cortile ressemblait à une ruelle enclavée dans une architecture palatiale. La cour grouillait de monde : domestiques, mouchards, solliciteurs, hommes de main des visiteurs et des parents du maître de maison. Les étages étaient agrémentés par de belles galeries de pierre sculptée ; sur les balustres se penchaient gentilshommes, demoiselles, enfants ou chambrières. Vu de la cour du palais, le beffroi était en fait une tour ouverte, composée d’une puissante colonnade à l’intérieur de laquelle s’enroulait l’escalier qui desservait les étages. Sa seigneurie Lucrosio Rapazzoni, le maître de jurande et le supracomite gravirent aussitôt ces marches, le redoutable Vacerra en serre-file. Le reste de la suite se répandit dans le cortile et sous les arcades du rez-de-chaussée. L’escalier noble s’avérant gardé et l’endroit étant noir de monde, le Chuchoteur demeura benoîtement avec le menu fretin.

Cuervo Moera était bien conscient qu’entrer dans l’hôtel Rapazzoni ne présentait pas un réel défi. Les patriciens avaient coutume d’ouvrir leurs portes à un pullulement de clients, et la cour des palais privés était souvent plus animée qu’une halle. La vraie difficulté consisterait à gagner les étages et à s’introduire dans les appartements où n’étaient tolérés que les familiers du sénateur.

L’air désœuvré, le Chuchoteur se mit à flâner au milieu du petit personnel. Sous les arcades du rez-de-chaussée, il se heurta à quelques portes closes, trouva l’entrée des écuries, des remises, des caves et des étuves. Il joua les badauds dans des cuisines voussues, toutes retentissantes du braiment des maîtres-queux et des gâte-sauces. Au fond de l’âtre caverneux, un roncier de crémaillères et de broches rôtissait des carcasses entières au-dessus des flammes. L’eau à la bouche, Cuervo ne s’en détourna pas moins et dénicha le porche bas qui communiquait avec les celliers et les escaliers de service. Cette entrée ne semblait pas spécialement gardée, mais notre homme la délaissa néanmoins. Creusés dans la muraille, les couloirs réservés à la domesticité sont généralement des souricières borgnes : on s’y égare aussi sûrement que dans une taupinière, on n’y fait pas trois pas sans s’empêtrer dans la valetaille. Très sagement, Cuervo partit promener ailleurs son museau alléché.

Restait la pièce la plus dangereuse du cortile. Il s’agissait de la salle d’armes, située juste sous les appartements nobles. S’y mêlaient tous les bretteurs des diverses escortes attachées aux visiteurs de Lucrosio Rapazzoni, plus quelques soudrilles du maître de maison. Un sacré carnaval de bravaches et de gueules cousues, les fesses barrées de fortes épées et de lansquenettes. Avec beaucoup de naturel, Cuervo vint se mêler à cette soldatesque. De prime abord, son costume fané et la simple dague accrochée à son aumônière ne lui valurent que des œillades dédaigneuses. Plus qu’une salle de garde, l’endroit tenait surtout du tripot. Accoudés aux embrasures des fenêtres, à califourchon sur des bancs ou assis à même le sol, les fiers-à-bras tuaient le temps à défaut d’autre chose, armés de cartes et de cornets à dés. Le Chuchoteur fit l’intéressé et louvoya entre les parties de prime, de croix ou pille et de passe à dix. L’air de rien, il traversa la salle et partit soulager sa vessie dans la cheminée. Comme il régnait une chaleur étouffante sur la ville, l’âtre était froid et servait de cabinet d’aisance aux gens pressés. Tout en compissant la taque aux armes de la famille Rapazzoni, Cuervo leva le nez sous le manteau de la cheminée. Plutôt large, noir comme l’enfer, le conduit s’élevait en oblique, sans doute pour rejoindre ceux des étages. Une lumière fort lointaine en tombait, le débouché du tuyau étant masqué par un angle. Nulle grille n’était visible.

Après s’être rebraguetté, le Chuchoteur revint au centre de la salle et fit le curieux à une partie de malheureux. Maintenant qu’il avait effectué son repérage, il lui restait à décider la façon dont il gagnerait les appartements privés. Il avait son idée, mais il lui fallait fignoler quelques détails, et il avait du temps devant lui car il ne chercherait à s’introduire dans le cabinet du sénateur qu’à la nuit close. Tandis qu’il pesait les diversions possibles, son esprit se remit à vagabonder ; et une fois de plus, il se plut à rêvasser ce que l’admirable Soledano aurait fait s’il s’était trouvé à sa place.

Dans le Soledano innamorato, le chevalier fée était parvenu à entrer dans la chambre de la haute reine en séduisant sa première dame de compagnie. Dans le Soledano furioso, le seigneur elfe avait bravé seul tout le ban gardant la tour de Briguallono ; ayant vaincu et pris sur parole les sept champions sortis le défier en combat singulier, il en avait fait une force d’assaut pour emporter le castel. Dans Le Morte de Dyfinwal, parce que le roi Aurvang le Roux l’avait insulté derrière la protection cuirassée de ses guerriers, le splendide bretteur avait dansé sur la muraille des boucliers et tranché une tresse de la barbe du roi nain – non sans lui avoir tué ses trois meilleurs huscarles. Mais l’exploit le plus glorieux remontait à la tragique bataille de Funaria : l’invincible Soledano avait percé toutes les défenses du Dévoreur pour attaquer le prophète Ocann en personne ; il ne l’avait toutefois frappé que du plat de l’épée, car il se souvenait que le monstre avait jadis été son ami, et cette mansuétude avait provoqué le malheur de tous les peuples.

S’il s’était trouvé dans la salle de garde du palais Rapazzoni, il n’y avait guère à balancer : l’intrépide Soledano aurait jeté le gant à tous les spadassins, non sans les inviter courtoisement à prendre la fuite. Puis il aurait étrillé tous ceux qui lui auraient tenu tête. Malheureusement, le Chuchoteur, quant à lui, n’avait rien d’un champion d’épopée ; il ne possédait ni l’épée d’argent, ni l’armure de cyane d’un seigneur elfe. Sa dague s’avérait un peu courte et son pourpoint un brin élimé pour courir la prouesse. Il lui faudrait se contenter d’expédients moins voyants.

Cuervo Moera occupa la fin de l’après-midi d’utile manière. Il lutina grossièrement une souillon ; il chaparda des fouaces aux cuisines ; il se fit inviter à une partie de scopa dans la salle d’armes, où il parla fort, jura beaucoup et se laissa plumer. Bref, il joua à merveille son rôle de goujat : il paraissait l’innocence même.

Cependant, il ne perdait pas une miette de ce qui se passait alentour. Dans la société des hommes de main, il s’aperçut assez vite que deux clans se regardaient de travers. En laissant traîner ses oreilles, il finit par comprendre qu’une affaire d’honneur opposait un gentilhomme du nom de Bupa Dedecoretto, attaché au service du supracomite Pugnatta, à un cavalier non moins distingué du nom de Giunculo Redditi, recruté dans la garde personnelle de l’armateur Cuspio Manticularini. Les deux galants avaient, semblait-il, un différend à propos d’une fille des bas quartiers dont ils se disputaient les faveurs. Comme leurs patrons respectifs, le supracomite et l’armateur, conféraient en ce moment même à l’étage avec le sénateur, les rivaux se retrouvaient en vis-à-vis dans le cortile Rapazzoni ; mais leur mission primant sur leur querelle privée, ils se contentaient de se toiser d’un bout à l’autre de la salle d’armes, entourés par leurs amis. Lorsque Cuervo eût cerné la situation, il sourit in petto et se promit de raccommoder leurs affaires.

Quand le soir étendit ses ombres sur le quartier de la piazza Palatina, on alluma des flambeaux. Loin de se vider, le palais Rapazzoni accueillait toujours plus de monde. Le sénateur tenait table ouverte ; l’inquiétude, les faillites et les rumeurs d’opportunités à saisir provoquaient l’affluence des beaux jours. Cuervo profita de la cohue pour frôler Giunculo Redditi et lui subtiliser l’un des gants passés à sa ceinture. Il le remit à un valet d’écurie, accompagné d’une piécette, et lui demanda de l’apporter à Bupa Dedecoretto, « avec les compliments de don Giunculo ». En matière d’empoignade, le Chuchoteur était un entremetteur doué. Dedecoretto se crispa de vilaine manière quand il reçut le défi ; flanqué de ses amis, il marcha droit sur Redditi qui n’y comprit goutte, mais eut le bon esprit de traiter son rival de voleur quand il le vit chiffonner son gant. De part et d’autre, les bornes étaient franchies. On mit la main à l’épée, les lames furent tirées. Une clameur farouche retentit dans la salle d’armes et se répandit dans tout le cortile ; tandis que les deux clans engageaient le fer, les autres spadassins abandonnaient cartes et dés pour se presser au spectacle. Tout ce beau monde avait l’esprit ailleurs. Cuervo Moera en profita. Plus silencieux qu’un fantôme, il s’engouffra dans la cheminée de la salle d’armes et se hissa derrière son manteau.

Pendu d’une main à l’anneau de la crémaillère, il fit pivoter son ceinturon afin de ramener dague et aumônière sur son giron. Il tira également sur son nez le foulard qu’il avait dissimulé dans son col. Puis, une traction et un rétablissement l’élevèrent dans le conduit. Quoique noire comme un four, la voie parut négociable : assez large, rectangulaire et construite en pierres irrégulières, elle râpait le corps du grimpeur mais offrait une bonne adhérence. Cuervo cala son dos, une main et un pied contre une paroi, l’autre pied et l’autre main contre la paroi opposée, et escalada en extension, en alternant les talons sous les fesses. Le caractère légèrement oblique de la cheminée lui facilitait la tâche.

Réverbéré par la conduite, le tapage de la rixe cornait aux oreilles du Chuchoteur. Injures, cris de rage, tintement dur du fer, fracas d’un banc renversé ; le monte-en-l’air espérait que Redditi, Dedecoretto et leurs comparses feraient durer le plaisir, car sa reptation dans cette rabouillère détachait de gros paquets de suie, ce qui manquait de discrétion…

Le Chuchoteur comprit qu’il était arrivé à l’étage à une modification plutôt désagréable de la configuration. La cheminée se mit à filer à la verticale. Nettement plus contrariant : la voie s’étrécissait et ne formait plus qu’un boyau. Cuervo se contorsionna pour se faufiler dans cette chatière tout en restant en opposition. La conduite était si étriquée qu’il ne pouvait plus déplier bras et jambes ; il se trouva réduit à appuyer ses deux pieds sous son séant tandis que ses genoux se calaient contre la paroi en face. Il commençait à manquer d’air ; il larmoyait, irrité par la cendre. Comme il n’y voyait goutte, il poursuivit son ascension les yeux fermés.

Évidemment, une telle entrée chez le client manquait un peu de style. Pour tromper l’étouffement et la sensation percluse qui commençait à l’ankyloser, Cuervo se félicita d’avoir d’endossé de vieilles nippes. S’il avait opté pour un costume à la mode, quel gâchis ! Son haut de chausses venait de se déchirer contre l’arête d’une pierre, et son pourpoint, incrusté de bistre, était fichu. C’était un fait, ça n’avait pas le panache d’une percée à la Soledano… D’un autre côté, s’il réussissait son coup, personne ne saurait jamais comment Cuervo Moera s’était tortillé dans sa canule. Toute la maison Rapazzoni frémirait d’angoisse, et le maître assassin passerait pour une créature aussi redoutable qu’un seigneur elfe insolent…

Il n’empêche que le maître assassin en question avait les rotules qui criaient grâce et le dos labouré. Il fut bien soulagé quand une bouffée tiède effleura son visage ; ouvrant les yeux, il aperçut au-dessus de lui le rectangle bien découpé d’un ciel où s’allumaient les premières étoiles. Un dernier effort le poussa juste sous le débouché ; aspirant enfin un air plus pur, il se reposa quelques instants, puis risqua un œil à l’extérieur. L’atmosphère était encore claire au-dessus de la mer, mais les hautes collines où s’adossait Ciudalia baignaient déjà la ville dans la nuit. Il lorgna le sommet du beffroi, à une vingtaine de pas ; il entrevit la silhouette indistincte de la vigie, qui lui parut plus robuste que le guetteur repéré dans l’après-midi. Le sénateur Rapazzoni était prudent : à la brune, plutôt qu’un freluquet, il mettait un homme en faction. Mais les toits du palais avaient sombré dans l’obscurité et le planton était penché sur le parapet, l’attention captée par l’esclandre qui secouait le rez-de-chaussée ; le Chuchoteur se hissa d’une traction au sommet de la cheminée et se coula derrière elle. Hors de vue du veilleur, il put s’asseoir et délasser sa carcasse moulue.

Il était temps. Même si des cris et des exclamations fusaient toujours au fond de la cour, il s’agissait d’ordres et de jurons poussés par des tiers venus séparer les combattants. Cuervo crut reconnaître le timbre sec du supracomite et la voix mauvaise du grand Vacerra. Effectivement, même si l’on continua à s’insulter de manière très fleurie, le chant brutal des épées s’interrompit.

Adossé à sa cheminée, le Chuchoteur s’épousseta et prit ses aises. Les tuiles étaient encore chaudes, le firmament nocturne s’étalait largement au-dessus de la côte et de la cité, dans l’air empreint de la douceur du soir. Cuervo allait s’octroyer une nouvelle pause. Il récupérait rapidement ses forces, mais il eût été inconsidéré de s’introduire dans les appartements nobles du palais avant que la nuit fût bien avancée. Si Vacerra n’était pas renommé pour sa finesse, le maître assassin se méfiait de l’autre lieutenant du sénateur, Cestino Crocci, qui avait été enseigne avant d’entrer au service de Lucrosio Rapazzoni. L’échauffourée de la salle d’armes mettrait en alerte un ancien officier ; si Crocci soupçonnait une diversion, autant lui laisser le loisir de se livrer à une ronde en règle avant de gagner les appartements privés.

Cuervo admira le panorama nocturne. Autour de lui, Ciudalia cambrait les volumes majestueux de ses demeures et de ses tours, rendus plus massifs par l’obscurité. La nuit jetait un voile de ténèbres sur l’orgueilleuse cité ; les rues se transformaient en coupe-gorges tortueux, où de fragiles lumignons papillotaient à de rares carrefours. Des porches, des venelles, des arcades coulait une épaisse mélasse, noire comme le vice, où se faufilaient des ombres louches. La ville n’était pourtant pas complètement livrée à l’obscurité. Sur le rempart, sur le parvis du Palais curial, quelques braseros rougeoyaient aux piquets de garde ; au sommet du temple du Resplendissant, dans le quartier de Purpurezza, le brasier du dieu trouait la nuit et servait de fanal aux navires qui cherchaient à gagner la baie. Aux fenêtres des demeures et des palais tremblaient les flammes des chandelles. En cette heure ombreuse, la cité respirait pourtant plus intensément qu’à la lumière du jour. Faisant place à la canicule, la douceur de la nuit incitait à tous les plaisirs. Une symphonie criarde remontait des quartiers faussement endormis. Sérénades, galopades, bavardages, défis et rires bruissaient jusque sur l’espace solitaire des faîtages. Telle était la musique familière de la ville, la barcarolle dans laquelle elle berçait les humbles et les puissants, les prudes et les débauchés, les nobles et les assassins.

Mais quelque chose avait changé dans le fredon citadin. Le vent de terre qui balayait les toits n’apportait pas seulement un parfum de pins et de garrigue ; il s’y mêlait un faible bouquet brûlé. Un clignotement orangé, fort lointain, dessinait à contrejour le relief des collines littorales. Cuervo le contempla pensivement. C’était la direction de Linoborgo. Il se demanda si la ville était tombée, si les troupes royales marchaient déjà sur Vinealate…

Si le domaine de Collevecchio se trouvait déjà mis au pillage.

Trois jours plus tôt, Cuervo Moera s’était rendu à Collevecchio.

Les corps de bâtiment se fondaient dans la campagne ; ils ne se distinguaient pas des fermes cossues de l’arrière-pays. Toutefois, la propriété était nichée au cœur d’un beau vignoble, qui s’étageait en terrasses au-dessus de la route de Vinealate. Quand il était entré dans la cour, le Chuchoteur avait été frappé par l’agitation qui y régnait ; plusieurs tombereaux, garnis de puissants attelages, étaient en cours de chargement. Des meubles encombraient l’un des chariots ; les autres croulaient sous les barriques. À grand renfort de cris, rouliers et vignerons se hâtaient de vider la demeure. Au milieu de la cohue, don Peccatela, le propriétaire, était venu accueillir Cuervo. Il l’avait étreint avec une amitié démonstrative, s’était excusé du désordre et l’avait convié à boire un verre au calme.

Il l’avait précédé dans un escalier fort pentu qui descendait au chai. Dans une cave voûtée, respirant une fraîcheur bienvenue, il avait mené son visiteur jusqu’à un fût renversé ou attendaient deux verres et un pichet, et l’avait invité à prendre place sur un tabouret. En s’asseyant, Cuervo avait lancé un coup d’œil à la ronde, pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls. Quoiqu’elle fût encore imprégnée par un esprit entêtant, la cave paraissait désolée, ainsi vidée de ses tonneaux. Dans le fond, seules s’attardaient trois tonnes, rondes comme des naves.

« Elles sont trop lourdes pour être emportées ? s’était enquis poliment le maître assassin, surtout pour faire la conversation.

— Penses-tu, avait répondu don Peccatela. Je les laisse exprès. Quand les royaux arriveront, ils se saouleront à ma santé. J’espère que cela donnera l’idée à des officiers de cantonner dans le domaine. Peut-être épargneront-ils la maison. Et les vignes. Surtout les vignes. Enfoirés de cotereaux ! Qu’ils touchent à mes ceps ! Il y en a qui rendront les clefs ! »

Il avait dit cela d’un air égal, tout en servant du vin à Cuervo.

« Un bon petit pivois, avec un sacré corps. Tu m’en diras des nouvelles.

— Ce n’est pas trop dur, d’abandonner le domaine ?

— Ça me fend le cœur, vrai de vrai. Mais que veux-tu, la guerre tourne court, il faut prendre ses précautions. J’amortirai un peu mes pertes en écoulant mon vin quand le siège fera flamber les prix. Et puis cette foigne va durer quoi ? Six mois ? Un an à tout casser ? Que ce soit le roi ou le Sénat qui l’emporte, la terre reste la terre. »

Don Peccatela s’était assis face au maître assassin et avait dégusté son guinguet à petites gorgées. Le gaillard avait tout du gentilhomme campagnard : un costume plutôt prospère, un teint vermeil et l’assurance du propriétaire terrien. Sa cave approvisionnait la plupart des tavernes du port, du quartier de l’Arsenal et de Benjuini. À la vérité, son suret était un peu aigre, car le viticulteur ne s’était mis à la vigne que sur le tard ; mais il s’agissait du vin de don Peccatela, aussi se vendait-il mieux et nettement plus cher que celui de ses concurrents, car le producteur fournissait sa protection avec sa bibine.

Dans les bouges, on nourrissait un grand respect pour don Peccatela : il avait le bras long et tolérait mal les infidélités. Ce qu’on savait moins, chez les caves et les têtards, c’est que l’ombrageux hobereau était un cagou de la Guilde des Chuchoteurs. Et un cagou, forcément, ça vous posait son suppôt. Aussi, à peine reçue son invitation, Cuervo n’avait pas barguigné : il s’était rendu à Collevecchio.

« Bon, avait repris le maître truand, parlons affures. Tu penses bien que je ne t’ai pas fait venir juste pour le plaisir de trinquer. Toute cette pétaudière, ça offre des opportunités. J’ai reçu commande d’un singe prêt à envoyer la soudure. J’ai tout de suite pensé à toi pour nourrir le marmot.

— Je suis flatté, don Peccatela. Il y a une bonne pelote à se fader, j’imagine ?

— Tu penses bien, mon frelot. Deux mille pour toi, deux mille pour moi, moins les frais de la Guilde.

— Cul de nonne ! Ça, c’est du velours ! Qui est-ce qu’il faut endormir ?

— Personne d’important. Le poupard, c’est pas un envoi. C’est une vendange. »

Cuervo avait fait la moue.

« C’est pas trop ma boutanche, la grinche. Pour un coup comme ça, vous auriez plus besoin d’un faisandier ou d’un lézard.

— Je sais ce que je fais, mon vrai. Le machin à barboter est bien gardé ; il faudra sans doute passer le torchon. C’est pour ça que c’est si cher, et c’est pour ça que j’ai pensé à toi.

— Je demande à voir. Rencardez-moi.

— Tu as entendu parler du comte de Floriscans ?

— Un peu. C’est un de nos alliés contre le roi, non ? Celui qui s’est fait arquepincer à Montefellóne ?

— Tout juste. C’est un grand poteau au sénateur Lucrosio Rapazzoni. Faut dire qu’il lui doit un paquet, au Rapazzoni. Nos deux rupins se caressent comme des gironds. Avant la guerre, ils se lançaient des invitations, ils se faisaient des violettes. C’est un cadeau foncé par le comte à Rapazzoni qu’on doit calotter.

— C’est quoi, ce blinde ?

— Un bouquin. Mais vesse ! C’est pas un grimoire gras des doigts et rempli de pattes de mouche. Guigne plutôt une véritable œuvre d’art, copiée par les meilleurs calligraphes, enluminée à la feuille d’or ; la reliure, sertie de brillants gros comme mon pouce, coûte à elle seule aussi cher que ma cuvée annuelle. Et le plus beau de l’affaire, c’est que toute cette joncaille, ce n’est qu’un écrin. Le plus lerche, c’est ce qu’il y a d’écrit à l’intérieur.

— Ah oui ? Ça raconte quoi, cette babillarde ?

— De la poésie.

— Hein ? De la drouille ? Vous me jardinez, là !

— Un chourineur comme toi, je ne me permettrais pas. J’ai trop de respect pour toi, Cuervo. Juré, craché : ce bouquin, c’est de la poésie. Sirventès des Futaies Bleues, qu’il s’intitule. Mais avant de monter à l’échelle, laisse-moi dévider. Dans sa jeunesse, à l’époque du roi Laegaire, le comte de Floriscans a fait partie d’une ambassade qui a pris bouche avec des émissaires elfiques des Cinq Vallées. La rencontre a eu lieu dans une clairière des Futaies Bleues. Pour égayer le rembour, les deux délégations se sont fendues d’un concours de goualantes. Tu vois le tableau : mandolines, belles sapes et triolets, troubadours de la haute contre musiqueux fées. Ce sont ces madrigaux que le comte de Floriscans a compilés en recueil, une fois rentré chez lui. Mais tu penses bien qu’il y a autre chose que des vers de mirlitons, dans ce volume. Parmi les émissaires de la haute reine, il y avait un elfe qui a pas mal bagoulé avec le comte. Le fé, un certain Melynmachinchose, je ne sais plus trop son nom, était aussi frais qu’une donzelle mais vieux comme un caillou. C’était, au dire du comte, un bretteur de première force. Dans sa jeunesse, il avait servi un suzerain des Cinq Vallées : un dabuche du nom de Caewlin de Suellindon. Ce blaze ne te dit rien, c’est normal ; mais Soledano, tu remets mieux ? Eh oui ! L’intrépide Soledano ! Le bêcheur de nos contes ! Soledano, c’est la version ciudalienne de Suellindon. Bref, l’elfe Melyntruc, il avait fait ses premières armes avec Soledano soi-même, et comme Floriscans lui tapait dans l’œil, ils ont causé noble art, tous les deux. Quand le comte a écrit son bouquin, entre deux couplets, il a aussi pris note de ce jactage. Ah ! Tu vois, maintenant, tu es tout ouïe. Tu mords où je veux en venir. »

Cuervo avait opiné, partagé entre intérêt et incrédulité.

« Au milieu de ses bouts-rimés, Floriscans a composé un dialogue de vingt-deux feuillets, intitulé Le Sentiment du Fer. C’est ni plus ni moins qu’un art d’armes : tous les principes de l’escrime du grand Soledano y sont posés noir sur blanc. Voilà ce qui intéresse notre singe. Surtout maintenant que Floriscans est tombé entre les griffes du roi après lui avoir chanté pouilles. Ça sent la veuve pour l’aristo, et une fois qu’il sera décollé, il n’aura plus trop loisir de rimailler. Son œuvre, il en existe cinq exemplaires à tout casser. Alors un joli canzoniere du feu comte avec en scolie l’art et la manière d’étriller son prochain selon la méthode du grand Soledano, tu penses si ça va douiller ! Pour le public averti, ça deviendra inestimable. C’est là qu’on fait un tour de quadrille. Je tiens déjà un attriqueur. Il n’y a plus qu’à lui encarrer la marchandise. Alors, quitte à faire un peu de ménage, tu joues les coursiers chez sa seigneurie Rapazzoni, tu livres le marmot et on emplâtre le fade ! »

Quand la nuit fut bien avancée, Cuervo se remit en action. Le palais Rapazzoni était loin d’être calme : la cour intérieure résonnait toujours d’un brouhaha domestique, tandis que les fenêtres ouvertes du premier étage délivraient les lumières, les éclats et quelques accords de musique d’un banquet. Mais la mer avait sombré dans l’obscurité, la lune descendait sur les remparts noirâtres de Castellonegro, l’atmosphère commençait enfin à fraîchir. L’alarme provoquée par la rixe avait eu le temps de s’apaiser. Pour le Chuchoteur, il était l’heure de se faufiler au cœur de la demeure.

Afin de se soustraire à la vigilance du guetteur, dont on entrevoyait parfois la figure pâle sur la plate-forme de la tour palatiale, Cuervo rampa le long des tuiles. Il descendit jusqu’à l’angle de la toiture, là où se dressaient les murs inachevés de la tourelle, et se laissa glisser sur le sommet des échafaudages. Côté rue, la demeure était plus tranquille que côté cour. Par une croisée entrouverte du dernier étage parvenaient juste des halètements suggestifs. Eh bien ! On savait s’amuser chez sa seigneurie !

Émoustillé, le Chuchoteur tendit l’oreille : sa salacité lui valut un instant de distraction. Ce fut seulement en se faufilant dans les ouvertures du chantier qu’il fut glacé par la sensation de danger. Sa nuque se hérissa ; il devina une présence, toute proche. Comment n’y avait-il pas songé ? Cette tournelle abandonnée formait une guérite idéale pour surveiller la place. Il venait de se jeter dans la gueule du loup ! Il avait déjà la main sur la dague quand il croisa le regard du gardien : sur le faîte d’un mur, là où on n’avait pas posé les chevrons, deux yeux en amande reflétaient le clair de lune. Le cœur du Chuchoteur fit une embardée, puis il comprit sa méprise. Il chuinta entre ses dents pour effrayer l’animal, et le gros chat noir se détourna. Le matou repartit indolemment sur l’échafaudage, la queue en panache, prenant plaisir à flâner au bord du vide. Cuervo salua son départ en faisant des cornes.

Dans la poivrière en construction, un escalier en colimaçon communiquait avec le quatrième étage du palais. La porte n’avait même pas été posée ; par l’embrasure, le Chuchoteur jeta un coup d’œil sur la galerie ouverte qui faisait le tour du patio. Il était presque à pied d’œuvre. Il lui restait à remonter le corridor sur une trentaine de pas, et il accéderait à l’entrée du cabinet particulier. Comme c’était à craindre, un spadassin montait la garde sur le seuil. Mais le gaillard avait l’air de s’ennuyer ferme et bayait aux corneilles. En se glissant dans l’ombre, Cuervo avait de solides chances de le surprendre.

En rasant le mur à l’opposé de la balustrade, le Chuchoteur entama son approche. Il serrait sa dague rabattue le long de son avant-bras, pour éviter de se trouver trahi par un reflet sur la lame nue. Il arrivait à mi-chemin quand un imprévu le jeta dans une inquiétante traverse. Des voix retentirent dans la galerie, juste à l’étage inférieur ; la lumière d’une lampe se mit à danser dans les escaliers, accompagnée d’une rumeur de pas. Devant le cabinet du sénateur, le planton s’arracha à sa rêverie. Déjà, il tournait la tête vers Cuervo.

Le Chuchoteur n’eut pas le temps de réfléchir. Il ouvrit la première porte qui s’offrit à lui et s’engouffra à l’intérieur. Il referma et se plaqua à côté de l’entrée. Dans la galerie résonnait maintenant une conversation ; des voix d’hommes, au timbre tranchant, ce qui n’augurait rien de bon. Sous le pas de la porte, Cuervo vit briller un rai de lumière comme ils passaient. Il saisit une partie de leurs paroles, juste derrière le panneau.

« … ce n’est pas possible, tous les accès sont gardés.

— Sa seigneurie n’est pas tranquille. Il y a ce laquais qui n’appartient à personne : il n’est pas parti en fumée ! Il faut bien qu’il se terre quelque part.

— Même si c’est lui, tout est bouclé. Il ne pourra pas bouger sans qu’on le prenne au collet… »

Le Chuchoteur les entendit échanger quelques mots avec l’homme de faction, puis s’éloigner. Il se remit à respirer. La pièce dans laquelle il s’était réfugié était petite et fort noire ; mais, grâce à un rayon de lune tombé par une imposte, il devina qu’il se trouvait dans une antichambre. Une communication à double battant entr’ouvrait sur une autre pièce, tout aussi obscure. Obscure, mais occupée. Avec une nouvelle alarme, Cuervo réalisa qu’on chuchotait derrière l’embrasure.

« Quelqu’un est entré, murmurait une voix de fille.

— Mais non, mon petit cœur, répondit un timbre masculin. Tout est calme.

— J’ai entendu Crocci parler dans la galerie.

— Moi aussi, mais ne t’inquiète pas. Il fait sa ronde, c’est tout.

— J’ai aussi entendu la porte ! Edolino, il faut que tu partes !

— Moi, je n’ai rien entendu, ma princesse. Tu te biles pour rien.

— Je te jure, il y a quelqu’un qui nous espionne ! Si jamais Crocci nous découvre, il nous dénoncera à mon père !

— Penses-tu. S’il était entré, il serait déjà là.

— Edolino, tu es fou ! Va-t’en ! Tu n’imagines même pas ce que mon père nous ferait !

— Rien ne peut m’atteindre puisque j’ai les clefs de ce paradis…

— Non ! Non ! Arrête ! Je n’ai plus envie ! Va-t’en ! »

Le Chuchoteur perçut une brève agitation, un froissement d’étoffes, une rumeur de pieds nus sur la majolique.

« Vite, vite ! s’impatientait la donzelle. Dépêche-toi ! »

D’un instant à l’autre, Edolino allait s’esquiver en traversant le vestibule où s’était réfugié le maître assassin. Il aurait fallu fuir immédiatement, mais Cuervo se ferait repérer à coup sûr par le factionnaire dans la galerie : l’inspection de Cestino Crocci avait dû mettre un terme à sa distraction. L’antichambre était trop étroite pour que l’amant, en l’empruntant, ne tombât pas nez-à-nez avec l’intrus. Le Chuchoteur se maudit de ne pas s’être muni d’un garrot ; il avait envisagé la possibilité d’une fouille, et si le port d’une dague était trop répandu pour être suspect, la découverte d’un lacet étrangleur l’aurait aussitôt démasqué. Sa prudence se retournait contre lui. Il allait devoir tordre le cou du galant à mains nues, ce qui demanderait plus d’efforts et risquait d’être plus bruyant.

Le souci de discrétion du joli cœur lui offrit une chance. Edolino voulant filer incognito, il n’alluma pas de bougie. Il gagna l’antichambre dans le noir ; pour le laisser passer, Cuervo se plaqua dans un coin. L’espace était si exigu que le séducteur, en enfilant son pourpoint, manqua envoyer sa main dans la figure du tueur. Mais il ne devina pas sa présence. Il ouvrit la porte et sortit dans la galerie.

Cuervo avait eu raison de se méfier du soudrille en faction. À peine avait-il franchi le seuil, le galantin se fit épingler.

« Eh là ! Qui va là ?

— Ce n’est rien, Scibaletto. C’est seulement moi.

— Putain, Edolino ! Qu’est-ce que tu foutais chez donna Laodamia ?

— Elle s’est sentie indisposée pendant le souper. Je l’ai juste ramenée à ses appartements.

— Tu te payes ma tête, en plus ! Tu crois que je suis du genre à tenir la chandelle ?

— Tu m’insultes, Scibaletto ! Tu me prends pour qui ? Je suis un homme d’honneur, moi… »

Cuervo comprit qu’il devait profiter de cet instant de confusion. S’il hésitait davantage, la querelle des deux imbéciles attirerait du monde. Il sortit d’un air dégagé, marcha droit sur le galant et l’homme de main. Pris à l’improviste, les deux gaillards ouvrirent des yeux ronds.

« J’apporte de nouvelles consignes », dit tranquillement Cuervo.

Au passage, il écrasa la trachée d’Edolino d’une manchette. Sur sa lancée, il fondit sur Scibaletto. Le spadassin mettait déjà la main à l’épée et s’apprêtait à crier ; Cuervo lui bloqua l’avant-bras droit et lui cassa le nez d’un coup de tête. Comme le pauvre bougre titubait, l’assassin tira sa dague et frappa sous le sternum, de bas en haut, jusqu’au cœur. Il musela le râle de sa victime sous sa paume gauche et imprima une torsion brutale à la lame. Après avoir amorti la chute du mort, il revint vers Edolino, qui se débattait au sol près de la balustrade, étouffé par son larynx brisé. Une talonnade sur la gorge du mourant acheva le travail.

Deux fâcheux sur le carreau. Le bal était ouvert : désormais, il fallait faire vite.

Malheureusement, en voulant entrer dans le cabinet de travail, Cuervo se heurta à une porte close. Une fouille rapide de Scibaletto ne livra aucune clef. C’était à craindre. L’assassin sortit un rossignol de son aumônière et l’introduisit dans la serrure. Aux résistances qu’il rencontra, il comprit qu’il avait affaire à une mécanique de qualité : une saleté de bride à garnitures. Il risquait de perdre du temps à déverrouiller. Il choisit un crochet souple, respira posément, sonda les gorges sans se presser afin, paradoxalement, de déboucler au plus tôt. Au premier étage, on s’agitait beaucoup. Une dizaine d’hôtes du sénateur avaient quitté la salle du banquet et parlaient d’une voie forte dans le patio.

La sueur commençait à perler sur le front de Cuervo quand la crémaillère céda. La porte s’ouvrit gentiment. L’assassin s’engouffra dans une pièce ombreuse, d’un beau volume, où se dessinait vaguement l’embrasure d’une fenêtre à meneaux. Après un instant passé à s’accoutumer à l’obscurité, le Chuchoteur devina des coffres lustrés, une chayère confortable, quelques faudesteuils ployants. Deux pupitres portaient un fouillis de documents ; trois armoires closes devaient renfermer les archives du sénateur. Le meuble le plus étonnant, qui adornait une grande partie du cabinet, ressemblait à une roue à aubes. Il s’agissait d’une roue à livres ; elle comportait une douzaine de nacelles, occupées par des volumes précieux. Ouvrage de prestige, le recueil offert par le comte de Floriscans était certainement du nombre ; encore fallait-il l’identifier.

Cuervo battit le briquet, alluma une bougie abandonnée sur une écritoire, rapprocha sa lumière de la roue. Caressées par la lumière, les pages ouvertes des livres dévoilèrent leurs jambages élégants couchés sur l’ivoire du parchemin. Un flamboiement attira toutefois l’œil du Chuchoteur. Dans une enluminure rehaussée à la feuille d’or, un preux exquis dansait, le fer à la main, au milieu d’ennemis navrés à mort. Ce harnois aux reflets bleutés, cette épée d’argent, et ces yeux en amande insolemment posés sur le lecteur… Il n’y avait pas à se tromper : le chevalier fée défiait du regard le maître assassin. Le Chuchoteur s’empara du volume, chercha le colophon sur la dernière page. Au-dessus d’un blason sinople semé de quintefeuilles d’or, une écriture précieuse proclamait :

« Grâce à la Bienveillance de Sanctissima Senecta Dea, sur la requête de Monseigneur Guilhem, très haut comte de Floriscans, frère Ausone a copié ces Sirventès des Futaies Bleues dans l’atelier du sanctuaire de Broussais en l’an de grâce dcclxxvi cr. »

Cuervo arracha un plaid disposé sur un faudesteuil, y emmitoufla le codex et vida les lieux. Il enjambait les corps de ses victimes lorsqu’il entendit, dans la galerie du troisième étage, les voix de Cestino Crocci et de son séide. Les deux gaillards causaient tranquillement, mais ils poursuivaient leur ronde ; d’après la lumière mouvante de leur lanterne, qui clignotait derrière les arcades, le Chuchoteur estima qu’ils avaient une certaine avance sur lui dans la direction de la cage d’escalier. S’ils décidaient de monter, ils pourraient lui couper la retraite.

Par acquit de conscience, il cala les Sirventès des Futaies Bleues sous son coude gauche et ramassa l’épée de Scibaletto ; puis, il fila sans bruit vers la tourelle. En passant devant la tour palatiale, il vit une lueur tanguer sur les degrés, mais Crocci et son comparse ne paraissaient pas pressés et il put s’engouffrer dans la poivrière avant qu’ils ne débouchent à l’étage. Il grimpa quatre à quatre le colimaçon, enjamba le rebord d’une fenêtre et se retrouva sur l’échafaudage. Son cœur battait la chamade, mais il jubilait. Il n’avait plus qu’à libérer le câble de la grue à tambour et à se laisser filer jusqu’à la chaussée de la piazza Palatina. L’affaire était pliée ! L’or allait ruisseler et sa réputation briller au firmament douteux de la Guilde.

À cet instant précis, la mort fondit sur lui, absolument silencieuse.

Cuervo ne la vit ni ne l’entendit ; sa chance, ce fut d’être perché sur un dispositif branlant. Il sentit la planche vibrer sous lui comme l’ennemi le prenait en traître. Il agit à l’instinct. Trop tard pour se retourner et affronter le fer destiné à ses reins ; il lâcha l’épée et bondit dans le vide.

Mais, de la main droite, il accrocha l’armature supportant la passerelle supérieure. Il tournoya autour de cet axe, et revint percuter des deux pieds son agresseur. L’inconnu, frappé de plein fouet, perdit un couteau et fut éjecté de l’échafaud. Pourtant, le gaillard ne cria pas : alors qu’il semblait déjà avalé par une dégringolade de quarante pieds, il donna un furieux coup de reins, et une main agrippa la planche où Cuervo venait de se recevoir. Avec un rictus, le maître assassin leva le pied pour broyer ces doigts désespérés. Il ne put conclure son geste. Le souffle coupé, il fut brutalement tracté en arrière.

L’attaque fut si violente qu’il crut sentir ses cartilages céder, tandis que ses cervicales craquaient, au bord de la fracture. Un deuxième tueur, encore plus furtif que le premier ! On le garrotait, lui, Cuervo Moera ! Mais non, c’était pire encore ! Il ne touchait plus terre, le lien qui lui happait le cou était trop large, et on le hissait vers le haut. En un éclair, il comprit qu’on était en train de le pendre, depuis le palier supérieur, avec un cordage de chantier. Une fois de plus, il réagit à l’estime. Il lâcha son butin, et Les Sirventès des Futaies Bleues plongèrent dans les ténèbres de la piazza Palatina. Projetant ses deux bras en hauteur, à paumes retournées, il saisit le rebord de la passerelle du dessus. Une traction soulagea sa gorge étranglée, il put reprendre un souffle rauque, se balança, pirouetta, envoya ses jambes en volée arrière au-dessus du palier supérieur. Par chance, il heurta les genoux de son étrangleur. Fauché, l’agresseur s’effondra contre la cage de la grue à tambour, qui se mit à grincer de façon sinistre.

Cuervo eut à peine le temps de se rétablir sur un genou. L’étrangleur se redressait déjà, couteau au poing ; sur l’autre flanc du Chuchoteur, le premier tueur grimpait l’échafaud, leste comme un singe. Leurs pourpoints ternes se fondaient dans la nuit ; pas une parole n’avait été proférée, tout juste entendait-on leur souffle court. Le maître assassin sut qu’il n’avait pas affaire aux spadassins du sénateur. Ces deux-là étaient de la maison. Mauvaise passe pour Cuervo.

Une très mauvaise passe : à l’intérieur du palais, la voix puissante de Crocci se mit à appeler aux armes. Les deux cadavres venaient d’être découverts.

Pour Cuervo, le plus urgent restait de se débarrasser de ses distingués collègues. Avec beaucoup d’à-propos, le truand désarmé venait de se hisser sur la passerelle à l’opposé de la roue de carrier. Le maître assassin allait se trouver pris en tenaille, ce qui, confronté à deux gredins aussi vifs, signait son arrêt de mort. Sans leur laisser le loisir d’approcher, il posa la main sur le bord de l’échafaud et se laissa retomber sur le palier inférieur. Il garda la tête dans les épaules, pour se protéger d’un nouveau tour de collier. À ses pieds, il devina la garde de l’épée, qui, par miracle, n’avait pas dégringolé sur la place. Il se pencha pour la saisir ; le geste faillit lui être fatal.

L’un des deux sicaires avait sauté aussi vite que lui. À peine atterri, il profita de la distraction de Cuervo pour saisir l’extrémité de la planche où était juché le maître assassin ; celui-ci sentit la saccade sous ses jambes. Lâchant derechef la lame de Scibaletto, qui voltigea cette fois vers le sol, il eut tout juste le temps de se suspendre au palier supérieur ; retiré d’un coup sec, le plateau sur lequel il se trouvait fut délogé de son boulin et bascula dans le vide. En un instant, il n’y eut plus rien sinon un vertige mortel sous les semelles de Cuervo. Mais, mettant à profit la prise qu’il venait d’empoigner, il se balança et flanqua son pied dans la figure du plaisantin. Il y avait mis tout le poids du corps : le nez du tueur éclata et l’impact l’envoya faire un salto aussi gracieux que définitif.

Quarante pieds plus bas, le tintamarre du bois et le claquement d’une carcasse fracassée firent retentir toute la place. Sur le parvis du Palais curial, des « Qui vive ? » furent lancés par le piquet de garde.

Cuervo venait de se jeter sur l’extrémité de la passerelle encore en place. Malheureusement, le second tueur lui faisait front et l’acculait au vide. Le Chuchoteur eut tout juste le temps de dégainer la dague comme son adversaire se ruait sur lui, poignard pointé. Utilisant la même technique, les deux hommes se neutralisèrent mutuellement en bloquant leurs poings armés. Mais le Chuchoteur, dos à l’abîme, restait dans une situation critique. Comme les lutteurs se soufflaient au visage en cherchant à se saigner, Cuervo essaya de surprendre l’ennemi en lui assénant un coup de tête ; l’autre anticipa, esquiva du buste. Cette dérobade affaiblit la menace de son couteau ; mais simultanément, le malandrin profita du mouvement de bascule pour crocheter l’arrière du genou de Cuervo de la pointe du pied.

Le maître assassin perdit l’équilibre. Il se sentit culbuter en arrière, et la certitude glacée du plongeon lui souleva le cœur. Par réflexe, il replia la jambe sur le pied qui venait de le faucher et entraîna son adversaire avec lui. Pour la première fois, l’inconnu jura, et lâchant sa dague, il se rattrapa des deux mains à une écoperche pour se maintenir sur la passerelle. Alors qu’il tombait déjà, Cuervo tira sur la cheville du sicaire, qui glissait entre sa cuisse et son mollet ; il parvint à pivoter suffisamment pour se raccrocher du bout des doigts à la ceinture de son ennemi. D’une traction, il se hissa pour reposer un pied sur l’échafaudage, tout en poignardant l’adversaire au flanc. Le coup avait été porté au jugé, mais la lame fichée dans l’abdomen du sicaire lui offrit un nouveau point d’appui. Ce fut suffisant pour renverser la situation. Tandis que Cuervo s’agrippait in extremis à la charpente, son ennemi, éventré et tiré vers le vide, lâcha prise. Cuervo frémissait encore, au bord du déséquilibre, quand il entendit un crâne éclater sur le pavé.

À peine le temps de reprendre ses esprits : les oreilles du Chuchoteur tintaient de cris. À l’intérieur de la demeure, les vociférations se rapprochaient dangereusement.

« La tourelle ! Ils sont dans la tourelle ! » braillait Cestino Crocci.

Simultanément, en bas, sur la place, le piquet de phalangistes appelait aux armes.

« Alerte ! L’ennemi attaque le palais de sa seigneurie Rapazzoni ! »

Ça sentait le chaud. Cuervo bondit ; une traction, un rétablissement, et il était remonté sur la passerelle supérieure de l’échafaud. Il arracha le crochet suspendu à la chèvre de la grue et le balança dans le vide ; l’essieu du tambour grinça tandis que le câble se déroulait. Le Chuchoteur le bloqua brutalement avec un bardeau qu’il jeta entre les rayons ; alors que les premiers assaillants émergeaient du colimaçon de la poivrière, il s’enroula autour du cordage et se laissa filer jusqu’à la chaussée. Comme il était plus que pressé, il ne freina qu’au dernier moment et se brûla les paumes sur les torons. Juste au-dessus, éclata une salve de jurons.

Cuervo se reçut plutôt rudement. Deux cadavres brisés déparaient le pavage, dans de grandes éclaboussures noirâtres. Mais le plus fâcheux, c’étaient les six gardes du piquet qui traversaient la place droit dans sa direction. Et cette fois, il ne s’agissait plus d’hommes de main ou de simples spadassins : six combattants lourds en demi-armure, la barbute rabattue sur le nez, le coffre cuirassé, qui pointaient déjà leurs longues piques d’infanterie. Dans toutes les fibres de son être, le maître assassin sut qu’il devait décamper s’il ne voulait pas terminer embroché. Mais, dans le halo de lumière dessiné par la lanterne que brandissait l’un des soldats, Cuervo aperçut quelque chose. Sur le sol gisait un objet disloqué : la reliure brisée et les cahiers disjoints des Sirventès des Futaies Bleues avaient chu à mi-distance entre lui et le quarteron de brutes.

Le Chuchoteur hésita le temps d’un battement de cœur. Chercher à récupérer son butin dans une telle extrémité : une folie ! Mais, par un bizarre caprice de son esprit, il revit l’enluminure du chevalier fée, qui l’avait contemplé d’un air narquois dans le cabinet du sénateur… Il se décida sur un coup de tête. Il joua les Soledano. La dague au poing, il chargea les six fantassins lourds.

Il faillit s’empaler sur les fers de lance ; mais il était plus léger que les six gaillards bardés qui fondaient sur lui. Il les prit de vitesse : il dérapa, s’étala à moitié ; happa le codex rompu, se déroba tandis que les piques arrachaient des étincelles au pavement, à un cheveu de son talon. Les hommes d’armes donnèrent un coup de collier pour se jeter sur lui, mais grisé par la frousse et par le triomphe, Cuervo rebondissait, Cuervo filait, Cuervo les distançait déjà.

En disparaissant dans les ruelles de Torrescella, il ne leur concéda que l’aumône d’un rire.

Le lendemain, Cuervo se rendit aux Due Ciarliere pour livrer son butin. Située non loin de l’Arsenal, la taverne des Due Ciarliere était l’un des estaminets approvisionnés par le domaine de Collevecchio. La clientèle ordinaire comportait gabiers, charpentiers de marine, caboteurs et trafiquants dont la plupart trempaient plus ou moins dans la piraterie et la contrebande ; les alguazils, qui bénéficiaient d’une aimable ristourne de la part du patron, ne venaient y boire qu’en dehors du service. Il s’agissait donc d’un établissement tout à fait recommandé pour conclure des affaires. Don Peccatela avait convenu d’y attendre Cuervo quand le coup serait fait.

En descendant la via Maculata vers le port, le Chuchoteur prit le pouls de la ville. Il battait une fièvre inquiétante. Bon nombre d’échoppes restaient fermées, mais la chaussée était noire de monde, et il montait au-dessus des toits un grondement plus profond qu’à l’ordinaire. L’affolement était en train de gagner le bon peuple. La nouvelle courait que le podestat Sanguinella était rentré dans les murs à la tête du régiment Testanegra juste avant l’aube ; à en juger par les phalangistes crottés qu’on croisait un peu partout, il s’agissait sans doute de la vérité. Des bruits beaucoup plus inquiétants circulaient : Linoborgo était tombée la veille, sa garnison avait été passée au fil de l’épée et les réfugiés affluaient aux portes de Ciudalia. Pis encore : juste devant l’entrée du castelletto Ascigliato, une énorme bousculade avait fait une dizaine de morts parmi ces malheureux ; la panique avait gagné la cohue des déplacés quand quelqu’un avait cru voir un escadron de chevaliers du Sacre sur la colline de Camporeale. Assez ironiquement, l’attaque du palais Rapazzoni était sur toutes les lèvres et chacun y voyait la preuve que les royaux étaient déjà dans la place. Vraies ou fausses, ces rumeurs attisaient les ferments de désordre dans les rues de la cité.

Lorsqu’il franchit le seuil des Due Ciarliere, Cuervo eut la confirmation que tout partait à vau l’eau. La taverne était remplie par une soldatesque accablée, qui buvait tristement la piquette de Collevecchio. Le Chuchoteur allait faire demi-tour quand il vit Don Peccatela venir à lui. Le cagou l’étreignit, l’œil pétillant ; d’un léger mouvement de la tête, il attira son attention sur la dizaine de vrais éparpillés dans la salle, capuchon sur le nez, qui noyautaient la presse des soudards. L’endroit était sous contrôle.

« Arrive, chuchota le maître truand en prenant Cuervo par le bras, le singe veut bagouler. »

Le maître assassin éprouva un mélange de surprise et de réticence ; il se révélait inhabituel que le commanditaire s’adresse directement à l’exécutant. Mais il y avait un beau paquet de jaunets en jeu, et Cuervo faisait confiance à son cagou – du moins, autant qu’il était raisonnable de le faire. Il n’oubliait pas les deux tueurs sur l’échafaud volant…

Don Peccatela introduisit le maître assassin dans une arrière-salle miteuse, où l’on avait coutume de traiter les transactions qui nécessitaient du tact. Cuervo eut un mouvement de recul : quatre centeniers lourdement cuirassés attendaient debout dans cette pièce borgne. Un cinquième officier était assis à une table bancale, devant un pichet auquel il n’avait visiblement pas touché.

« T’inquiète, murmura le cagou en posant la main dans les reins de Cuervo, y a pas de charre. »

Et plus fort, il ajouta :

« Excellence, voici l’artiste. »

Excellence ?

Le capitaine attablé leva un œil las sur Cuervo. Il portait une armure splendidement damasquinée, que déparaient deux impacts et les premières ternissures de la rouille. Son visage, creusé par l’épuisement, se trouvait mangé par une mauvaise barbe. Sous le gorgerin, son col grisaillait de crasse. Mais à sa dextre, malgré ses ongles noirs, brillait l’anneau de la magistrature. Cuervo comprit à qui il avait affaire, et réalisa que la danse était loin d’être finie.

« Vous avez quelque chose pour moi », énonça le podestat Esferino Sanguinella.

Le Chuchoteur posa Les Sirventès des Futaies Bleues sur la table, emballé dans un sac de jute. L’un des lieutenants du magistrat sortit l’ouvrage. En considérant la reliure brisée et les cahiers disjoints, le podestat fit la moue. Il feuilleta quelques pages, et grommela :

« C’est le bon livre, mais il est ruiné.

— C’est le bon livre, rétorqua Cuervo. Ma seule mission, c’était de le rapporter.

— Voilà un travail peu soigné. Je ne devrais vous verser que la moitié de la somme convenue. »

Les deux truands se raidirent, mais Esferino Sanguinella agitait déjà une main conciliante.

« Toutefois, là où nous en sommes, je peux bien faire un geste… »

D’un mot, il ordonna à ses officiers d’intervenir. Deux d’entre eux posèrent une cassette assez lourde sur la table et l’ouvrirent. L’or s’épanouit dans son écrin de fer.

« Quatre mille deniers en pièces non rognées.

— Son Excellence est trop bonne, grimaça don Peccatela.

— Je suis de votre avis, opina le podestat. Rapazzoni sera fort mécontent de l’état de son livre lorsque je le lui rendrai. »

Les deux Chuchoteurs ne pipèrent mot. Quatre mille deniers et quatre morts, c’était cher payé pour un simple emprunt. Mais le sens des affaires dictait la plus complète indifférence aux caprices des clients tant que les comptes tombaient juste.

« Savez-vous vos lettres, don Cuervo ? demanda tranquillement le podestat en accrochant le regard du maître assassin. Oh, il est superflu de me répondre. Ma question est oiseuse. Naturellement, vous savez lire ; sans quoi, comment auriez-vous reconnu le bon ouvrage ? »

Il esquissa un sourire dépourvu de chaleur.

« J’imagine que vous avez eu la curiosité de lire Le Sentiment du Fer avant d’honorer ce rendez-vous. Après tout, c’est un peu votre partie, et même si c’est indiscret, cela ne nuisait en rien à notre marché. Passionnant, ce petit art d’armes, n’est-ce pas ? Je ne suis moi-même qu’un piètre tireur, mais les enseignements de cet opuscule sont lumineux. Cette technique de la main légère, qui a pour principe d’accompagner l’épée plutôt que de la contraindre, quelle élégance ! La force dans le mouvement plus que dans le bras… Quelle clarté ! Quelle simplicité ! On comprend mieux l’économie d’efforts qui permettait au grand Soledano d’affronter un adversaire en supériorité numérique. »

Le sourire du patricien se fit dur.

« Affronter un adversaire en surnombre, reprit-il, c’est ce que vous avez fait cette nuit. C’est ce que nous ferons demain, quand l’armée royale donnera l’assaut. »

Cuervo retint son souffle. Pas plus qu’il ne comprenait pourquoi le podestat Sanguinella l’avait engagé pour voler un livre qu’il connaissait déjà, il ne saisissait la raison d’être de cet entretien. Mais un chef de parti aussi puissant, et visiblement aussi éreinté, ne devisait pas avec un homme de main pour le simple plaisir de la conversation. Le temps et la parole de son excellence Esferino Sanguinella, en cette heure sombre de la cité, étaient probablement aussi précieux que la cassette qu’il venait de céder. Il y avait une très grosse anguille sous roche.

« Je vous devine perplexe, don Cuervo, poursuivait tranquillement le podestat. Laissez-moi vous éclairer. Comme vous venez de le comprendre, ce livre ne représente rien pour moi. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il m’a révélé. Ce qu’il m’a révélé sur vous. J’ai croisé le fer avec vous, mon cher. Rapazzoni et moi, nous appartenons au même parti : nous sommes des patriotes déterminés à restaurer la République. Nous avons donc monté cette opération en bonne intelligence. Je vous ai recruté, et j’en ai avisé Rapazzoni ; de son côté, il a tenu ses hommes en alerte, et il a engagé deux maîtres assassins affiliés à une autre branche de votre société dans le but de vous intercepter et de vous tuer. Nous n’avions aucun grief contre vous, don Cuervo. Bien au contraire : vous nous intéressiez. Mais nous avons besoin d’exécutants compétents. Nous vous avons donc mis à l’épreuve. Il n’y a pas qu’en escrime que le sentiment du fer, cette aptitude à jauger l’adversaire en engageant le combat, est une qualité utile : c’est tout aussi vrai pour les affaires politiques et militaires. Comment mieux juger de la valeur d’un homme, sinon en croisant le fer contre lui ? C’est ce que nous venons de faire, et je dois admettre que votre garde nous a paru très convenable. Me suivez-vous ?

— Je crois, oui, répondit lentement le maître assassin.

— Ces quatre mille deniers ne sont rien. Vous avez fait vos preuves. Vous pouvez en espérer beaucoup plus. Disons cent mille. Je suis en mesure de les rassembler en quelques heures, sur la solde des tués du régiment Cazahorca. Vous pourriez les avoir demain. Cela vous siérait-il ?

— Cent mille deniers ? reprit Cuervo, la bouche devenue sèche.

— Naturellement. Je n’aurais pas l’indécence de lancer ce chiffre à la légère.

— Et que faudrait-il faire, pour cent mille deniers ?

— À la bonne heure ! félicita le patricien. J’aime ce langage ! Réfléchissez, don Cuervo, c’est l’évidence même. Au moment où je vous parle, les avant-gardes du duc d’Arches et du duc de Malvergne arrivent en vue des murs. Tout l’arrière-pays est perdu, la guerre va se jouer ici, à Ciudalia. C’est la dernière partie qui s’ouvre. Nos remparts sont meilleurs que ceux de Montefellóne et de Linoborgo, nous sommes approvisionnés par la mer : ce sont des atouts importants. Mais l’armée royale est galvanisée, nos régiments sont démoralisés, la plèbe a peur. Le siège s’annonce donc des plus incertains… Toutefois, nous avons encore une belle carte en jeu. Le roi Maddan a commis une grave erreur : il commande ses troupes en personne. »

Esferino Sanguinella tendit le bras dans la direction approximative du rempart.

« Comprenez-vous, don Cuervo ? Demain, flanqué de toute sa noblesse, il plantera son camp à nos portes. Il sera là, au milieu de l’ost, à portée de notre main. Il s’expose. À quoi bon prendre toutes les pièces de l’échiquier quand on peut tenter le mat du sot ? Cette nuit, vous nous avez montré que vous étiez capable d’aller à dame. Renouvelez l’exploit. Ouvrez la partie. Entrez dans la défense adverse. Prenez le roi, et vous aurez vos cent mille deniers. »

Cuervo ferma les yeux. Dès l’instant où il avait reconnu le podestat Sanguinella, il avait pressenti le coup tordu. Pouvait-il encore se dérober ? Il ne s’était nullement engagé, mais l’énormité même du projet d’assassinat le liait déjà. S’il refusait, pourrait-il sortir vivant de cette pièce ? Pourrait-il échapper aux dizaines de soudards entassés dans la taverne ? Certes, don Peccatela le secondait, mais don Peccatela n’avait-il pas intérêt, avant tout, à conclure le marché ? Cela représenterait cinquante mille deniers pour lui, juste pour s’être donné la peine de jouer les marieuses… Si Cuervo se dérobait, les seconds couteaux du cagou seraient peut-être les premiers à lui tomber sur le râble.

« C’est un coup audacieux, admit Sanguinella, mais vous êtes un homme plein de ressources. Je vous offre l’occasion de terminer votre carrière en beauté. Avec une somme pareille, vous pourrez vous retirer des affaires et vivre en bourgeois le reste de vos jours. »

C’était certain ; mais encore faudrait-il que Cuervo le palpe, ce pactole. Car ce qu’on attendait de lui, c’était qu’il sorte de la ville avant que le siège ne se referme ; qu’il infiltre l’ost de Leomance ; qu’il repère, au milieu du ban royal et des troupes des trois duchés, la personne du souverain ; qu’il trouve un moyen de l’approcher au cœur du dispositif de commandement ; qu’il se montre suffisamment insignifiant ou suffisamment rapide pour lui porter un coup mortel… Et, accessoirement, s’il voulait encaisser son or, qu’il parvienne ensuite à se dépêtrer de l’armée royale en un seul morceau… À la limite, Esferino Sanguinella aurait pu lui offrir tout le Trésor. Le podestat ne savait que trop bien qu’il n’aurait pas un liard à débourser…

Un régicide. Rien que cela. Le maître assassin ébaucha un rictus. La terrible drôlerie de sa position lui rappela, par coq à l’âne, l’intrépide Soledano. Depuis la veille, de façon exaspérante, le chevalier fée caracolait toujours à la lisière de sa conscience. Dans ce péril extrême, qu’aurait décidé le héros de roman ? Après tout, l’impertinent Soledano n’avait-il pas pénétré dans la chambre de la haute reine ? Le fougueux Soledano n’avait-il pas bafoué le roi Aurvang le Roux malgré sa garde ? L’invincible Soledano n’avait-il pas frappé le Dévoreur au cœur de son armée ?

Le rictus de Cuervo s’aiguisa.

Il cessa de balancer sur la réponse à donner.