Chapitre 1

Par le truchement d’une discrète clochette, le maître des lieux indiqua à son domestique que l’heure était venue d’introduire Sachem Blight dans son bureau. Cela tombait bien : l’un comme l’autre n’en pouvait plus de l’odieux silence qui régnait depuis que le visiteur avait sonné à la porte de la demeure victorienne. Peu habitué à la présence obséquieuse du personnel de maison, Blight ne savait pas comment réagir face à ces gens-là. Devait-il se comporter comme s’ils n’existaient pas ? Engager la conversation avec le majordome pour essayer d’en apprendre plus sur son prochain client ? Son malaise devenait si palpable que le serviteur en était également mal à l’aise.

Nigel, qui cumulait depuis des années les fonctions de valet, chauffeur et intendant, avait à sa disposition assez de travail pour se donner une contenance. Engoncé dans un costume noir si amidonné qu’il en était devenu aussi rigide qu’une armure, le laquais papillonnait entre la dizaine de tâches réclamant son attention immédiate et lui évitant de rompre la salutaire distance que sa position imposait. Il ne perdait jamais tout à fait Sachem Blight du regard, toujours à l’affût d’un éventuel besoin à combler, mais il le faisait avec une discrétion si professionnelle qu’il était aisé de croire qu’il se désintéressait du visiteur. Il avait ainsi apporté un verre d’eau fraîche à Blight, qu’il avait déposé subrepticement sur un guéridon voisin, sans même prendre la peine de demander au visiteur s’il avait soif. Prévenir les désirs pour les satisfaire dans l’indifférence, tout un art de vivre. Paradoxalement, Nigel se sentait plus à l’aise en présence de personnes bien nées : elles le traitaient avec si peu d’égard qu’il pouvait les servir de manière automatique, presque désincarnée. Travailler pour de pareils gens ne nécessitait pas une once d’empathie, tandis que les olibrius comme Sachem Blight se montraient pénibles à côtoyer. Avec leur perpétuel air de commisération dans le regard, ils vous renvoyaient une image si piteuse de vous-même qu’ils étaient au final plus usants pour vos nerfs que la plus exigeante des employeuses.

Et donc, Sachem Blight, empêtré dans sa gaucherie, n’osait pas boire malgré sa gorge sèche, car il craignait que le verre, qu’il imaginait finement ciselé dans du cristal de Baccarat, n’explose entre ses doigts grossiers. Il observa Nigel briquer un objet de cuivre à l’aide d’un chiffon, puis jouer du tisonnier dans l’âtre, histoire de lui montrer qu’il avait bien conscience de tout le travail que le serviteur abattait dans la journée. Il détourna toutefois rapidement les yeux après avoir eu l’impression qu’il supervisait le majordome plus qu’il ne reconnaissait son labeur.

Les multiples bruits de la maisonnée comblaient le silence qui s’était installé entre les deux hommes. Nigel avait beau connaître les lieux comme sa poche, il ne pouvait éviter de faire grincer certaines lattes du plancher de bois précieux. Et l’imposante horloge à balancier de la maison rappelait régulièrement son existence par une série de bruits mécaniques. Toutefois, les sons qu’elle produisait n’étaient pas aussi libérateurs que celui, pourtant discret, de la clochette qui mit fin à ce calvaire. Nigel se précipita pour ouvrir la porte recouverte d’un précieux cuir chocolaté sur lequel quelques clous en laiton dessinaient des losanges boursouflés. Sa posture mi-guindée mi-obséquieuse indiqua à Sachem Blight, sans qu’il fût nécessaire de prononcer un mot, qu’il était temps pour lui de s’introduire dans le bureau de son client.

Curtis M. Jenkins prit le temps d’appliquer méthodiquement le tampon buvard sur le paraphe du chèque qu’il venait de remplir, avant de refermer le signataire et de le ranger bien à sa place, à un pouce du bord du bureau, puis de finalement lever des yeux ravis vers son invité :

« Ah, Mister Blight, quel plaisir ! »

Il arborait de luxuriantes rouflaquettes blanches qui encerclaient le tour de sa bouche d’impénitent fumeur de cigares. Sa chevelure, tout aussi drue, aurait pu servir de matière première à la création de la perruque d’un magistrat britannique.

Sachem Blight dégaina sa plus vigoureuse poignée de main :

« C’est un plaisir partagé, sir. »

Jenkins lui désigna d’un revers de la main un siège confortablement rembourré sur lequel Blight s’empressa de trôner en prenant garde à sa posture, sans croiser les jambes ni mettre le pied sur son genou, comme à son habitude quand il était nerveux. Une fois bien assis, Sachem s’agrippa à chaque bras du siège pour s’occuper ses mains et éviter qu’elles ne trahissent son inconfort. Il avait chaud.

De son côté, Curtis M. Jenkins savourait in petto le comportement quelque peu emprunté de ce grand gaillard. Fort de son expérience d’homme d’affaires, il savait comment s’y prendre pour décoincer les empotés de ce genre.

« Est-ce votre premier séjour à Montréal ?

— C’est… heu… bien le cas. Vous avez là toute une… ville.

— Ah, ça. Il y a bien des opportunités, dans cette province. Montréal change vite, elle a atteint une étape charnière de son développement.

— Je suis très étonné, pour tout dire : avec la crise boursière et tout ce chamboulement, je m’attendais à découvrir une ville assoupie. Et c’est tout le contraire : depuis que je suis descendu du train, je n’ai cessé de voir des bâtiments en construction et des rues en travaux. Comme si le roi George était à la veille de débarquer et que toute la ville se préparait en grande pompe à sa visite.

— Cette ville en avait bien besoin. Il était temps que les taudis laissent place à la modernité. »

En prononçant ces mots, Jenkins regarda par la large double-fenêtre de son bureau qui donnait sur les petits manoirs voisins, tous construits dans le style victorien qui faisait fureur depuis plus de quatre-vingt-dix ans chez les gens de sa distinction.

Sachem Blight relança :

« J’ai cru comprendre que vous preniez une part active dans cette modernisation ?

— À mon niveau, notre milieu se divise en deux catégories : d’un côté, les architectes de la verticalité, obnubilés par les gratte-ciel, à l’instar de mes confrères qui viennent tout juste d’ériger le Commerce Court North dans votre belle ville de Toronto. Trente-quatre étages de calcaire qui vous donnent le plus haut monument de tout le Commonwealth. Et puis, il y a les architectes de l’horizontalité, comme moi, avec mon pont du Havre. C’est déjà bien assez de travail que de superviser l’érection d’une telle structure d’acier au-dessus d’un fleuve comme le Saint-Laurent, je n’ai pas le temps de me gargariser sur une soi-disant vision avant-gardiste de ma construction. »

Les murs affichaient effectivement les croquis et les plans d’une longue armature de près de trois kilomètres de long devant relier l’île de Montréal au reste du Québec. Une photographie de la première pelletée de terre en 1925 mettait en scène quelques notables tout guillerets à l’idée d’endetter Montréal de vingt-trois millions de dollars avec ces travaux pharaoniques.

Pas peu fier, l’ingénieur continua sa présentation, habitué qu’il était à parler de son chef-d’œuvre :

« Non seulement c’est un pont novateur, mais qui plus est, grâce au rythme que j’ai imposé sur ce chantier, je suis sur le point de le terminer avec un an et demi d’avance sur le programme prévisionnel. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’exploit que cela représente dans notre milieu.

— C’est très certainement étonnant, je n’en doute pas une seconde. Toutefois, j’ai comme l’impression que vous ne m’avez pas fait venir pour couper le ruban d’inauguration, je me trompe ?

— À la bonne heure, vous allez droit au but, et c’est une qualité que j’apprécie au plus haut point. Votre nom m’a été transmis par mon ami Archie Sertigs. Nous sommes tous les deux originaires de Boston, pour tout vous dire, et nos familles se connaissent depuis toujours. Mes chantiers sont en grande partie équipés de matériel et d’outils produits par sa compagnie. Je ne fais pas confiance à l’outillage canadien, je préfère m’en remettre à une production qui a su faire ses preuves. Aussi quand sa chère Octavia a disparu pendant des semaines et que vous avez ramené la fille vagabonde, il m’a beaucoup parlé de vous. C’est bien simple, Archie vous est tellement reconnaissant que j’ai bien pensé, à un moment, qu’il allait finir par vous offrir la main d’Octavia.

— Et j’en aurais été honoré, croyez-le.

— J’imagine, c’est un excellent parti. Sachez cependant qu’elle a toujours été promise de manière informelle à Lloyd, mon benjamin, vous n’aviez aucune chance. Toujours est-il que son père m’a assuré que vous étiez un homme aux ressources insoupçonnées et aux résultats plus que probants, mais, en dehors de me révéler le montant des honoraires qu’il vous a versés, il est resté incapable de me dire ne serait-ce que l’intitulé de votre profession. Quel titre utilisez-vous sur votre carte de visite ?

— Je crains de ne pas en avoir à ma disposition. Par contre, ce que je peux vous dire, c’est que je suis un grand voyageur. J’ai été mousse sur un cargo, prospecteur en Australie, guide de caravane au Pakistan, cueilleur de coca dans les Andes… J’ai exercé tous les métiers imaginables sur tous les continents. Je dispose donc d’un vaste réseau de contacts à travers le monde. Pas nécessairement des gens de bonne moralité, pour tout dire, mais des personnes introduites dans de nombreux cercles. Lancez une fléchette au hasard sur une mappemonde et, pour peu qu’elle tombe sur un coin de terre, je suis à peu près certain de pouvoir localiser, a minima, dans un rayon de cent kilomètres, le cousin d’un collègue conscrit avec le type qui fut élevé par la même nourrice que la personne-clef de la région, laquelle pourra résoudre votre problème. Car c’est ce que je fais, la plupart du temps : je pars au loin pour retrouver des personnes en mauvaise posture, comme la délicieuse Octavia Sertigs. Je lutte contre la baedekerisation du monde, en quelque sorte. Vous connaissez ?

— Vous parlez des guides de voyage Baedeker ?

— Ceux-là mêmes. Vous n’imaginez pas le danger qu’ils représentent.

— Vous me surprenez. Pour en avoir feuilleté un ou deux à l’occasion, ils me paraissent bien inoffensifs. L’auteur vous renseigne sur les horaires des trains et les bonnes adresses à fréquenter sur place, c’est très utile.

— C’est justement là que réside le problème : à la lecture, ils donnent l’illusion que les pays les plus exotiques sont aussi bien organisés et sûrs que le nôtre. Ces guides vous font croire à longueur de pages que la vie sous d’autres latitudes est aussi confortable qu’ici. Si ces régions disposent d’horaires de train aussi réguliers que les nôtres, c’est donc que la vie y est réglée comme à New York ou Londres. Or, rien n’est moins vrai.

— Je ne m’en doutais pas le moins du monde…

— Que croyez-vous qu’Octavia soit allée chercher en Chine ? Le rassurant décor décrit par Baedeker : quelques monuments typiques, un festival folklorique et une adresse où il lui est possible d’acheter le Times avec quelques jours de retard. Elle a très probablement débarqué là-bas avec la même malle de voyage de marque Goyard que sir Arthur Conan Doyle, car c’est systématiquement ce modèle que ces jeunes gens choisissent quand ils traversent le monde en se prenant pour des aventuriers. Sauf qu’une fois sur place, la réalité se révèle tout autre. La jungle ou un village sur pilotis, cela ne ressemble pas tout à fait à une visite guidée au British Museum. Les traquenards pullulent, et les crapules locales sont bien contentes de croiser la route d’une jeune bostonienne qui s’est enfuie de chez papa-maman sur un coup de tête et qui erre, le nez plongé dans son guide de voyage, à la recherche d’un temple pittoresque. À la vérité, sous le prétexte de décrire scrupuleusement leur univers, les hommes comme Baedeker mentent à leurs lecteurs en taisant le quotidien sordide. Et comme le monde rapetisse sans arrêt à cause du train et de l’avion, les jeunes gens de bonne famille se retrouvent trop souvent au mauvais endroit au mauvais moment. Alors quand ils ne donnent plus signe de vie pendant une semaine, les parents comme vous doivent se tourner vers des personnes comme moi. Parce que j’ai déjà traversé ce coin de pays et que j’ai, en toute franchise, déjà commis les mêmes erreurs qu’eux quand j’avais quinze ans. Je connais le prix d’une boulette d’opium à Jakarta et comment négocier une rançon avec des indigènes, qu’ils soient wolofs ou paramacas. On ne me la fait pas, à moi : si je me rends sur place, c’est pour vous ramener votre progéniture saine et sauve. »

Curtis M. Jenkins n’avait pas interrompu la tirade de Blight. C’était exactement le genre de discours qu’il attendait de la part d’un quelqu’un recommandé par Archie Sertigs. Un spécialiste qui connaissait son affaire et qui ne s’en laissait pas conter. Certes, il plastronnait un peu (Sachem Blight devait avoir dans la trentaine, il était impossible qu’il ait autant parcouru le monde qu’il le prétendait), mais s’il avait été capable de localiser la petite Octavia au milieu de la Chine et de la ramener saine et sauve dans le Massachusetts, alors c’était son homme.

« Excellent ! Je vois que vous savez tout de la psychologie de ces jeunes écervelés. Effectivement, mon cadet, Stanley, est parti sur un coup de tête après un désaccord, disons... orageux. Je dois toutefois vous prévenir : mon fils est parti s’immerger dans un lieu vraiment hostile. Je ne suis pas certain que vous vous rendez bien compte de l’endroit où vous allez mettre les pieds.

— Allons donc ! Est-il au fin fond de la Russie ? Perdu dans les pays persans ? Naufragé sur la Terre de Feu ?

— Bien pire que cela : dans la partie francophone de Montréal. »

***

Nigel ayant servi aux deux hommes de quoi boire et grignoter, la discussion reprit à la seconde où le majordome s’éclipsa avec son plateau vide.

« Stan est également ingénieur. Il me seconde sur tous les aspects du projet. J’ai bon espoir qu’il pourra un jour s’installer aux commandes d’une construction aussi imposante. Seulement, vous connaissez les jeunes : ils sont parfois bornés. Nous nous accrochons souvent sur des détails insignifiants comme la politique. Rien de bien original entre un père et un fils. Dernièrement, j’ai haussé le ton car il devenait insolent. Il prétend que notre avance d’un an et demi s’est réalisée sur le dos des ouvriers que, soi-disant, j’exploite honteusement. Disons que comme beaucoup de ses semblables, il récite la propagande socialiste sans réaliser toute l’absurdité de ces fadaises marxistes.

— À votre connaissance, est-il membre d’un parti politique ? »

Jenkins fouilla quelques instants dans un tiroir pour sortir une carte d’adhésion.

« Oui, techniquement, c’est un membre en règle du parti libéral.

— J’ai comment l’impression que vous allez dire : “Mais…”

— Vous imaginez bien que s’il a endossé publiquement le gouvernement Taschereau, c’est uniquement pour que nous obtenions ce contrat. C’est un milieu compliqué, vous devez alimenter les caisses électorales du parti au pouvoir sans pour autant vous mettre à dos l’opposition, qui reviendra invariablement en selle un jour et ne doit pas avoir de bonnes raisons de vous refuser un projet lucratif. C’est pourquoi les choses sont réparties ainsi, entre nous : j’incarne le père de famille conservateur – c’est dans ce rôle que j’ai le plus de facilités à paraître crédible –, et Stan joue le jeune libéral en rupture politique avec la génération précédente. Je demanderais volontiers à mon benjamin de frayer avec les nationalistes québécois, par sécurité, mais comme je ne les imagine pas prendre le pouvoir, cela serait en pure perte.

— Vous me parliez de propagande gauchiste ?

— Au début, je pensais sincèrement que Stan glissait vers le syndicalisme par pur opportunisme. Et puis il a commencé à lancer des remarques désobligeantes à sa propre mère à propos des conditions d’emploi de notre gouvernante – elle est dans la famille depuis l’été de mes douze ans. J’ai compris trop tard qu’il s’était laissé prendre au jeu. À partir de cet instant, il a répété l’ABC du jeune communiste, un parfait petit perroquet, et nous n’avons plus eu un repas de famille serein. Un calvaire, vous dis-je. »

Sachem n’avait pas connu ce genre de tensions avec son propre père. Quand il était mort, en 1917, il avait quitté leur foyer depuis un moment pour aller vivre avec une autre femme. Blight n’avait pas transféré sa colère adolescente sur sa mère, déjà bien assez occupée par sa dépression.

« Je connais ce genre d’individus, nous avons eu à Toronto notre lot d’émeutes provoquées par des agents de Moscou. C’est généralement à l’université qu’ils s’initient à ce système de pensée. Via un professeur de philosophie un peu déluré, de retour après trois semaines de vacances en Europe, qui en revient avec un livre sulfureux qui circule dès lors dans un cercle de lecteurs avertis. Stanley est-il encore en contact avec ses amis de l’université ?

— Pas le moins du monde, pour la simple et bonne raison qu’il a étudié sur le même campus que moi, à Boston. Lors de notre déménagement à Montréal, il s’est assez plaint d’avoir perdu, par ma faute, le contact avec tous ses camarades.

— Est-il proche de certains hommes sur le chantier, dans ce cas ?

— Je n’ai jamais été le témoin d’une quelconque camaraderie. Il faut dire que je travaille surtout depuis ce bureau, je suis rarement sur les lieux mêmes du chantier. Mes responsabilités exigent que je conserve les distances, voyez-vous. Si Stan s’était autorisé une certaine proximité avec le personnel, les contremaîtres me l’auraient dit : ils se méfient particulièrement de ce travers chez les ouvriers canadiens-français. Ces gens-là sont notoirement vulgaires et n’ont aucun sens de la hiérarchie. Ils apostrophent subordonnés et supérieurs avec une égale désinvolture. Je ne parle par leur langue, mais on m’a rapporté qu’ils utilisent des tournures de phrase très impertinentes, même pour des journaliers.

— Et avec l’encadrement ? Stanley a-t-il des collaborateurs avec qui il s’entend bien ? Ou mal… »

Jenkins se tortillait dans son fauteuil, vexé de devoir répondre à des questions qu’il ne s’était jamais posées. Alors, il noya le poisson :

« Oui et non. J’ai essayé de lui enseigner une certaine retenue dans le travail. Je parlais de recul plus tôt, et c’est un mot d’ordre que j’applique sur tout le chantier. L’amitié est possible, mais uniquement si elle est transversale. Le chef d’équipe peut ainsi fraterniser avec quelqu’un de son rang, c’est même recommandé. Cela implique que les ingénieurs se limitent à leur pré carré sans se mêler au reste des travailleurs.

— Et du côté de ses passe-temps ?

— Oh, ne me lancez pas sur ce sujet : il est aussi attiré par les enseignes lumineuses de la rue Sainte-Catherine que l’est un papillon de nuit. Il rentre souvent à la maison aux petites heures, croisant Nigel qui débute sa journée. Je ne connais pas précisément le nom des établissements qu’il fréquente, mais notre comptable m’a appris qu’il y dépense une fortune. Et le matin, il n’est bon à rien avant onze heures ou midi. Je ne sais pas de qui il a hérité ces manies de noceur, mais ce n’est certainement pas de moi.

— Je suis désolé de vous mitrailler de questions de la sorte, toutefois, pendant que nous évoquons ce sujet : Stanley a-t-il, à votre connaissance, des problèmes de boisson ou, pire, de dépendances plus “exotiques” ? »

Sachem a réussit à prononcer ce dernier mot avec si peu de naturel qu’il était possible d’entendre les guillemets qui l’accompagnaient.

« Ma foi… Il est certain que la consommation d’alcool est ici bien différente. Nous avons des speakeasies à Boston, prétendre le contraire reviendrait à mentir, mais dans cette ville le gin et le whisky coulent à flots d’une manière indécente. Aussi, oui, Stan étant un jeune homme comme les autres, il lui arrive d’abuser des bonnes choses. Pas au point de nous faire honte, il demeure un gentleman avant tout. »

Les glaçons du verre de Curtis M. Jenkins n’avaient pas le temps de fondre qu’il s’était déjà servi une nouvelle rasade de son Straight Rye préféré.

« Et puisque nous en sommes aux questions indiscrètes : quid de ses amours ?

— Eh bien, j’ai quelques noms en tête, bien évidemment. Toutefois, même parmi la fine fleur de la bonne société locale, je ne lui ai pas trouvé la perle rare qui me fasse me dire “C’est la bonne !”. Comprenez-moi : nous ne sommes que de passage à Montréal, nous repartirons tôt ou tard pour les États-Unis. C’est pourquoi je n’ai jamais cédé à la facilité de lui faire épouser une Montréalaise ou même une Ontarienne.

— Je ne comprends que trop bien. »

À trente ans, Blight était lui-même toujours célibataire, ce qui commençait à le tarauder. Il se leva précipitamment de son fauteuil.

« Bien, bien, bien… Je crois que j’ai fait le tour, dans un premier temps. Avant que je ne jette un coup d’œil à la chambre de Stan, j’aurais encore deux points à aborder.

— Écoutez, je vous arrête tout de suite : je connais le montant de la somme que vous a versé Archie, aussi j’ai une bonne idée de vos tarifs, ne vous tracassez pas. Toutefois, comme vous n’allez pas partir aux antipodes pour retrouver mon Stan, je me disais que nous aurions pu convenir d’un accord plus raisonna…

— Vous vous méprenez, sir, je voulais plutôt connaître les indices qui vous inclinent à penser que votre fils se trouve actuellement dans le quartier francophone de la ville.

— Appelez cela l’instinct paternel. Stan maîtrise l’art de me pousser dans mes derniers retranchements. Il a le don pour appuyer là où ça fait mal. Et comme il sait pertinemment que c’est un coin de Montréal dans lequel je ne mettrais les pieds pour rien au monde, je suis prêt à vous parier mon billet qu’il s’est fait un devoir de s’y installer, rien que pour me faire rager.

— Dans ce cas, pourquoi faire appel à moi ? La police locale ou une agence de détectives feraient parfaitement l’affaire, non ? Je crois savoir que les Pinkerton ont une officine en ville. »

Le pouce coincé dans la poche de veston qui accueillait sa montre à gousset, Jenkins déplia de l’autre main la une du journal de la veille. Sur le bureau encombré de paperasse, The Gazette étalait sur trois colonnes un scandale municipal incriminant un élu que Blight ne connaissait évidemment ni d’Ève ni d’Adam. Une histoire de canalisation qui avait rouillé prématurément, la mairie ayant voulu faire des économies sur les matériaux. En cédant, le conduit avait libéré assez d’eau pour inonder plusieurs logements en demi-sous-sol et la cave d’un épicier renommé. Un cliché montrait un jambon fumé ainsi qu’un chapelet de saucisses flottant au milieu du cellier submergé par un liquide malpropre.

« Tenez, voilà à quoi ressemble la presse locale. Toujours en quête d’un bouc émissaire au lieu de reconnaître l’inéluctable travail de sape de la fatalité. Dites-vous bien qu’à la seconde où je m’ouvrirai de la disparition de Stan à la police, un sergent s’empressera de vendre l’histoire au plus offrant. Les rédactions raffolent du sang des bonnes gens qui ont trop bien réussi. »

Sachem comprit alors qu’il n’en tirerait pas plus de Curtis M. Jenkins. Du moins pas sans subir un tombereau de banalités, ce pour quoi il n’avait pas la patience.

***

Nigel se dirigea vers les quartiers de Stanley sans que Sachem eût besoin de le lui demander à haute et intelligible voix. Les marches de l’escalier, recouvertes d’un tapis fatigué par les allées et venues de la maisonnée, étaient maintenues en place par des tiges de cuivre jaune piquetées de vert-de-gris.

Sur les quelques portraits accrochés aux murs de la gentilhommière, les sujets peints affichaient des mines accablées, endimanchés dans des tenues vieillottes. Sachem avait du mal à leur trouver un air de famille avec Jenkins père. Sans doute était-ce de la parenté du côté de Madame, étonnamment absente des discussions entre Blight et son époux.

Un jeune homme d’une vingtaine d’années vêtu d’une veste de tweed et d’impeccables bottes cirées (on y reconnaissait le coup de chiffon lustrant de Nigel), sortait justement de sa chambre avec à son bras un fusil de chasse, cassé en deux pour ne pas faire feu par inadvertance.

Surpris de tomber sur Nigel et un invité dont il ignorait tout, le chasseur eut un instant d’hésitation un peu bête avant de se ressaisir et d’exécuter un demi-tour, feignant d’avoir oublié quelque chose dans sa chambre. Il referma la porte derrière lui, comme si les deux hommes risquaient de le suivre.

Puisque Curtis M. Jenkins avait évoqué Lloyd au cours de son entrevue avec Sachem, ce dernier ne s’étonna pas de cette rencontre fugace, malgré sa conclusion abrupte. Il préféra toutefois en demander la confirmation à Nigel : « Lloyd, je présume ? »

Le majordome opina, sans donner à Blight le moyen de déterminer s’il était muet ou non.

Comme le fils Jenkins transportait son arme sans housse de protection, Sachem en conclut qu’il s’apprêtait à en faire usage dans le vaste parc de la propriété.

« Il doit aimer le tir aux pigeons. »

C’était plus une question qu’une affirmation, mais Nigel profita de l’absence d’interrogation pour ne pas répondre, se contentant de lever les yeux au ciel d’un air las. Il ouvrit la porte de la chambre de Stanley Jenkins avec brusquerie, suffisamment fort pour que la poignée aille cogner contre le mur, au risque d’abîmer le papier peint. Puis il retourna vaquer à ses devoirs domestiques, abandonnant Sachem sur le seuil.

L’endroit, propre, ne devait pas uniquement son apparence aseptisée au travail consciencieux de la femme de ménage : l’occupant de cette chambre était un tatillon. Les livres sur les étagères ne s’ordonnaient nullement selon un banal ordre alphabétique, mais répondaient à une disposition plus complexe qui prenait en compte la maison d’édition, la taille de l’ouvrage et la composition générale de la rangée de livres. Les photos d’œuvres architecturales censées égayer les lieux montraient des formes symétriques où les agencements de béton et d’acier ne brillaient pas particulièrement par leur extravagance. Le contenu de la garde-robe, plié avec un soin méticuleux, offrait au regard un camaïeu grisonnant qui suintait la monotonie d’une vie trop bien ordonnée.

Oh, le locataire s’autorisait quand même le luxe d’une collection iconoclaste, sous la forme d’un assortiment de pièces de jeu d’échecs. Mais uniquement des cavaliers, ce qui laissait en suspens la question de savoir comment Stanley Jenkins procédait. Achetait-il chaque fois un ensemble complet pour ne garder que quatre pièces et se débarrasser du reste au feu ? L’ajustement millimétré des figurines sur différents rayonnages de la chambre mettait cependant à mal l’apparente loufoquerie de cette collection très parcellaire. Là encore, les cavaliers n’étaient pas disposés au petit bonheur la chance, mais respectaient un agencement bien précis basé sur l’alternance du noir et du blanc, la matière dans laquelle la pièce avait été ciselée et, enfin, sa taille. Certaines ne représentaient qu’une tête de cheval stylisée, d’autres mettaient en scène de véritables chevaliers, avec armes et bagages.

Blight devinait dans le choix du cavalier l’aveu d’un jeune homme se pensant imprévisible mais dont les déplacements, dans les faits, étaient faciles à anticiper. Stanley était donc vraisemblablement caché dans un endroit a priori improbable qui deviendrait évident lorsque Sachem aurait appris à imiter le raisonnement faussement alambiqué du jeune ingénieur. D’autant que, d’après les vagues souvenirs de Blight, le cavalier était la figurine du jeu d’échecs la plus souvent jouée en ouverture, mais qui voyait ensuite sa valeur stratégique ne cesser de décroître à mesure que l’échiquier se vidait.

D’ailleurs, d’échiquier ou d’ouvrage spécialisé, il n’y en avait pas l’ombre d’un dans la chambre, ce qui renforçait l’impression d’affectation calculée de la disposition de ces pièces. À bien des égards, les quartiers de Stanley ressemblaient à la fausse chambre funéraire d’une pyramide. Les voleurs leurrés croyaient pénétrer dans le Saint des Saints, alors qu’en vérité, le pharaon reposait bien tranquillement dans un refuge inaccessible au cœur du tombeau. Pour Sachem, qui avait aussi roulé sa bosse dans les méandres du Nil, les véritables appartements de Jenkins junior n’étaient pas ceux que l’on s’était empressé de lui faire visiter. Il devait y avoir une garçonnière, quelque part en ville, le tout était d’en trouver l’adresse.

Cela raviva en Blight le souvenir des heures harassantes qu’il avait passées à arpenter le plateau de Saqqarah, à la recherche de la pyramide perdue d’Ânkhésenpépi Ière. Au lieu de découvrir le sarcophage de la reine, il n’avait déterré, après des jours sans fin de piochage et d’étayage, qu’un mastaba ordinaire où l’artefact le plus précieux sur lequel il avait mis la main avait été le corps parfaitement momifié d’un taureau autrefois sacré. Quelle amère déception, après s’être usé le dos à creuser le sol arid… Bang ! Bang !

Les coups de feu dispersèrent aussitôt les souvenirs conjurés par la chambre mortifère de Stanley Jenkins. Les deux détonations crispèrent les muscles de Sachem Blight, qui se retrouva sur la défensive, les sens aux aguets. La courte pétarade provenait du jardin ; il se précipita à la fenêtre pour apercevoir Lloyd Jenkins. Il éjectait les deux cartouches encore fumantes de son fusil à double gâchette et les remplaçait, d’un geste mille fois effectué, par de nouvelles munitions puisées dans sa cartouchière. Il portait beau et, désormais dans son élément, se dotait soudain d’une certaine grâce qui faisait oublier le jeune homme penaud croisé dans le couloir. Une fois l’arme rechargée, Lloyd l’épaula en direction de Nigel, qui se tenait à plusieurs dizaines de mètres du fils Jenkins, entouré par des casiers en osier. Sur un mot d’ordre aboyé par le tireur, le majordome ouvrit un des compartiments en saule tressé et libéra un pigeon, qui s’envola sans demander son reste.

L’oiseau voleta en ligne droite à travers le jardin, le premier tir de Lloyd, au jugé, le manqua totalement. Le second, en revanche, stoppa net la course du ramier dans un amalgame de plomb et de plumes ensanglantés. Le corps du volatile plongea dans un fourré, où il ferait plus tard le délice des chats du quartier, qui avaient vite appris à marauder dans le jardin sitôt la série de déflagrations terminée.

Pour magistrale que fût la démonstration, elle n’impressionna nullement Sachem Blight, qui était habitué à chasser des proies sauvages autrement plus dangereuses que des volailles élevées en cage. Il snoba donc le reste de l’entraînement du benjamin de la maison pour retourner fouiner dans la vie de Stanley.

***

Son enquête initiale achevée, Sachem s’éclipsa par le grand escalier tapissé sans croiser âme qui vive. Madame Jenkins prenait les eaux chez une cousine, selon les dires de son mari, il n’aurait donc pas la possibilité d’obtenir un portrait plus maternel de Stanley.

L’aventurier avait retrouvé son chapeau et son manteau accrochés à une patère. Il pensait disparaître par la porte de devant, pendant que Nigel s’affairait à coordonner son ballet aérien, quand Curtis M. Jenkins apparut dans son dos pour lui transmettre une enveloppe et une ultime consigne :

« Comme convenu, voici une avance sur vos honoraires. S’il s’avérait que Stan s’est... comment dire... montré négligent, et qu’il a mis une jeune fille dans l’embarras, j’ai ajouté quelques billets afin de vous défrayer pour des coûts médicaux qu’une telle situation engendrerait. Puisque vous vous faites fort d’être une personne pleine de ressources, je n’ai aucun doute que vous saurez trouver un médecin compétent, le cas échéant. »

Sur ce, l’ingénieur donna congé à son invité en lui ouvrant la porte d’entrée en guise d’au revoir. Un peu plus bas dans l’allée, le chauffeur de taxi attendait Sachem Blight, le nez plongé dans la mécanique de sa berline. C’était une vieille Ford T, comme il n’en sortait plus des usines de Détroit, que les hivers québécois avaient maltraitée. Son propriétaire s’efforçait de camoufler l’usure prématurée de l’engin, jouant de la brosse métallique afin de repousser l’invasion inéluctable de la corrosion, mais la suspension grinçait au moindre dénivelé.

« Monsieur souhaite-t-il retourner à l’hôtel ?

— Non, j’ai rendez-vous dans une école. Villa Maria, cela vous dit quelque chose ? Je ne connais pas l’adresse.

— C’est situé dans Notre-Dame-de-Grâce. C’est un petit peu excentré, mais c’est à un jet de pierre d’ici, je connais bien. »

Bien qu’anglophone, le chauffeur de taxi avait prononcé le nom de ce quartier à la française.

Lors de l’ouverture de la portière côté passager pour faire monter Sachem, les gonds grincèrent sinistrement. En revanche, il ne fallut que deux vigoureux tours de manivelle pour que le moteur vrombisse.

C’est en essayant de trouver une position confortable sur la banquette arrière que Sachem aperçut la photographie de l’épouse du chauffeur, accrochée au tableau de bord dépouillé de la Ford T. Son sourire figé accompagnait le jeune marié où qu’il aille, posant sur lui un regard amouraché. Blight réalisa qu’il n’avait vu aucun cliché de Stanley Jenkins et qu’il ne savait donc toujours pas réellement après qui il courait.