Le visage tendu, les yeux rivés sur l’avion, Claudia attendait avec anxiété l’ouverture de la porte. Rien d’autre n’existait.

Son imperméable ouvert malgré le vent et la bruine, elle tortillait nerveusement le pendentif qui tombait sur sa blouse : une espèce de squelette de poisson en or dont la tête était plaquée noir.

Klaus revenait.

 

L’homme stabilisa son arme.

Le visage de la jeune femme surgit dans la lentille et se précisa jusqu’à ce que la mise au point sur les yeux soit parfaite. Cheveux noirs, traits fins, bouche plutôt petite, il se dégageait d’elle une impression de classe et de raffinement. Mais ce qu’on remarquait le plus, c’étaient ses yeux. Des yeux mauves et très brillants, comme si des larmes retenues intensifiaient leur éclat.

Il devait être difficile, songea l’homme, de résister à une certaine fascination. Puis elle tourna la tête. Elle était maintenant de profil. Le travail serait plus aisé.

 

Klaus fut la troisième personne à franchir la porte de l’avion.

Il était heureux d’être vivant. Une fois encore, il avait réussi à s’en sortir. Compte tenu des circonstances, cela défiait les statistiques.

Il songea un instant à toutes les précautions qu’il avait dû prendre, probablement sans raison, aux rapports expédiés à deux adresses différentes, à l’argent qu’il avait déposé dans divers comptes, au cas. Toujours suivre la procédure…

Puis il la vit.

Elle était debout près de la barrière. Son imperméable s’ouvrait sur une immense tache mauve. Elle avait mis la robe qu’elle portait la dernière fois.

Ainsi, elle était venue…

 

Le tireur essaya d’améliorer la mise au point en s’aidant de la petite croix, au centre de la lentille. Il la fixa tour à tour sur les cheveux de la jeune femme, sur sa bouche, délicate et sensuelle, sur sa joue, avant de revenir aux yeux. Il fit un dernier ajustement pour améliorer le détail des cils, puis il déplaça son objectif vers la gauche, exactement à la hauteur des yeux, sur une cible imaginaire.

Il ne se sentait pas bien. À la vue de la femme en mauve, un malaise confus l’avait envahi, comme si des choses sombres et pesantes remuaient dans sa mémoire…

Heureusement, dans quelques minutes, le travail serait terminé.

 

Klaus avait disparu pendant deux ans. Puis elle avait reçu un télégramme. Juste quelques mots : « Je reviens. Jeudi. Sept heures. » Suivait le nom d’un aéroport régional.

Elle n’y avait pas vraiment cru. Pourtant, il était là. Avec la même expression un peu ironique sur le visage. Mais quelque chose avait changé. Ses traits étaient plus volontaires, son teint plus foncé. Il se dégageait de lui une impression d’énergie et de calme qu’elle ne connaissait pas. Il avait l’air indestructible. Dire que deux ans plus tôt…

Elle se rappelait sa dernière lettre. Elle la savait par cœur, à force de l’avoir relue.

« Si on se voit, je serai incapable de contrôler les nœuds que j’ai dans la gorge chaque fois que je veux simplement te dire quelques mots. Pourtant, quand je suis seul chez moi, je passe des heures à te parler dans ma tête. C’est pour cela que je t’écris. Pour pouvoir te dire à quel point le monde est vide sans toi. C’est comme si toutes les couleurs avaient subitement disparu, que plus rien n’était vivant : seulement des choses qui s’agitent et que je n’arrive pas à toucher… »

 

Le tireur corrigea de nouveau la mise au point sur le visage de Claudia. Le sentiment de malaise qui s’était infiltré en lui allait s’intensifiant. Il avait hâte d’en finir. Cela ne lui était jamais arrivé. Devenait-il trop vieux ? Car il connaissait bien les symptômes : quand le cerveau n’arrive plus à se garder des craintes irrationnelles, quand d’obscurs pressentiments reviennent sans arrêt troubler la concentration d’un opérateur, c’est que la fin approche…

 

Claudia regardait Klaus venir vers elle. Une foule de souvenirs se bousculaient dans sa mémoire : les moments heureux, le surnom qu’elle lui avait donné, Santa Klaus, parce qu’il n’arrêtait pas de l’inonder de cadeaux hétéroclites. Sa timidité, qu’il disait : il était incapable d’arriver les mains vides.

Dès le début, malgré le côté agréable et souvent drôle de cette inondation, elle avait eu de la difficulté à s’y faire. Elle avait toujours été allergique aux cadeaux. Elle avait peur d’être prise, de se faire acheter.

Chaque fois qu’il lui donnait quelque chose, elle sentait le poids de ses dettes peser un peu plus. Et elle lui en voulait malgré elle. Même si elle était touchée de l’attention et heureuse de ce qu’il lui apportait. C’était là une des choses qui avaient miné leur relation dès le début. Klaus l’avait d’ailleurs bien compris.

« J’ai toujours envie d’être gentil avec toi. De voir s’il y a quelque chose que je pourrais faire ou te donner, mais je sais que c’est inutile. C’est cela que je trouve le plus difficile : savoir que je ne peux rien faire, que tout ce que je pourrais te donner ne ferait que t’éloigner davantage. De façon plus définitive… »

Elle se rappelait ce qu’elle lui avait dit, au moment de le quitter. « Tu es tout mon univers, toute ma vie. Personne ne me connaît comme toi. Mais ce n’est pas la passion. Quelque chose en toi me bloque, me provoque sans arrêt. Je ne sais pas comment je pourrai vivre sans toi, mais je veux pouvoir m’abandonner, me laisser aller. Je veux la légèreté, la douceur de la vie. Je veux la tranquillité… »

 

Appuyé contre le hangar, l’homme ajusta une fois encore l’objectif pour suivre le moindre mouvement du visage de Claudia. Puis il déplaça la petite croix vers une cible imaginaire, environ trente centimètres devant les yeux mauves, exactement à leur hauteur.

Encore attendre…

Le malaise ne l’avait pas quitté. Il se demanda un instant si l’anxiété et l’excitation qu’il avait lues sur le visage de la jeune femme ne l’avaient pas contaminé. Il aurait pourtant dû être immunisé contre ce genre de réaction. Plus de trente ans, déjà, qu’il faisait ce métier. La première fois, il avait treize ans…

 

Au moment de franchir la barrière, Klaus vit Claudia lui faire un geste de la main. Un geste dans lequel il lut la confirmation de ce qu’il n’attendait plus.

Claudia, elle, ne pouvait pas le quitter des yeux. Des bouts de la lettre continuaient de se bousculer dans sa tête.

« Toute la ville est imprégnée de ton absence. Je passe mes journées à me promener dehors, sans but précis, avec l’espoir inconscient, sans doute, de te trouver… Tu me manques partout, à tous les endroits où nous avons été ensemble et où je te cherche malgré moi. Je me butte sans cesse au même vide. J’ai l’impression de traîner autour de moi une bulle de désert lancinante et définitive… Quand je marche, cela fait moins mal. Même si tout demeure vide, sans intérêt… Je ne me supporte qu’en mouvement. Aussitôt que je rentre chez moi, des mains invisibles me guettent dans tous les coins pour m’empoigner au creux de l’estomac et serrer, serrer… »

 

Le tireur ajusta de nouveau la petite croix de la lunette télescopique. Son malaise s’était transformé en une forte migraine qui l’empêchait de se concentrer et lui rendait la tâche plus difficile encore.

Il élargit le cadrage du mieux qu’il put pour englober dans l’image la figure de Klaus qui arrivait.

 

Leurs gestes étaient hésitants, comme s’ils ne savaient pas comment se toucher. Puis, brusquement, ils se serrèrent l’un contre l’autre.

Klaus éloigna ensuite Claudia de lui pour mieux la regarder. Il caressa son visage du bout des doigts, lui écrasa une larme dans le coin d’un œil.

À son tour, Claudia saisit le visage de Klaus entre ses mains et le regarda. C’était une chose qui l’avait toujours émue, de le regarder longuement dans les yeux. D’autres passages de sa dernière lettre surgissaient dans son esprit.

« Même si tu me laisses, je n’arrive pas à te quitter. Tu colles à moi par tous les souvenirs de tes gestes, par la ferveur de tes yeux. Chaque fois que je te rencontre, je sens que tout s’écroule à l’intérieur de moi. Tout tombe en morceaux. Ce serait tellement plus facile si on pouvait se détester… Mais si je n’arrive pas à te quitter, je peux au moins partir. Même si tu demeures ce qu’il y a de plus précieux dans ma vie… »

Klaus continuait de répondre à son regard sans dire un mot. Il avait toujours le même air un peu fonceur, cabotin et buté, mais il paraissait plus résolu. Son regard était un peu plus triste aussi.

À l’instant où elle approchait ses lèvres des siennes, une pluie de sang et d’éclats poisseux lui fouetta le visage et lui déchira la peau. Comme si la tête de Klaus lui avait explosé entre les mains.

Très lentement, il s’affala sur elle.

 

Au fond du terrain de stationnement, derrière le hangar, la porte de la limousine se referma sur le cri de Claudia. Le travail était terminé. Prise en charge définitive, disait le contrat. Un euphémisme. Comme toujours.

L’automobile s’éloigna sans précipitation pendant que l’homme, prostré sur la banquette arrière, laissait monter en lui les souvenirs et le dégoût qui l’envahissaient chaque fois.

Toujours la même succession de symptômes : d’abord la migraine, plus violente qu’à l’ordinaire, comme si on lui enfonçait des éclisses brûlantes dans le cerveau ; puis les nausées, les tremblements.

Il se recroquevilla dans un coin et laissa le voile noir descendre sur lui.

Par le rétroviseur, deux yeux le surveillaient avec inquiétude : il y avait longtemps qu’il n’avait pas eu de crise d’une telle intensité.

 

*

 

Pendant que l’ambulance emportant Klaus et Claudia se frayait un chemin vers l’autoroute en direction de Montréal, un homme en imperméable marine et aux traits plutôt asiatiques faisait son rapport à l’intérieur d’une cabine téléphonique.

Lorsqu’il eut utilisé différents codes d’accès et franchi de nombreux systèmes de protection, une voix de femme lui répondit.

— Vous pouvez parler.

Cela signifiait que la ligne était « propre ». Dans le cas contraire, une autre voix lui aurait répondu. Enregistrée, celle-là. Une voix qui lui aurait demandé de rappeler dix minutes plus tard. Ce qu’il n’aurait évidemment pas fait.

Il serait parti et il aurait attendu vingt minutes, puis il se serait assuré de ne pas être suivi. Ensuite seulement il aurait cherché une autre cabine téléphonique.

La femme, qu’il connaissait simplement sous l’initiale de F, ne parlait jamais sur une ligne qui n’était pas absolument sûre. Elle ne voulait pas courir le risque qu’on puisse identifier son empreinte vocale.

— Ici Bamboo.

— Quelles nouvelles ? demanda la femme.

— L’estimée cible semble très avariée. De façon désastreuse et définitive, je dirais. Quant à l’honorable collaboratrice…

— Oui ?

— Elle est secouée.

— Secouée…

— Oui. Très secouée. Rien de grave, mais très secouée.

— Vous savez où ils l’ont amenée ?

— Une telle information est effectivement parvenue à mes humbles oreilles.

— Très bien. Continuez de suivre le plan comme convenu. Les autochtones vont s’occuper du nettoyage.

Les autochtones en question, c’étaient évidemment les policiers locaux. Ils s’occuperaient de la paperasse, transformeraient l’affaire en un règlement de comptes lié au milieu de la pègre et fourniraient aux médias une version des événements qui éteindrait leur curiosité.

— À vos ordres, honorable ordinatrice.

— Pour la clinique, vous avez pris les dispositions prévues ?

— Les plus infimes remarques de l’astucieuse ordinatrice ont été appliquées avec diligence.

C’est avec une certaine exaspération que la femme lui demanda alors :

— Bamboo, vous voulez me faire plaisir ?

— Le modeste exécutant de vos insondables desseins n’aspire qu’à vous être agréable.

— Vous ne pourriez pas parler normalement ?

— Le désespoir m’inonde abondamment et tout entier. Je suis complètement désolé d’avoir porté ombrage à Votre Altitude. Si mes incommensurables limites…

— Suffit ! trancha F avec, malgré tout, une nuance d’amusement dans la voix. Trouvez la jeune femme et faites-moi rapport dès que vous avez quelque chose de nouveau.

— Tout de suite, précieuse ordinatrice de ma trajectoire ! Mes pieds sont déjà en route. Ma misérable main a tout juste le temps de…

La tonalité du téléphone indiqua à la femme que Bamboo venait de raccrocher.

Drôle de personnage, songea-t-elle pour la énième fois. Comment imaginer que quelqu’un d’aussi discret, d’aussi fiable et efficace, puisse s’exprimer de manière aussi extravagante ?

Une approximation des manières chinoises de l’époque impériale, lui avait un jour déclaré Bamboo. L’époque T’ang, avait-il même précisé avec le plus grand sérieux. C’était sans doute faux mais, avec lui, on ne pouvait jamais être sûr.

À cette même occasion, Bamboo lui avait expliqué, dans une envolée entrecoupée de formules de politesse abracadabrantes, qu’il s’agissait d’une tactique de survie.

Un espion doit passer inaperçu, disait-il. Il doit disparaître. Et la meilleure façon de disparaître ne consiste-t-elle pas à se vider de soi-même pour devenir un simple personnage ?… Celui qui est vide, celui qui n’est qu’une apparence, qui pourrait le voir ? Et si cette apparence est une caricature, une caricature de servilité, qui pourrait se méfier ?…

Plus de quarante ans, mince, le corps droit, la directrice arpentait la pièce. Elle fit un geste de la main comme pour chasser ces souvenirs. Puis son regard se posa sur le bureau où s’alignaient les photos.

L’opération Gambit venait de s’enclencher pour de bon. La femme eut une pensée pour le cynisme qui présidait habituellement au choix du nom des opérations ; elle s’alluma ensuite une cigarette et se cala dans son fauteuil. La prochaine étape était celle du recrutement. Restait à voir si ceux d’en face bougeraient de la manière prévue.

Depuis trois jours, elle n’avait pas mis le pied à l’extérieur de son bureau. Officiellement, elle était en visite chez une de ses amies, dans un ranch de la Californie. En fait, elle était demeurée cloîtrée dans son bureau secret de Washington. Pendant les trois jours, elle avait coordonné les actions, mis à jour les dossiers, piloté les surveillances… Tout cela avec l’espoir secret qu’il y aurait moyen d’éviter le pire.

Mais l’attentat avait eu lieu. À l’heure présente, Klaus était probablement perdu. Le rapport de l’hôpital ne tarderait pas à le confirmer. Car la directrice connaissait celui qui avait tiré. Il était le meilleur. Il ne ratait jamais.

Une phrase de Bamboo lui revint à l’esprit : « Le pire est toujours certain. Il suffit d’attendre assez longtemps. »

Un autre de ses aphorismes de pacotille ! Quand il s’y mettait, Bamboo pouvait devenir une véritable distributrice de sagesse instantanée.

La main de la directrice s’attarda un instant sur la couverture des dossiers, puis elle se leva. Il était temps d’aller voir si la pluie des derniers jours avait fait verdir l’herbe autant que l’annonçait la météo.

 

*

 

Un peu avant d’arriver à la frontière, l’homme avait presque complètement repris contenance. Seule la migraine persistait, atténuée mais lancinante, comme si les éclisses, en se retirant, avaient abandonné des échardes à l’intérieur de son cerveau.

Il secoua la tête et regarda sa montre. Dans moins de quatre heures, il serait à New York.

Avec l’argent du contrat, il allait s’acheter un autre impressionniste. Ou peut-être un Mondrian. À moins qu’il ne finisse, comme souvent, par choisir un bonsaï… Mais, curieusement, son prochain achat n’arrivait pas à retenir son intérêt. Il était incapable de chasser de son esprit les yeux mauves de la jeune femme et l’expression qu’il avait lue sur son visage, au dernier moment, lorsqu’elle avait compris.