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LE PIC DE L’ÉTERNELLE LUMIÈRE

Mikhaïl Martynov avait consacré son existence à l’étude du soleil. Et dès l’instant où il le vit, à l’aube de cette funeste journée, il sut au plus profond de son être qu’il y avait un problème.

— Bonjour, Mikhaïl. Il est 2 heures, heure de la Lune. Bonjour, Mikhaïl. Il est 2 h 00 min 15 sec. Bonjour…

— Merci, Thalès.

Il était déjà debout, frais et dispos. Comme toujours, il s’était réveillé une minute avant l’heure programmée, sans avoir besoin d’attendre le murmure électronique de Thalès : ses horaires étaient indépendants de l’heure de Houston à laquelle le reste de la Lune était astreint.

Mikhaïl était un homme d’habitudes et sa journée allait commencer, comme chacune de ses longues veilles solitaires dans cette station d’observation météorologique spatiale, par une promenade au soleil.

 

Il déjeuna en vitesse d’un concentré de fruits, et d’eau. Il buvait toujours son eau pure, jamais dénaturée par des granulés de café ou des feuilles de thé, car c’était de l’eau de la Lune, résultat de milliards d’années de lente accrétion cométaire, désormais extraite et traitée pour lui par des robots qui avaient coûté des millions de dollars : elle méritait d’être savourée.

Il s’introduisit rapidement dans son scaphandre spatial. Confortable et simple d’emploi, ce dernier constituait l’aboutissement d’une soixantaine années d’évolution de l’encombrante tenue portée par les astronautes des missions Apollo. En outre, c’était un équipement intelligent, au point qu’il aurait pu, selon certains, sortir se promener tout seul à la surface.

Scaphandre intelligent ou non, Mikhaïl procéda méticuleusement à une série de vérifications manuelles de ses systèmes vitaux. En dehors de l’omniprésence électronique de Thalès, il vivait seul au pôle Sud de la Lune et tout le monde savait que la faible pesanteur rendait idiot. Mikhaïl était conscient de l’importance qu’il y avait à se concentrer sur les tâches nécessaires à sa survie.

Il ne lui fallut malgré tout que quelques minutes pour se retrouver hermétiquement enfermé dans le chaud cocon du scaphandre. À travers la légère distorsion de sa visière prismatique, il jeta un coup d’œil à son petit module d’habitation. Debout au milieu de son fouillis de linge et de vaisselle sales, il se sentait déplacé dans sa tenue pressurisée d’homme de l’espace.

Avec l’aisance issue d’une longue pratique, Mikhaïl passa alors dans la chambre de décompression, puis dans le petit sas antipoussière, et sortit à la surface de la Lune.

Il se retrouva à mi-hauteur de la paroi d’un cratère, dans une ombre que combattait uniquement une maigre lumière artificielle. Au-dessus de lui, le ciel silencieux était peuplé d’étoiles. En regardant en l’air – à cause de la rigidité du scaphandre, il devait se pencher en arrière pour y arriver –, il pouvait distinguer sur les hauteurs d’éblouissantes flaques de lumière aux endroits éclairés par les rayons rasants du soleil. Des alignements de panneaux solaires et une batterie d’antennes, ainsi que les capteurs solaires constituant la raison d’être de la station du Service de météorologie spatiale, y avaient été installés.

Creusée dans la paroi du cratère Shackleton, la station faisait partie des plus petits habitats de la Lune. Elle était composée de quelques dômes gonflables reliés par des tunnels et recouverts d’une couche de poussière lunaire gris anthracite.

En soi, cet habitat ne payait peut-être pas de mine, mais il était situé dans l’un des lieux les plus remarquables de la Lune. Contrairement à celui de la Terre, l’axe de rotation de cet astre est très peu incliné : les saisons y sont inexistantes. Et, au pôle Sud, le soleil ne monte jamais haut dans le ciel. Les ombres y sont toujours allongées et, en certains endroits, permanentes. La zone dans laquelle se tenait Mikhaïl était donc restée plongée dans l’obscurité pendant des milliards d’années, jusqu’à l’arrivée des humains.

Mikhaïl regarda vers le bas, par-delà les légères protubérances des dômes de la station. Au fond du cratère, les projecteurs révélaient un enchevêtrement de carrières parcourues par de lourdes machines. Des robots s’y activaient à extraire le véritable trésor local : l’eau.

Quand les astronautes des missions Apollo avaient rapporté leurs premiers échantillons de roche et de poussière, les géologues avaient été sidérés de ne pas y trouver la moindre trace d’eau, pas même en combinaison chimique au cœur des minéraux. Il leur avait fallu des dizaines d’années pour comprendre. La Lune n’était pas une sœur de la Terre, mais sa fille, engendrée aux tout premiers temps du système solaire par une collision avec un autre corps céleste qui avait fracassé la Terre primitive. Les débris ayant par la suite fusionné pour former la Lune avaient été chauffés à blanc. Toute trace d’eau avait ainsi disparu. Plus tard, des comètes s’étaient écrasées sur la Lune. La plus grande part des milliards de tonnes d’eau apportées par ces impacts se volatilisait instantanément. Mais une trace, une simple trace, avait trouvé son chemin vers le fond des cratères polaires plongés dans une obscurité permanente, comme une offrande liquide à la Lune pour se faire pardonner les circonstances de sa naissance.

À l’aune des critères terrestres, l’eau était plutôt rare sur la Lune – il n’y en avait guère plus que l’équivalent d’un lac de taille respectable – mais pour les colons humains c’était un trésor inestimable, valant beaucoup plus que son poids en or. Elle revêtait aussi une grande importance pour les scientifiques, car elle témoignait de millénaires de formation et offrait des indices indirects sur l’origine des océans terrestres, eux aussi engendrés par la chute de comètes.

L’intérêt que Mikhaïl portait à cet endroit ne tenait pourtant pas à la glace lunaire, mais aux feux du soleil.

 

Il tourna le dos aux ombres et entreprit de gravir la pente vers la lumière. Le chemin était une simple piste tracée par les passages répétés d’êtres humains, bordée de petits globes lumineux accrochés à des poteaux que tout le monde appelait des réverbères et qui permettaient de voir où on posait les pieds.

La pente était raide, chaque pas demandait un effort, même dans la faible pesanteur lunaire. Le scaphandre de Mikhaïl lui venait en aide. Au milieu du ronronnement ténu des servomoteurs, son exosquelette faisait écho au chuintement des pompes et des ventilateurs s’activant pour dissiper la condensation à l’intérieur de la visière de son casque. Mikhaïl commença bientôt à éprouver une agréable fatigue musculaire : cette marche était sa promenade quotidienne.

Il atteignit enfin le sommet et émergea en pleine lumière. Une petite collection de robots détecteurs étaient regroupés à cet endroit, observant le soleil avec leur infinie patience électronique. Mais l’éclat de celui-ci était trop fort pour les yeux de Mikhaïl et sa visière s’opacifia rapidement.

Autour de lui, la vue était encore plus spectaculaire, et complexe. Il se tenait sur le rebord de Shackleton, un cratère de relativement petite taille, mais qui, du côté ouest, recoupait la circonférence de deux autres cratères. Le paysage était un prodigieux fouillis : l’autre côté des cratères disparaissait derrière l’horizon lunaire, mais une longue pratique avait entraîné Mikhaïl à distinguer les chaînes de montagnes légèrement incurvées marquant le périmètre de ces balafres entrecroisées. Et le relief de l’ensemble était accentué par la lumière rasante du soleil qui, dans sa ronde sans fin sur l’horizon, projetait des ombres allongées tournant telles les aiguilles d’une horloge.

Le pôle Sud avait été modelé quand la Lune était jeune par un impact colossal. Le cratère ainsi formé était devenu le plus profond de tout le système solaire et présentait le paysage le plus torturé de cet astre. Il aurait été difficile d’imaginer plus grand contraste avec la plaine basaltique de la mer de la Tranquillité, loin au nord, près de l’équateur, là où s’étaient posés Armstrong et Aldrin.

Ce pic était un lieu particulier. Même ici, parmi les montagnes du pôle, la plupart des endroits connaissaient une période nocturne quand l’ombre mouvante d’un cratère occultait la lumière. Les hasards de la géologie en avaient fait un piton un peu plus haut et escarpé que ses voisins, si bien que l’ombre n’atteignait jamais son sommet. Alors que la station, à peine quelques pas plus loin, gisait dans une obscurité perpétuelle, lui se trouvait en permanence éclairé ; c’était le pic de l’Éternelle lumière. Il n’existait rien de tel sur la Terre, à cause de l’inclinaison de son axe, et pas plus d’une poignée de lieux comparables sur la Lune.

Il n’y avait là ni matin ni vraie nuit ; ce n’était donc pas étonnant si l’horloge personnelle de Mikhaïl avait divergé par rapport à celle du reste des habitants de la Lune. Ce paysage, immuable et insolite, il avait appris à l’aimer. Et il n’existait pas de meilleur endroit dans tout le système Terre-Lune pour étudier le soleil, qui ne se couchait jamais dans ce ciel dépourvu d’atmosphère.

Ce jour-là, pourtant, quelque chose tracassait Mikhaïl.

Il était seul, bien sûr ; il était inconcevable que quelqu’un ait pu s’approcher de la station sans qu’une centaine de systèmes automatiques l’en avertisse. Les sentinelles silencieuses des dispositifs d’observation du soleil ne semblaient pas avoir été perturbées ou modifiées, elles non plus ; même s’il lui aurait fallu pour le vérifier, plus d’un coup d’œil à leur carcasse enveloppée d’un épais blindage antimétéorites et de kevlar. Quel détail qui l’avait donc troublé ? Le calme imperturbable de la Lune n’était pas le lieu idéal pour se laisser aller à de telles impressions : il frissonna malgré la confortable chaleur de son scaphandre.

Puis il comprit.

— Thalès, montre-moi le soleil.

Mikhaïl ferma les yeux et se tourna vers ce dernier.

Quand il les rouvrit, il contemplait un soleil étrange.

Le centre de sa visière occultait la plus grande partie de l’éclat de l’astre, mais il pouvait distinguer autour le rayonnement diffus de la couronne solaire, large de plusieurs fois son diamètre. Elle possédait une texture onctueuse qui ne manquait jamais de lui évoquer la nacre. Mais il n’ignorait pas que cette apparente douceur dissimulait une violence électromagnétique dépassant de loin toute technologie humaine… violence qui était précisément la cause principale des dangereux phénomènes météorologiques spatiaux qu’il avait consacré sa vie à surveiller.

Au centre de la couronne, il voyait le disque du soleil lui-même, réduit par les filtres de sa visière à un rougeoiement de charbon incandescent. Il demanda un agrandissement et distingua les mouchetures des immenses cellules de convection recouvrant la surface du soleil qu’on appelait des granules. Et, à peine visible près du centre même du disque, une tache plus sombre… manifestement pas un granule : quelque chose de beaucoup plus vaste.

— Une région active, murmura-t-il.

— Et une grosse, répondit Thalès.

— Je n’ai pas mes notes sous la main… C’est bien 12 687 que je vois ?

Depuis des dizaines d’années, les humains donnaient des numéros aux régions actives, sources des éruptions et autres perturbations, qu’ils observaient sur le soleil.

— Non, répondit doucement Thalès. La région active 12 687 est en phase décroissante, un peu plus à l’ouest…

— Alors, quel…

— Cette région n’a pas de numéro. Elle est trop récente…

Mikhaïl siffla entre ses dents. Les régions actives mettaient habituellement des jours à se former. En étudiant les résonances du soleil, ces immenses vagues sonores qui traversent lentement sa structure, on pouvait généralement détecter les régions actives de son autre face avant même que sa majestueuse rotation permette de les voir. Pour celle-ci, il semblait en aller autrement.

— Le soleil est agité, aujourd’hui, murmura Mikhaïl.

— Le ton de ta voix est inhabituel, Mikhaïl. Soupçonnais-tu l’existence de cette région active avant de me demander l’affichage ?

Mikhaïl avait passé beaucoup de temps seul en compagnie de Thalès et cette manifestation de curiosité lui parut naturelle.

— On finit par sentir ce genre de choses.

— Le système sensoriel humain demeure un mystère, n’est-ce pas, Mikhaïl ?

— Oui.

Mikhaïl aperçut un mouvement du coin de l’œil. Il se détourna du soleil. Quand sa visière s’éclaircit, il distingua une lumière qui avançait dans sa direction parmi les ombres lunaires. C’était pour lui un spectacle presque aussi inhabituel que la surface perturbée du soleil.

— Il semblerait que j’aie de la visite. Thalès, tu ferais bien de t’assurer que nous avons assez d’eau chaude pour la douche.

Mikhaïl commença à redescendre le sentier, faisant bien attention à l’endroit où il posait les pieds malgré son excitation croissante.

— On dirait que la journée va être chargée, constata-t-il.