Profanation

Et vous, mes dens, chascune si s’esloche !

Saillez avant, rendez toutes mercy

Plus haultement qu’oncques trompe ne cloche,

Et de mascher n’ayés ores soussi.

Considerez que je fusse transi,

Foyë, polmon, et rate qui respire ;

Et vous, mon corps – ou vil estes et pire

Qu’ours ne pourcel qui fait son nic es fanges –,

Louez la Court, devant qu’il vous empire,

Mere des bons et seur des benoistz anges.

François Villon

Royaume de Leomance, an 787 du comput royal

« Un détrousseur de cadavres ? Moi ? Ah mais non ! Pas du tout ! Il y a méprise ! … Écoutez, mes révérends pères, je sais bien que les apparences sont contre moi, mais je vous assure que mes activités n’ont rien de sacrilège. Je ne suis point homme malévole, je vous en fais serment ! Certes, certes, il m’est arrivé de faire mon ouvrage sur un champ de bataille, mais, que voulez-vous, nous sommes en temps de guerre : il faut bien vivre. Non, vraiment, détrousseur de cadavres, c’est exagéré. Je ne suis qu’un pauvre chiffonnier, voilà tout. Un peu ferrailleur, je veux bien en convenir. Mais je n’ai dépouillé personne, je vous jure ! Je me contente de faire du nettoyage… de la récupération… une besogne salubre et licite !

— Accusé, coupe le nécrophore Eristalis, épargnez-nous vos dénis ridicules. Confessez vos fautes. Vous gagnerez du temps et peut-être notre indulgence. Mais si vous vous entêtez dans cette rhétorique captieuse, nous produirons contre vous des témoins accablants, dont ni le discours, ni la figure ne risquent de vous plaire. »

Le coquin enchaîné sur la sellette déglutit. Malgré le courant d’air qui balaie la salle capitulaire, sommairement convertie en tribunal, la transpiration perle sur ses tempes. Elle coule dans ses sourcils et lui fait cligner les yeux. Il ne peut essuyer cette sueur éloquente, car ses mains sont menottées étroit à l’anneau du tabouret, juste entre ses cuisses. Parfois, il se tortille. Peut-être est-ce sous l’effet de l’angoisse ; à moins que la chaîne, trop courte, ne lui comprime les génitoires.

« Ah ! Mais je compte bien tout vous dire, et sans rien celer ! geint le drôle. J’ai trop de morale pour mentir à de saints hommes comme vous ! Votre greffier peut tout noter : si j’ai à rougir de certains aveux, c’est en raison de l’infortune où j’ai été jeté, et non parce que je me serais vilainement conduit ! »

Le nécrophore agite une main maigre.

« Abrégez, s’impatiente-t-il. Au fait ! »

L’accusé s’efforce de soutenir le regard de ses juges, pour se composer l’allure d’un innocent injustement poursuivi. Il est toutefois bien en peine pour y parvenir. Les trois prêtres du Desséché siègent sur de grandes cathèdres, perchées sur une haute estrade de justice. Le malheureux, accroupi sur sa sellette trop basse, doit se tordre le cou pour s’adresser aux magistrats. Il voit surtout leurs robes noires, leurs scapulaires brodés de motifs macabres ; quoiqu’il les lorgne par dessous, il ne perçoit des visages, abîmés dans l’ombre des capuces, que des lèvres gercées et des joues hâves.

« Je vais tout vous dire, je vais tout vous dire ! bégaie-t-il. Et vous pourrez juger combien je suis un pauvre homme ! Je sais bien que mes hardes ne plaident guère en ma faveur, mais sachez que je suis né bourgeois. Je m’appelle Sabaude Cufart, et dans ma jeunesse, j’ai été apprenti meunier dans le bourg du Mueperré, en Bromael. Ce n’est point une grande ville, mais Monseigneur le Duc a jadis baillé une charte de franchise à ses bonnes gens, et j’étais du nombre, oui, mes révérends pères ! J’avais même reçu quelque instruction dans ma jeunesse : je savais mes lettres et mes chiffres, car mon maître me disait que je devrais tenir un livre de raison quand je serais mon propre patron. Les chiffres, ils me sont bien restés, car j’en ai l’usage pour mon commerce. Les lettres, hélas, depuis tout ce temps, me sont un peu brouillées, mais je sais encore écrire mon nom. »

Dans son dos, quelques soudards ricanent de cette prétention. L’accusé rentre un peu la tête dans les épaules, de crainte d’une nouvelle bourrade. Ces hommes d’armes, détachés de l’ost de Malvergne, sont saouls du matin jusqu’au soir. On croirait qu’ils fuient au fond d’un cruchon toutes les horreurs de la guerre. Mais le prisonnier les redoute moins que les deux sergents silencieux qui l’encadrent. Sur leur brigandine noircie sont brodés les pétales d’une douce-amère. Même sans ces armoiries sinistres, leur faciès mélancolique et leur regard absent suffiraient à les trahir. Ce sont des Dolents, les pires séides du culte du Desséché.

« Le malheur, chevrote Sabaude, il est venu de la mort de notre bon roi Maddan. La discorde a déchiré les grands seigneurs, qui se sont disputé la couronne. Par chez moi, la guerre a éclaté entre Monseigneur le Duc de Bromael et puis le duc d’Arches. Ils ont grossi leurs bans avec des compagnies de cotereaux sans foi ni loi. C’est une de ces troupes qui a mis à sac Le Mueperré ; je ne sais même pas quelle bannière suivaient ces brigands, je crois qu’ils se servaient surtout eux-mêmes. Le bourg n’a pas été détruit, mais un quartier est quand même parti en fumée. Mon pauvre maître a été chauffé dans son moulin, qui a brûlé jusqu’au sol.

 » Suite à ce pillage, le bourgmestre a décidé de lever une milice communale, pour pallier pareille catastrophe. Comme je me retrouvais à la rue, je me suis engagé. Je ne suis pas très courageux, mais enfin j’avais le gîte, le couvert, et la considération des voisins qui avaient survécu. Hélas ! Nous ne sommes guère restés à défendre les murs. Monseigneur le Duc avait un besoin pressant de troupes fraîches. Contre la garantie d’une bonne solde et des fonds nécessaires à la reconstruction, il a obtenu du bourgmestre le détachement de la milice de Mueperré dans son ost.

 » Je me suis donc retrouvé à servir dans l’arrière-ban au siège de Noant et au cours de la campagne du Fauvois. C’est là que j’ai appris les bases du métier. Attention ! Ne vous méprenez pas ! Il ne s’agissait pas de pillage, mais de picorée ! On avait reçu le droit ! Comme Monseigneur le Duc avait quelques soucis de trésorerie, il nous avait autorisés à nous payer sur le pays. Mais on faisait tout dans les règles ; on respectait la coutume, on reversait même son décime à Monseigneur.

 » Malheureusement, cette belle équipée a pris fin à la bataille de Montardin. Le comte de Floriscans a surpris Monseigneur le Duc ; la milice du Mueperré est restée en arrière-garde pour couvrir la retraite de Monseigneur, et toute la compagnie a été taillée en pièces. Je n’ai pas survécu parce que j’ai pris la fuite, loin de là. Il se trouvait que j’étais bien malade, figurez-vous. Des eaux croupies m’avaient donné un flux d’entrailles. J’étais caché dans un buisson, les chausses sur les chevilles, quand l’ennemi a passé sur le ventre de mes compagnons. »

 » Comme je ne pouvais guère faire la milice communale à moi tout seul, je me suis considéré délivré du contrat établi entre monseigneur le bourgmestre et Monseigneur le Duc ; au terme d’un voyage bien pénible à travers des comtés à feu et à sang, je suis retourné chez moi. Hélas ! Misère de moi ! Faute de milice communale, Le Mueperré avait été repris et incendié en mon absence, et il ne restait plus pierre sur pierre de ma bonne ville !

 » Vous conviendrez que je me retrouvais dans une terrible extrémité. Caché dans les ruines, tenaillé par la famine, j’ai médité toute une nuit sur mon triste sort. Que faire pour me sortir de la nécessité ? Je n’étais point dépourvu de ressources : j’avais appris deux métiers. Je savais faire le meunier et le soldat. La meunerie est une honnête condition, mais dans un pays que ravagent les bandes, où la friche envahit les champs et où les moulins pétillent sur les horizons, c’est une situation qui me semblait compromise. Quant au métier des armes, il m’apparaissait comme une bien noble profession, qui n’était pas sans présenter quelques opportunités par ces temps de brouilleries. Aurais-je été plus vigoureux, j’aurais sans doute couru cette carrière ; malheureusement, l’expérience m’avait enseigné que j’avais l’estomac un peu délicat pour une telle besogne. J’ai donc dû abandonner l’espoir de devenir capitaine. C’est à ce moment-là, compte tenu de mes compétences et des circonstances, que j’ai dû me rabattre sur un pis-aller. J’ai embrassé la vocation de chiffonnier.

 » De fait, après mûre réflexion, l’idée me paraissait assez bonne. En ces jours de restrictions et de disette, où les foires ne sont plus tenues, où les denrées se font rares, la friperie est un commerce utile, et même, si j’ose dire, une activité vertueuse, car elle permet aux pauvres gens de se refaire un petit trousseau, moyennant bien sûr un prix raisonnable.

 » C’est ainsi que j’ai intégré l’industrieuse société des goujats, cette vaste caravane qui met ses pas dans ceux de l’armée et sans laquelle nulle campagne ne pourrait se faire. Je dois bien reconnaître que le bagage d’un ost comporte son lot de rôdeurs et de gredins, comme les halles d’une ville sont infectées de tire-laine. Mais jamais, ô grand jamais ! je ne me suis mêlé à cette tourbe ! Je ne me rappelais que trop mon maître tourmenté dans son âtre pour me mêler aux bandes de chauffeurs ! Je ne craignais que trop la chaude-pisse pour frayer avec les filles de joie ! Je n’avais que trop peur de la corde pour m’acoquiner avec les margoulins qui détournent le ravitaillement ! Pour ma part, je ne fréquentais que les honnêtes gens : les gracieuses vivandières pourvoyant à l’appétit des soldats, les probes maquignons venus fournir le ban en chevaux de remonte, les changeurs prompts à convertir l’argenterie en monnaie sonnante et trébuchante.

 » Ma tâche était plus modeste. Elle consistait à chiner, dans les épaves qu’abandonnent les troupes en marche, les souquenilles et les broquilles dont je pouvais tirer un maigre bénéfice. Ma faible marge se trouvait compensée par l’abondance des trouvailles, car il est difficile d’imaginer tout ce qu’une armée peut perdre en route. De pleines charretées gisent parfois dans des fossés, des tentes et des piquets demeurent abandonnés en plein champ après une débâcle, tout un train d’intendance prend l’eau sur la berge d’une rivière quand une crue a noyé un gué… Voilà, mes révérends pères, la source de mes approvisionnements ! Vous voyez bien qu’il ne s’agit que d’honnête brocante, et que cela n’a rien à voir avec le délestage des défunts ! »

Le pauvre hère risque un sourire obséquieux pour manifester sa bonne foi, mais ce rictus sue l’angoisse. Ses juges restent de marbre un moment, puis, avec un soupir, le nécrophore Eristalis reprend la parole.

« Accusé, niez-vous avoir été pris sur le fait au cœur d’un charnier ?

— D’un charnier ? C’est beaucoup dire…

— D’après les listes dressées par nos greffiers, neuf cent quatre-vingt-deux dépouilles jonchent le lieu-dit de La Resoignie, où l’ost de Sa Majesté a repoussé l’armée des ducs félons. Cela vous semble-t-il trop peu pour mériter la qualification de charnier ?

— Je verrais plutôt cela comme un champ d’honneur, mon révérend père.

— Et que faisiez-vous donc au milieu de ce champ d’honneur ?

— Eh bien, c’est assez compliqué à expliquer, mon révérend père.

— Compliqué à expliquer ? Détrousser des cadavres ? N’est-ce pas plutôt compliqué à justifier ?

— Ah mais non ! Non ! Non ! Sauf votre respect, mon révérend père ! Je vaquais bien à mes petites affaires, mais soyez assuré que je ne touchais point aux défunts !

— Et à quelles affaires vaquiez-vous donc au milieu des morts ?

— Eh bien ma collecte habituelle. C’est fou, à l’occasion d’un combat, ce que les gens peuvent égarer ! Casques chus, armes lâchées, bardes arrachées, écus abandonnés, chaînes pectorales rompues… Un champ de bataille est semé d’objets perdus qui, grâce au dévouement de petites mains comme votre serviteur, se transforment en objets trouvés. Je suis d’ailleurs tout disposé à les rendre à leurs légitimes propriétaires, pourvu qu’ils me fournissent la preuve que ce matériel leur appartient bien. Mais jamais, ô grand jamais ! je ne m’abaisserais à dépouiller les morts.

— Dans votre besace, nos sergents ont confisqué onze bagues et anneaux. Alléguez-vous que vous les avez ramassés par terre ?

— Quelle trouvaille, n’est-ce pas ? Je les ai découverts dans le ballot d’une mule crevée. Je crois bien que je suis tombé sur le butin d’un fort méchant larron.

— Nos sergents rapportent que vous étiez armé au moment où ils vous ont appréhendé.

— Eh ! C’est une triste époque que nous vivons… Il faut bien se protéger.

— Votre gourdin était souillé de caillots et de cheveux.

— Que voulez-vous ! Il existe de fort vilaines gens qui rôdent sur les champs de bataille, et qui considèrent un honnête chiffonnier comme un concurrent indésirable. J’ai parfois dû assommer des fripons qui en voulaient à ma boutique.

— La gouttière de votre poignard était incrustée de sang. S’agit-il aussi de celui de ces fripons ?

— C’est qu’il m’a fallu me défendre des bêtes féroces. C’est une vraie misère, mais un beau champ de bataille attire quantité de charognards. Il n’est pas rare qu’on voie des loups ouvrir la panse d’un cheval ou se disputer un preux tombé. Mais les pires, ce sont les bandes de chiens sauvages. Ceux-là ne craignent point l’homme, et ils se montrent très menaçants. Il ne m’arrive que trop souvent d’en affronter.

— Donc, si nous soumettons votre coutelas à l’examen de nos augures, ils n’y trouveront que du sang animal.

— Je dois bien convenir qu’il m’est arrivé d’achever un ou deux blessés… Mais attention ! Ne tirons point de conclusions hâtives ! Je n’ai nullement commis des assassinats ! Parmi les victimes d’une bataille, il est de pauvres diables, affreusement navrés, qui peinent à rendre l’âme. Des misérables, toujours en vie, perdent leur cervelle par leur crâne béant, des moribonds retiennent à pleines mains leurs tripes tombées sur leurs genoux ! Ces malheureux, quand ils vous voient, ils vous supplient d’abréger leurs souffrances. Aussi, quoiqu’il m’en ait coûté, car j’ai le cœur sensible, je leur ai souvent accordé le coup de grâce. Après m’être assuré qu’ils avaient bien récité leurs prières, il va sans dire. Les pauvres gens ! Vous auriez vu la lueur de reconnaissance dans leurs yeux – du moins, chez ceux qui les avaient encore… Souvent, par gratitude, ils m’offraient leur petit pécule, préférant le léguer à une âme miséricordieuse plutôt que de l’abandonner aux hasards du pillage.

— D’après les déclarations de nos sergents, on a trouvé sur vous quatre aumônières et dix-huit bourses, contenant une somme totale de cent quarante-sept deniers et vingt-trois mailles. Devons-nous en inférer que sur le seul champ de La Resoignie, vous avez reçu donations de vingt-deux blessés qui vous ont réclamé le coup de grâce ?

— Vingt-deux ? Tant que ça ? Je n’aurais pas dit autant… Mais comme je ne suis point homme à fouiller les chausses, déchirer les ourlets ou découdre les ceinturons, il faut croire que je me suis montré plus miséricordieux que je ne le pensais… D’ailleurs, pour vous prouver ma bonne foi, je suis tout prêt à vous livrer un renseignement qui, j’en suis sûr, intéressera d’aussi pieux ministres du Desséché.

— Un renseignement ? Je vous croyais chiffonnier. Êtes-vous espion ?

— Oh non ! Du tout ! Du tout ! C’est par accident que j’ai découvert…

— Si vous n’êtes point espion, coupe le nécrophore, pourquoi suivez-vous l’ost de Sa Majesté alors que, selon vos déclarations, vous appartenez à l’arrière-ban de Bromael ?

— J’ai appartenu ! Nuance, nuance ! Depuis l’affaire de Montardin, je n’appartiens plus. Je suis à mon propre compte. Quant à mes relations avec diverses armées, la raison en est avant tout économique, mais cela ne signifie point que j’adhère à la rébellion contre l’autorité royale. Comme je vois bien que vous êtes d’intègres prélats, je vais vous faire une confidence. Je vous livre une petite ficelle de mon métier… Un bon chiffonnier, pour avoir accès à un approvisionnement régulier, doit marcher sur les talons d’une armée en pleine offensive, et non sur ceux d’une armée qui bat retraite. Sous peine de se trouver exposé à des malentendus assez désagréables avec les enfants perdus du ban qui avance sur les arrières des troupes qui reculent, si vous me suivez. Or donc, tant que les troupes de Bromael et d’Arches ont progressé en Malvergne à la poursuite de l’ost de Sa Majesté, j’ai emboîté le pas des armées félonnes. Mais depuis la bataille de Braionval, quand les troupes de Sa Majesté ont si rudement choqué l’ennemi et repris l’avantage, j’ai eu l’agrément de suivre l’ost royal. Pour des raisons certes boutiquières, auxquelles vous pourrez toutefois ajouter l’expression d’une loyauté indéfectible.

— Et ce renseignement, pourquoi ne pas l’avoir apporté avant de comparaître devant cette cour ?

— Eh bien, vos sergents m’ont interpellé juste au moment où je m’apprêtais à déposer !

— Accusé, cessez vos insolences ! Livrez plutôt vos informations sans barguigner ! Et soyez concis ; nous n’avons déjà que trop supporté votre verbiage. »

Le coquin bredouille quelques excuses contrites et proteste de sa déférence pour le tribunal. Un geste impatient du nécrophore tronque assez vite son boniment et l’amène à l’exposé de ses révélations.

« Depuis quelque temps, dans les territoires ravagés par les combats, quand les armées abandonnent un champ de bataille, il se passe des choses… Des choses terribles… Des choses que je frémis de rapporter…

— Voulez-vous parler des rapines ? Des famines ? Des épidémies ?

— Non, non ! Enfin oui, bien sûr, voilà d’horribles malheurs, mais, si vous me passez l’expression, ce sont les misères ordinaires de la guerre. Non, ce que j’ai découvert, c’est une abomination bien pire, un blasphème rampant, une véritable profanation ! Oui, une profanation abjecte ! Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle je suis heureux d’en témoigner devant de saints ecclésiastiques ! Qui d’autre que vous, mes révérends pères, pourrait conjurer cette sorcellerie ? J’espère, du reste, que l’importance capitale de mon témoignage achèvera de vous convaincre de ma dévotion, et me vaudra… »

Une quinte remontée de la poitrine creuse du nécrophore abrège la digression.

« Tout a commencé au lendemain de la bataille de Braionval, se précipite Sabaude. Enfin, du moins, je le crois, car c’est ce jour-là que, pour la première fois, j’ai constaté la manifestation de ces phénomènes répugnants. Peut-être, toutefois, y a-t-il eu plus tôt des signes précurseurs dont je ne me suis pas rendu compte… En effet, même après les combats, un champ de bataille est un lieu si fertile en horreurs qu’il est facile d’y confondre des atrocités ordinaires avec une épouvante plus profonde.

 » Ce matin-là, par une brume propice, je prospectais le terrain, en prenant bien soin d’éviter de marcher sur des restes. Au lendemain d’une bataille, le pré est tout sauf tranquille : nombre de blessés, estourbis pendant les engagements, se réveillent au milieu des défunts. Ça râle, ça se retourne et ça gémit dans tous les coins. On ne sait donc trop, parmi les corps, qui est vivant et qui ne l’est plus. Tel qui vous paraît simplement assoupi est froid comme la tombe ; tel autre qui est couché dans une position fausse, tout hérissé de traits, ouvre les yeux et tente de vous happer. Sans oublier les couards qui ont contrefait la mort pour échapper à un mauvais coup et filent ventre à terre quand ils craignent d’être découverts… Au début, toute cette agitation, ça a de quoi vous donner des palpitations ! Et puis, à la longue, on s’y fait… Peut-être un peu trop.

 » Or donc, au lendemain de Braionval, dans un brouillard à couper au couteau, le petit jour retentissait de gémissements et de sanglots. Il y avait peut-être plus de blessés qui se relevaient qu’à l’ordinaire ; dans l’atmosphère nébuleuse, je devinais des silhouettes plus ou moins cassées qui se redressaient et trébuchaient pour quitter ce lieu sinistre. Je prenais bien soin de les éviter, pour leur épargner d’inutiles alarmes. Et puis voici que j’ai la bonne fortu… la terrible tristesse de trouver un arbre tout chargé de pendus. Je fais ma petite prière pour le repos des défunts, il va sans dire, après quoi je m’en vais inspecter le pied de ce gibet. Il est certains apothicaires qui achètent en bon or la mandragore cueillie à l’ombre des pendus. Et là, messeigneurs ! Je n’en crois pas mes yeux ! Six pieds de mandragore ! Six pieds, pas moins, en train de bourgeonner sous la grappe de cadavres ! Je me glisse donc sous les orteils noirâtres, et armé de mon coutelas, je déracine les précieuses plantes.

 » Je venais de serrer la troisième mandragore dans ma musette quand j’entends un gargouillis désagréablement liquide, juste au-dessus de mon échine. Ce n’est point à d’aussi illustres embaumeurs que vous, mes révérends pères, que j’apprendrai que nos chers disparus ont parfois des relâchements d’entrailles… Je redresse donc prudemment le chef, car j’aurais été bien fâché de me retrouver conchié par un défunt. Et là ! Ah ! Misère de moi ! La Déesse me vienne en aide ! L’un des pendus, il se tortillait ! Le borborygme coulait de son cou essoré comme un torchon ! Et entendons-nous bien, mes révérends pères : je ne suis point fossoyeur, mais je m’y connais en cadavres. Ce quidam-ci n’était point un de ces chanceux que la corde n’étrangle qu’à moitié. Il était mort, tout ce qu’il y avait de plus raide ! Il tirait une vilaine langue, il avait la face aussi congestionnée qu’un coquard, le bout de son nez et son œil droit avaient été becqués par les corbeaux. Et pourtant, de la seule pupille qui lui restait, il me jetait un regard vitreux, et ses mains se convulsaient vers moi. Ouh ! Déesse Miséricordieuse ! Mon cœur a fait des bonds de cabri, et j’ai bien cru que c’était moi qui allais souiller mes chausses !

 » Tout à ma frayeur, j’ai décampé sans prendre garde où je courais ! Au bout de quelques pas, j’ai heurté de plein fouet un soudoyer qui trébuchait parmi les épaves. Déesse Miséricordieuse ! Le malheureux avait eu le haubergeon, la chainse et la poitrine ouverts à coups de hache, et j’ai senti toutes ses côtes craquer dans la bousculade. Pourtant, il ne saignait pas, il n’est pas tombé, il n’a pas même soupiré ; il m’a considéré d’un air morne, et il a tendu vers ma gorge des doigts aux ongles cassés.

 » J’ai filé sans attendre mon reste, vous pouvez me croire ! J’ai vidé les lieux, et du coup, ma moisson s’en est trouvée plutôt allégée. Pendant deux ou trois jours, j’ai tremblé comme une feuille ; et puis, avec le temps, je me suis raisonné. Pour me donner du cœur au ventre, j’avais peut-être bu un godet de trop. La piquette m’avait brouillé les idées, et j’avais pris pour d’affreux lémures des drôles pas tout à fait morts. J’ai fini par en rire. Par contre, mon commerce ayant souffert de cette débandade, j’avais besoin de me refaire. C’est pourquoi j’ai maraudé avec plus de zèle, soucieux de ne point rater la prochaine rencontre.

 » Ce fut, comme vous le savez bien, la prise de Brussidan. Terrible affaire ! L’ost de Sa Majesté, plein de vertueuse fureur, eut la main plutôt lourde ; sans la rivière qui traverse la cité, toute la bourgade aurait brûlé. À tout le moins la rive gauche échappa aux flammes, mais pas aux tueries. D’ordinaire, je n’aime guère exercer mon métier en ville : certes, il y a davantage de trouvailles à dénicher, mais dans les venelles engorgées de corps et de débris, la visibilité est mauvaise, les échappatoires incertaines ; l’on y court toujours le risque de tomber nez à nez avec une bande de routiers au coin d’une rue. Restait ce manque à gagner qu’il me fallait combler ! Quand la ville fumante se fut à peu près vidée de la soldatesque, je me suis faufilé dans la courtine. Le saccage ayant été exécuté dans les règles de l’art, il m’a fallu fureter un bon moment pour trouver quelques articles passables. Du coup, bien las à la fin du jour, je me suis barricadé dans la soupente d’une maison bourgeoise pour y piquer un petit somme… »

« L’inquiétude m’a tiré de très mauvais rêves. Il faisait nuit noire, mais quelques retours de feu repartaient sur la rive droite. Sur les quartiers épargnés par l’incendie pesait une torpeur accablée. Tout d’abord, je n’ai pas compris ce qui m’avait arraché au sommeil… Puis, en tendant l’oreille, j’ai saisi un frémissement vague : une rumeur sourde, qui battait faiblement la chaussée. Dans un noir de suie, un piétinement chancelant, un peu traînant, se déversait au fond des ruelles. J’ai ressenti une vraie chair de poule ; pas la peur bien vivante qui vous noue les tripes et vous sèche la gorge quand tout un conroi de chevalerie vous charge, non ; c’était une angoisse glaciale, remontée de la moelle, qui m’a hérissé tous les poils du corps.

 » En embuscade à la croisée, je ne voyais pas ce qui titubait juste sous ma fenêtre ; mais une centaine de pas plus loin, un carrefour se trouvait léché par les rougeoiements des brasiers. À contrejour, j’y ai discerné les ombres des marcheurs. Ils n’avaient pas l’air bien vaillants : on aurait cru des promeneurs un peu infirmes, qui flânaient les genoux roides et le dos ankylosé. Certains avaient la nuque bizarrement tordue. L’un d’eux n’avait qu’un bras. C’est à ce moment-là, je crois, que j’ai commencé à entendre des cris. Quelque part, dans le bourg dévasté, une voix saturée d’épouvante s’est mise à hurler un mélange de supplications et de sanglots.

 » Cela ne ressemblait pas du tout aux vilenies ordinaires de la guerre : il y avait de la sorcellerie dans cette nuit chargée de cendres. J’ai fait ce qui s’imposait : j’ai pris mes cliques, mes claques et la poudre d’escampette. Hors de question de filer par les rues, alors je me suis hissé sur les toits, et à la lueur des embrasements, j’ai joué les funambules. C’est du haut d’un pignon que j’ai découvert où se rendaient tous les noctambules. Ils affluaient vers une place où un grand charroi avait été abandonné. Il se trouvait chargé d’une cage, d’où jaillissaient les lamentations. Deux malheureux y étaient enfermés ; l’un d’eux se tenait prostré ; l’autre, en proie à une terrible panique, remplissait la ville abandonnée de ses cris. Les marcheurs s’assemblaient en foule autour de cette charrette d’infamie ; déjà, certains d’entre eux grimpaient sur les rayons des roues, empoignaient les barreaux, tendaient les mains à travers la grille… Je n’ai pas voulu en voir davantage ; j’ai regagné les remparts, au risque de me rompre les os.

 » Cet étrange sabbat m’avait secoué, vous pouvez me croire ! C’est à dater de cette nuit que j’ai décidé de rapporter au culte du Desséché ce dont j’avais été témoin. Profitant des désordres de la guerre, un odieux sorcier se livre à des rites blasphématoires sur les champs de bataille… Il arrache les défunts à leur dernier repos, pourtant durement mérité, et les transforme en marionnettes funèbres ! Vous conviendrez, mes révérends pères, qu’il s’agit là d’un très gros poisson, bien plus digne de comparaître devant votre tribunal qu’un inoffensif chiffonnier. Si je ne suis pas venu plus tôt dénoncer ces abominations, c’est en raison des périls et des désordres du conflit… Au milieu de toute cette désolation, il est difficile de trouver un moutier qui ne soit pas sens dessus dessous. Aussi, quand vos sergents me sont tombés sur le dos à La Resoignie, quoiqu’un peu fâché d’être pris pour un malandrin, j’y ai vu la main du dieu. Enfin, on m’allait mener à une juridiction compétente qui pourrait mettre fin à ces sacrilèges ! Ce souci d’avertir le culte vous convaincra, j’en suis persuadé, de mon indiscutable moralité. »

Un silence désagréablement long répond à la péroraison de maître Cufart. Puis, les trois juges se penchent les uns vers les autres et tiennent conciliabule à voix basse. Le prévenu étire le cou et tend l’oreille, mais ne parvient à saisir que d’inaudible murmures sous les capuces. Au terme d’une délibération plutôt brève, les ecclésiastiques opinent du chef et se redressent sur leurs cathèdres. Le nécrophore Eristalis reprend la parole.

« Accusé, lance-t-il, les nombreux indices et témoignages produits à charge sont accablants. Toutefois, nous avons également entendu votre défense ; bien que votre dénonciation des faits survenus à Braionval et Brussidan arrive tardivement et paraisse motivée par le désir de négocier l’indulgence de la Cour, nous enregistrons votre déposition et nous tiendrons compte de votre concours. Cela n’est pas suffisant à assurer votre relaxe mais le doute, quoique fragile, nous empêche de rendre une sentence définitive. Ce tribunal étant formé d’hommes de foi, respectueux du droit des personnes, y compris des plus odieux criminels, nous ne vous soumettrons point à la question. Malheureusement, la torture arrache parfois de faux aveux aux esprits faibles et ne favorise donc point la manifestation de la vérité. En conséquence, Sabaude Cufart, la Cour décide ce qui suit : un complément d’enquête concernant votre affaire est ouvert. Nul autre que le dieu n’étant capable de démêler la vérité, vous serez soumis à une ordalie. Il vous sera conféré séance tenante le Don d’Obscurité, et vous serez exposé en un lieu public. Si demain matin, personne n’est venu réclamer justice, les charges qui pèsent contre vous seront abandonnées et vous serez élargi. En revanche, si de nouveaux témoignages confirment vos méfaits, vous serez reconnu coupable. Pour votre pénitence, vous serez alors enrôlé dans la Legio Mortuosa de Son Éminence l’Archonte Repto, où vous remplirez la fonction d’enseigne lypéphore jusqu’à l’issue de la guerre. »

Tandis que Sabaude Cufart essaie de démêler cet arrêté obscur, dont il ne cerne que partiellement les conclusions, les trois ministres du Desséché se lèvent. Ils descendent de l’estrade ; l’un d’eux, visiblement âgé, prend appui sur l’épaule du nécrophore Eristalis. Ils se déploient devant l’accusé sur sa sellette et posent leurs senestres superposées sur sa tête. Ces mains frêles de vieillards pèsent un poids surprenant sur le chef du coquin, et diffusent dans sa cervelle un froid pénétrant, tandis que les prêtres psalmodient une mélopée assez longue.

Quand ils ont chanté le dernier verset, ils se retirent de quelques pas, et saluent légèrement l’accusé.

« Vous voici consacré, explique le nécrophore Eristalis. Vous luirez bientôt tel un fanal au milieu des ombres. Il ne reste qu’à conclure la procédure. C’est une formalité un peu désagréable, mais nécessaire. »

D’un geste ébauché, il invite les Dolents à agir. Les deux sergents entrent en action avec une efficacité détachée. Le premier se place dans le dos de Sabaude, pose ses paumes sur ses épaules et l’immobilise sous son poids. Le second lui fait face, et lui adresse un sourire vague, presque doux. Il saisit fermement son visage entre ses mains gantelées et lui enfonce ses pouces de fer au fond des orbites.

Sabaude braille, le crâne transpercé de ténèbres métalliques. En extrayant ses doigts, le Dolent inonde le visage du supplicié d’un ruisseau de sang et de caillots vitrés. Plongé dans une obscurité térébrante, l’âme ravagée de souffrance, Sabaude hurle, à s’en crever les tympans. C’est à peine s’il sent qu’on le délivre de ses chaînes, qu’on l’empoigne sous les aisselles, qu’on le traîne le long d’un parcours dont il ne saura jamais rien, enfermé à jamais dans son cachot de cécité et de géhenne.

À l’atmosphère plus crue qui lui tombe sur les épaules, peut-être devine-t-il qu’on l’a mené dehors. On le soulève sans ménagement, on le balance comme un sac, il choit plutôt rudement sur un plancher jonché de paille pourrie. Une grille est claquée à grand fracas. Un cocher lance des ordres, les fers de plusieurs chevaux crépitent sur le pavé, et le sol se dérobe sous le corps aveugle de Sabaude, qui rebondit sur une chaussée inégale. Au terme d’un parcours assez long, où chaque cahot a réveillé des aiguilles de feu, la charrette s’arrête. Alentour, montent les étreintes perfides d’une brume glacée, des remugles de terre retournée, d’urine, de crottin et de viande froide. En échangeant quelques mots avec les sergents de l’escorte, le cocher semble s’affairer. Ce n’est que lorsque Sabaude entend les sabots de l’attelage qui s’éloigne, alors que son véhicule demeure immobile, qu’il comprend enfin ce qui l’attend.

Il se redresse, se cogne rudement contre les barreaux de la cage. Il se remet à hurler, et cette fois il ne crie plus seulement de douleur, de l’horreur d’avoir été aveuglé, mais il s’époumone d’effroi. Il sanglote, il jure, il supplie qu’on ne l’abandonne point ainsi, au milieu du champ de bataille.

Les soudards qui l’ont mené jusque-là ignorent ses lamentations. Bientôt, le pas des chevaux décroît et s’amuït. Sabaude essaie d’étouffer ses cris, mais il ne peut pas, il a trop mal, il a trop peur ! Bien qu’il ait enfin compris ce qui l’attend, dans la nuit qui vient, il s’égosille de plus belle. Il glapit à s’en rompre la voix, et ses vociférations pleurardes parachèvent le charme…

Car, dans l’oreille flétrie de ceux qu’on a achevés pour quelques liards, dont on a tranché l’annulaire avec la bague, qu’on a dénudés jusqu’à l’os sur le gibet, ces gémissements célèbrent les premières mesures d’un cantique à réveiller les morts.