Deux jours plus tard, Claudia sortait de l’hôpital.
Elle avait les idées encore un peu brumeuses à cause des médicaments qu’elle avait pris, mais sa dernière nuit avait été calme.
De retour chez elle, elle se dépêcha de prendre une douche, comme pour faire disparaître les dernières traces de son séjour à l’hôpital. Elle s’appliqua ensuite un masque aux fruits sur le visage.
Une seule journée sans hydratation et la peau du visage lui tirait comme un emballage trop serré. Au bout de quelques jours, elle avait l’impression d’avoir passé un mois dans le désert. Elle avait déjà prédit à Klaus qu’il se réveillerait un bon matin avec une momie dans son lit : au moindre coup de vent, elle s’éparpillerait en poussière…
Claudia passa une bonne partie de l’après-midi à retrouver son appartement, à mettre de l’ordre, à nettoyer ; mais, avant tout, à s’occuper des plantes. Une seule semblait ne pas avoir trop souffert : le cactus. Machinalement, elle sortit une règle et le mesura. Vingt-neuf centimètres. Les larmes lui vinrent aux yeux…
Les autres plantes étaient dans un état lamentable. Les deux journées précédant l’accident, elle avait négligé de s’en occuper. À cause de sa théorie. Si on leur accorde trop d’attention, disait-elle, les plantes deviennent capricieuses ; elles passent leur temps à paraître malades pour qu’on s’en occupe. Au contraire, si on les laisse à elles-mêmes de temps à autre, elles n’ont pas d’autre choix que d’être belles pour se rendre intéressantes.
Klaus lui avait un jour demandé s’il fallait utiliser la même technique avec les femmes. En guise de réponse, elle avait passé un doigt à l’intérieur de la ceinture de son pantalon, avait tiré pour dégager un espace, puis elle y avait vidé le verre d’eau qu’elle était en train de boire.
— Pour noyer les mauvaises idées à la source, avait-elle expliqué.
Après avoir arrosé chacune des plantes qui mouraient de soif, aéré la terre, redressé le tuteur du dieffenbachia et mis de l’insecticide à celle qui était victime d’une attaque de pucerons, elle s’assit pour examiner le résultat. Dans quelques jours, il n’y paraîtrait plus. Elles seraient toutes remises. Comme elle-même, songea-t-elle avec une ironie amusée. Elle se surprenait à penser à ses plantes dans des termes identiques à ceux qu’avait employés l’infirmière pour décrire son état.
Klaus avait l’habitude de lui apporter en thérapie des plantes qui étaient mal en point. Pour qu’elles bénéficient de sa présence. Elle avait la main verte, prétendait-il. Selon lui, elle aurait réussi à faire pousser des orchidées sur un radiateur. Mais Klaus exagérait souvent. Il lui prêtait sans cesse des capacités qu’elle n’avait pas. C’était comme sa manie de la croire indestructible…
Une fois son environnement rétabli, Claudia se fit un café – un vrai café – dans sa cafetière espresso, puis elle s’installa à la table de la cuisine. Crayon en main, la tasse posée devant elle, elle entreprit de faire le point sur la situation.
Première hypothèse : Klaus était la cible véritable de l’attentat. Il y avait alors deux possibilités. Ou bien il était réellement devenu un dangereux criminel, auquel cas sa liquidation devait être le résultat d’un règlement de comptes. Ou bien il n’en était pas un, et alors le motif le plus probable était le besoin d’éliminer un témoin gênant, de s’assurer de son silence.
Curieusement, l’inspecteur Lajoie avait mêlé allègrement les allusions aux deux possibilités.
Mais il se pouvait également, et c’était la seconde hypothèse, que Klaus ait été atteint par accident. Que ce soit elle qu’on ait visée à cause de son travail à l’Agence. Là, les motifs possibles devenaient beaucoup plus nombreux : travail sur un dossier chaud, provocation par l’une ou l’autre des parties adverses, représailles…
Ballottée d’une explication à l’autre, Claudia n’avait aucune idée sur la manière de s’y prendre pour démasquer les assassins de Klaus. Ses possibilités d’action étaient réduites.
En premier lieu, il y avait l’Agence. Mais ils avaient coupé les ponts. Avant de reprendre contact avec elle, ils attendraient probablement que les choses se calment…
Il y avait aussi les policiers. Si elle leur parlait du refuge de Klaus et qu’elle leur donnait le numéro de téléphone, ils pourraient sans doute en découvrir l’adresse. Mais ils fouilleraient dans leurs souvenirs, la questionneraient sur les moindres détails de leur vie passée… Par ailleurs, elle ne voyait pas comment elle pouvait leur parler de l’Agence sans s’embarquer dans un tas de complications.
La seule autre possibilité, c’était de faire l’enquête elle-même. À première vue, cette perspective n’était guère encourageante. Mais la recherche était son métier. Avec un bon point de départ, elle finirait bien par découvrir quelque chose. Le problème principal serait alors de rester en vie. Car l’inspecteur Lajoie avait été clair : tout portait à croire que l’attentat était l’œuvre d’un professionnel. D’un excellent professionnel. Et seule une organisation puissante avait les moyens de se payer ce genre d’expert.
Claudia ne se faisait pas d’illusion : face à de telles organisations, un individu travaillant seul pourrait difficilement faire le poids. Mais si elle parvenait à découvrir un début de piste, peut-être serait-elle ensuite en mesure de forcer la main à l’Agence. Ou même aux policiers. Car elle tenait à ce que l’enquête se fasse. Il n’était pas question que le dossier sur le meurtre de Klaus aille dormir sur les tablettes des affaires non résolues – ni qu’il se retrouve parmi celles enterrées pour raisons politiques.
À l’hôpital, après la visite des policiers, elle s’en était fait le serment : quoi qu’il puisse lui en coûter, elle irait jusqu’au bout.
Le refuge de Klaus aurait constitué un excellent point de départ. Mais comment le trouver ? Si seulement elle avait eu un indice. C’est alors qu’elle pensa à Wayne Gretzky Gauthier. WG-2, comme il préférait lui-même se faire appeler.
Quelques minutes plus tard, elle lui avait donné rendez-vous en début de soirée. Pour aller au cinéma. On y jouait deux Woody Allen. Avec un tel programme, il ne pouvait pas résister. Les personnages d’Allen étaient pour WG-2 la synthèse sublimée des infirmités physiques et psychologiques dont il se croyait, à plus ou moins juste titre, affligé : timide, myope, gaffeur, la voix haut perchée et désespérément célibataire.
Lorsque Claudia sortit de chez elle, un homme au teint foncé était appuyé sur le mur, de l’autre côté de la rue. Immobile, il la regarda partir. Puis, quand elle eut disparu au coin de la librairie, il traversa, pénétra dans l’immeuble et monta à l’étage où elle demeurait.
Dans la réalité, Wayne Gretzky Gauthier était grand, un peu rachitique, avec un regard perpétuellement inquiet, d’épaisses lunettes de corne et des traces d’acné. Claudia le connaissait depuis quatre ans.
C’était l’ami idéal. Une escorte pour aller au cinéma, au café. Un bon copain qui jouait à espérer quelque chose de plus sérieux, mais sans y croire. Toutes les femmes l’aimaient beaucoup comme copain. Lui, il essayait de s’en accommoder. Il profitait des avantages de sa situation et il s’efforçait d’en oublier les inconvénients. Comme, par exemple, le fait d’être irrémédiablement seul.
Claudia avait choisi chez Biddles comme lieu de rendez-vous. Elle eut le temps de boire la moitié de son Virgin Mary avant que la silhouette efflanquée de WG-2 ne s’encadre dans la porte. Celui-ci parcourut plusieurs fois la salle des yeux et parvint finalement à la repérer. Il piétina ensuite le soulier blanc d’une cliente, faillit renverser le plateau d’une serveuse et fit tomber un cendrier en s’assoyant. Il avait l’air suffisamment gêné de sa maladresse pour que Claudia évite de le taquiner.
— C’est gentil d’être venu, dit-elle.
— J’avais hâte de savoir ce qui t’arrivait. Quand j’ai lu les journaux… J’ai essayé de te joindre…
— J’étais à l’hôpital.
En quelques mots, Claudia raconta ce qu’il lui était arrivé. Ce qui était arrivé à Klaus.
— Je me demandais si c’était bien lui, conclut alors bizarrement WG-2. Il m’avait contacté pour le club.
— Quel club ?
— C’est vrai, je ne t’ai pas encore parlé de ça. J’ai mis sur pied un club pour les gens qui n’aiment pas leur nom.
Il eut un sourire avant d’ajouter :
— Je ne suis pas le seul. Tu devrais voir la liste que j’ai ramassée.
Il sortit un papier de sa poche.
— Regarde, dit-il.
Dieudonné Moisan
Immaculée Cauchon
Jourdelaine Pelletier
Ninon Ouimet
Jean-Québec Duchesne
Jean Culet
Sarah Courcy
Victor Legros-Tapon
Rose Bossé
Marguerite Deschamps
Geoffroy Michaud
— Tu me fais marcher, protesta Claudia en riant.
— Je te jure. Ce sont des gens qui existent. Plusieurs sont même dans l’annuaire téléphonique… Prends Victor Legros-Tapon. Sa mère s’appelait Sylvie Legros et son père Dominique Tapon. Par principe, ils tenaient à ce que l’enfant porte le nom des deux familles.
— Comment des parents peuvent-ils faire ça à des enfants ?
— Jean Culet, lui, c’est une histoire encore plus délirante. Son grand-père était un admirateur de la révolution russe. En bon militant, il a baptisé son fils Vladimir Illich Culet. Avec les initiales, le nom est devenu V. I. Culet. Le fils a souffert toute sa vie de son nom et il s’est juré que, s’il avait un enfant, il lui donnerait le nom le plus simple possible. C’est comme ça qu’il l’a appelé Jean. Il s’est rendu compte de la gaffe seulement après le baptême. Il s’est alors dit que ça devait être le destin, qu’il n’y avait rien à faire. L’enfant a conservé son nom.
— Et Jean-Québec Duchesne ?
— Lui, il est né le jour de la fondation du mouvement indépendantiste, en 1966. Ses parents ont voulu fêter l’événement. Ils ont toujours insisté pour qu’il porte son nom au complet.
— Et Jourdelaine Pelletier ?
— Le féminin de Jour de l’An.
— Évidemment !
Claudia parcourut la liste.
— J’aurais peut-être une recrue pour toi, fit-elle après un moment.
— Qui ?
— Constant Raté. Un des policiers qui sont venus m’interroger à l’hôpital… Mais je ne comprends pas ce que Klaus vient faire dans ton club ?
— Quand je l’ai rencontré, il y a deux mois, je lui ai parlé de mon idée de lancer le club. C’est lui qui m’avait suggéré l’idée… Tu savais que son vrai nom était Fernand Joyal ?
— Fernand Joyal…
— Il a changé, il y a des années… Maintenant que j’y pense, il m’avait demandé de t’en parler, si jamais il lui arrivait quelque chose. Il a dit que c’était important. Que tu saurais pourquoi.
Claudia resta bouche bée.
Klaus était revenu à Montréal ! Et il prévoyait ce qui lui était arrivé !
— Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas dit que tu l’avais vu ?
— C’est lui qui me l’avait demandé, répondit WG-2 en baissant le regard. Il disait que ça ne vous ferait pas de bien, ni à l’un ni à l’autre.
— Viens, l’interrompit brusquement Claudia. C’est mieux d’arriver à l’avance.
En allant vers le stationnement, Claudia se retourna à plusieurs reprises.
— J’ai l’impression d’être suivie, expliqua-t-elle lorsqu’elle vit que WG-2 s’apercevait de son manège. C’est comme si tout le monde me regardait…
— C’est vrai que tout le monde te regarde, se moqua l’autre avec humour. Mais pas pour les raisons que tu penses.
Claudia ne put s’empêcher de sourire.
— C’est parce que tu me vois à travers tes fantasmes, dit-elle. Tout le monde n’est pas comme toi !
— Peut-être, mais tout le monde a des fantasmes. Même toi, non ?
— Tu voudrais bien que je t’en parle, hein ?
— Ce serait un début.
— Mieux vaut ne pas commencer ce qu’on ne peut pas finir.
Leurs conversations avaient souvent de ces moments semi-humoristiques où Wayne Gretzky Gauthier lui avouait en termes à peine voilés l’envie qu’il avait d’une relation plus « épidermique ». Chaque fois, la jeune femme lui faisait gentiment comprendre qu’il valait mieux pour lui ne rien espérer.
Au début, elle trouvait le jeu cruel. Mais la situation durait depuis des années. Le genre de relations qu’ils entretenaient devait donc faire son affaire à lui aussi.
En arrivant au cinéma, Wayne Gretzky Gauthier se rua au comptoir pour s’acheter un pop-corn géant. Avant que le film commence, il lui expliqua pour la dixième fois au moins les raisons pour lesquelles il était un fanatique de Woody Allen. En voyant ses films, il se sentait moins seul. Il citait toujours la finale de Play it again, Sam : « Je suis assez petit et assez laid pour faire mon chemin tout seul dans la vie. »
À chaque occasion, Claudia lui rappelait qu’il mesurait près de deux mètres. Invariablement, WG-2 lui répliquait qu’il était rachitique et que, de toute façon, il était extrêmement petit « en dedans » : c’était son enveloppe extérieure qui lui avait joué un tour en continuant de grandir toute seule.
— D’accord, finit-il par admettre. Je ne suis pas vraiment aussi petit que Woody Allen, mais je suis encore plus mal foutu. Ça compense, non ?
Un peu avant la fin du premier film, ils entendirent un bruit d’explosion en provenance de l’extérieur.
— La pression démographique qui vient de faire sauter les frontières, commenta aussitôt WG-2. Le tiers-monde arrive.
À l’entracte, il se précipita au comptoir-restaurant pour se réapprovisionner en pop-corn. À son retour, Claudia lui expliqua qu’elle avait un service à lui demander. Comme il travaillait au ministère du Revenu, il avait accès à diverses banques de données ; peut-être pourrait-il lui retrouver une adresse.
— Une adresse que j’ai perdue, expliqua-t-elle. Il me reste seulement le numéro de téléphone.
— Et tu ne peux pas le joindre ?
— Non. Il est en voyage. Il faut absolument que j’aille porter quelque chose chez lui.
Claudia hésitait à lui parler du refuge de Klaus : moins il y aurait de gens au courant, mieux cela vaudrait.
— C’est important à ce point-là ? demanda WG-2, intrigué.
— Oui.
Voyant qu’il continuait de l’interroger du regard, elle ajouta :
— Je ne peux pas te dire de quoi il s’agit. Mais c’est vraiment important.
— Je vais voir ce que je peux faire.
— Tu es un amour.
— Des promesses, des promesses…
Le deuxième film était grinçant malgré un humour presque continuel. Un imprésario minable, mais qui croyait à ses protégés, se dévouait corps et âme pour promouvoir leur carrière ; quand il parvenait à les faire réussir, ils s’empressaient de le quitter l’un après l’autre.
— Le thème du schlemiel appliqué à l’ensemble de la vie professionnelle, conclut WG-2.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Un grand film sur les petites méchancetés de la vie quotidienne.
— Le film se termine pourtant sur une note optimiste. Il retourne chercher la fille dans la rue.
— Peut-être, admit WG-2, avec un sourire ambigu. Mais pour faire quoi ? Pour être son ami comme elle le lui a demandé ?
Le visage de Claudia se figea.
— Excuse-moi, reprit aussitôt WG-2. Tu n’as pas à t’en faire, les choses sont très bien comme elles sont. Ça doit être le film…
Ils sortirent du cinéma en silence. Claudia le prit par le bras et il la regarda avec un sourire timide qui acheva de dissiper leur malaise.
En arrivant au stationnement, coin Maisonneuve et Bleury, ils virent les restes de l’incendie. L’automobile de Claudia était carbonisée. L’inspecteur Lajoie, l’air encore plus abattu qu’à leur rencontre précédente, s’approcha d’elle.
— Je crois que c’est à vous, dit-il en désignant ce qui restait de l’auto.
Elle fit signe que oui.
— Les plaques, expliqua le policier. Ils ont vérifié le numéro puis ils m’ont appelé.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Une bombe. Est-ce que vous avez une idée de la raison pour laquelle quelqu’un voudrait… ?
— Non.
— Il va falloir que vous veniez faire une déclaration officielle.
— Bien sûr.
L’inspecteur Lajoie aimait de moins en moins le rôle qui lui était dévolu. Deux heures plus tôt, son supérieur l’avait convoqué pour qu’il prenne charge de l’affaire, même si elle ne relevait pas de son service. À demi-mot, il lui avait fait comprendre que c’était une requête du troisième étage. En fait, c’était beaucoup plus qu’une requête. Mais ils y avaient mis les formes : Lajoie pouvait sauver les apparences en feignant d’accepter la mission.
Comme la fois précédente, il devait faire rapport directement à son supérieur, sans en parler à qui que ce soit d’autre, puis tout oublier.
Mais ce n’était pas ce qui inquiétait le plus le policier. Ce qui le tracassait, c’était le moment où on l’avait averti : presque à l’instant même où la bombe explosait. Comme si on avait été au courant à l’avance. S’agissait-il encore une fois d’une embrouille des services secrets ?…
Jusqu’à maintenant, la jeune femme avait réussi à garder son calme. Le policier l’avait d’ailleurs aidée en réduisant les échanges au minimum. Mais, au poste, il faudrait qu’il l’interroge. Il n’aurait pas le choix de la presser de questions. Négliger de le faire paraîtrait suspect. Parviendrait-elle alors à garder sa contenance ?
— J’ai l’impression que je vais devoir vous offrir le transport, fit-il en désignant la voiture de police.
*
De l’autre côté de la rue, à l’intérieur d’une limousine aux vitres opacifiées, un Eurasien en imperméable marine observait la scène avec attention. Lorsque la voiture de police s’éloigna, il saisit le téléphone intérieur et fit rapport à son chef de section. Il composa ensuite toute une série de numéros, prononça deux mots de passe et attendit que l’ordinateur de contrôle ait effectué les vérifications de routine : codes d’accès, empreinte vocale…
Finalement, une voix de femme lui répondit.
— Vous pouvez parler.
— Le véhicule de la distinguée collaboratrice a été très abondamment secoué. Heureusement, sa gracieuse personne n’était pas présente dans l’honorable mécanique.
— Où est-elle ?
— Les estimables représentants de l’ordre ont insisté pour bénéficier de sa présence.
— Au restaurant, avez-vous réussi à entendre quelque chose ?
— Hélas, mes maigres ressources ont été dépassées par le flot tumultueux des événements.
— C’est-à-dire ?
— L’estimée collaboratrice et son pittoresque ami se sont réfugiés dans un coin inaccessible à mes misérables yeux.
— Et au cinéma ?
— Le destin a continué de s’acharner sur l’obscur instrument de vos nobles desseins. Seul le gazouillis d’un couple situé près du micro a daigné s’enregistrer sur l’honorable appareil, accompagné de bruits de chips et de mastication. Peut-être votre Gracieuseté désire-t-elle entendre ?
La femme enchaîna, sans s’occuper de la remarque.
— Continuez de la suivre, mais maintenez une couverture très lâche. Il est essentiel qu’elle ne paraisse pas surveillée.
— Je serai une ombre dans la nuit.
— Je peux savoir ce que signifie cette profonde remarque ?
— Que votre gracieuse Altitude me pardonne : ma misérable langue voulait simplement exprimer le fait que je suivrai l’honorable collaboratrice aussi fidèlement que son ombre et que je me ferai invisible comme la nuit.
— Vous devriez surtout vous dépêcher pour ne pas la perdre de vue, répliqua avec humeur la directrice de l’Agence.
— Que la programmatrice de mes insignifiantes tribulations se rassure ; toutes les dispositions ont déjà été prises. Ma reconnaissance vous est toutefois acquise à jamais, de vous soucier aussi généreusement de mon pitoyable sort.
— Bamboo !
— Je n’importunerai pas davantage les inestimables oreilles de la gracieuse ordinatrice…
En raccrochant, F songea à l’expression que Bamboo utilisait pour désigner Claudia : sa collaboratrice. En un sens, il avait raison. Mais c’était une collaboratrice bien involontaire et tout à fait inconsciente des dangers dans lesquels elle allait être plongée.
La femme chassa les remords de son esprit, sortit de la camionnette qui était garée sur le boulevard Maisonneuve et pénétra à l’intérieur de la tour d’habitation devant laquelle elle était stationnée. Pour ne pas se faire remarquer, elle fit un détour et entra par le niveau des boutiques, se servant de sa clé pour accéder directement aux étages par l’ascenseur. Cela lui éviterait de passer devant le concierge.
Jamais auparavant, elle n’avait pris le risque de s’exposer de façon aussi directe. Mais il importait qu’elle soit la seule à pénétrer dans cet appartement du Westmount Square, qu’elle soit la seule à en connaître l’existence. Du moins pour le moment. Ainsi, les dangers de fuite seraient réduits au minimum.
*
Lorsque les policiers en eurent terminé avec leurs questions, WG-2 raccompagna Claudia chez elle. Ils décidèrent de faire le trajet à pied. Une bonne marche leur permettrait de s’aérer les idées.
En cours de route, WG-2 fit part à Claudia de ses plus récentes acquisitions. Depuis des années, il ramassait des articles de journaux. Sa collection comprenait des textes et des photos portant sur des événements farfelus, étranges, ou encore sur des faits dont l’atrocité dépassait en aberration tout ce qu’un romancier délirant aurait pu imaginer. Sa dernière trouvaille était un article racontant l’histoire d’un chômeur indien qui avait dévoré vivant son bébé de six mois pour obéir à son gourou : ce dernier lui avait dit que c’était le meilleur moyen pour trouver du travail.
— Si tu découvres quelque chose sur les aliments empoisonnés ou quoi que ce soit du genre, fit Claudia, tu m’en refiles une copie ?
— Promis.
Elle prit congé de WG-2 dans le hall de l’édifice. Ils échangèrent leurs répliques habituelles, comme quoi il aurait bien aimé monter avec elle, mais que c’était mieux pour lui, selon Claudia, de ne pas pousser trop loin la frustration. Elle l’abandonna devant l’ascenseur et monta à son appartement.
Il retourna chez lui.
Tout au long du trajet, Wayne Gretzky Gauthier agita dans sa tête les répliques qu’il lui dirait un jour pour lui signifier qu’il ne voulait plus jouer les amoureux transis qu’on pouvait appeler en cas de besoin. Mais seulement en cas de besoin. Pour parler. Ou parce qu’on avait besoin d’un service.
Wayne Gretzky Gauthier se sentait toutefois vaguement coupable de remuer de telles idées juste après qu’une bombe eut fait sauter l’auto de Claudia. Ce n’était pas le moment de la laisser tomber. Malgré le peu qu’elle lui avait dit, il devinait qu’elle était dans les ennuis jusqu’au cou.
Subitement, à l’expression d’amoureux transi se superposa celle d’amoureux transistorisé. Il essaya d’imaginer à quoi cela pouvait ressembler. Pour passer de l’un à l’autre, il lui manquait certainement quelques gadgets…
En arrivant chez lui, son amertume s’était dissipée à travers les jeux de mots et les fantasmagories de son imagination. Il se retrouvait dans le même état d’ambiguïté latente, de gentillesse disponible et d’euphorie apparente qu’avant leur rencontre.
*
Quand Claudia vit la porte entrebâillée, elle pensa qu’elle avait dû mal la fermer. Puis l’inquiétude la saisit. Elle écarta le battant du bout de la main.
À l’intérieur, tout était saccagé. Les meubles étaient renversés, les photographies et les tableaux avaient été projetés par terre, leurs cadres brisés, les tiroirs répandus, un fauteuil avait même été éventré à coups de couteau. Le Iwaya, le Coignard, le Royer… la lithographie de Riopelle… Rien n’avait été épargné.
Elle traversa le salon.
La cuisine était dans un état pire encore : le contenu du réfrigérateur avait été projeté sur les murs et gisait sur le plancher.
Le bureau et la chambre avaient fait l’objet du même type de saccage. Sur le lit, en évidence, les lettres de Klaus étaient éparpillées, comme pour lui faire comprendre que rien n’était à l’abri. Que rien n’était assez intime pour échapper à l’attention de ceux qui la surveillaient.
Sentant une nausée lui monter dans la gorge, elle se précipita vers la salle de bains.
Tous les remèdes et les produits de beauté avaient été jetés pêle-mêle dans le lavabo et la baignoire. Sur le miroir, quelqu’un avait écrit, avec du rouge à lèvres :
Il n’y a que les gens prudents
et les morts qui ne parlent pas…
À vous de choisir.
Claudia retourna dans sa chambre et s’abattit sur son lit. Elle pleura jusqu’à avoir mal aux côtes. C’était la rage plus que la douleur qui la secouait. La rage de se sentir impuissante, de ne pas pouvoir riposter ni même comprendre.
Puis, après avoir retrouvé un peu de calme, elle s’essuya les yeux et se leva. Elle ne téléphonerait pas aux policiers. Ni à l’Agence.
Ils voulaient la guerre, ils l’auraient. Même si elle ne savait pas encore qui était ce « ils ». Cela prendrait le temps qu’il faudrait. Ils ne perdaient rien pour attendre. Si elle ne pouvait plus revoir Klaus, elle pouvait du moins le venger. Elle le ferait toute seule. Mais d’abord, il lui fallait ranger l’appartement.
Un peu après minuit, toutes les pièces étaient redevenues à peu près habitables. Claudia retourna dans sa chambre, se mit au lit et relut une fois encore la dernière lettre de Klaus. Elle regarda les cartes humoristiques qu’il lui avait envoyées.
Quelques minutes plus tard, elle dormait profondément, abrutie de fatigue par les larmes et le travail.
Cette nuit-là, ses rêves furent remplis de cruauté et de violence. Mais elle n’en était plus la victime. C’était sa propre rage, ses propres frustrations et son besoin de vengeance qui s’exprimaient.
*
Un peu plus tard dans la nuit, l’homme qui était monté à l’appartement de Claudia téléphonait à New York pour faire son rapport.
— Elle n’a averti personne, dit-il.
— Vous en êtes sûr ?
— J’ai placé un micro dans son téléphone. Elle a passé la soirée à remettre de l’ordre dans l’appartement et à parler toute seule.
— Quelque chose d’intéressant ?
— Le défoulement prévisible. Elle devrait bientôt être à point.
— Vous prévoyez la laisser mariner combien de temps ?
— Un jour ou deux.
— Vous n’avez pas peur qu’elle se ressaisisse ?
— Pas avec le coup de fil que je vais lui donner.
— Si jamais on s’était trompés…
— Impossible. Si elle n’avait rien à cacher, elle n’agirait pas comme elle le fait. C’est sûrement elle qui a l’information que Klaus a fauchée.
— J’espère que vous savez ce que vous faites.
— Laissez tomber les sermons.
— Vous me téléphonez dès qu’il y a du nouveau.
— De votre côté, dites à Porfiry de rappeler ses hommes : je n’en aurai plus besoin.
— Vous ne voulez pas qu’ils continuent de la surveiller ?
— Le micro est suffisant.
— Autrement dit, vous ne voulez pas les avoir sur les talons ?
— Autrement dit, je ne veux pas risquer inutilement de nous faire repérer.
— Comme vous voulez. Mais, s’il y a du cafouillage, ne comptez pas sur moi pour porter le chapeau.
— Je n’en attendais pas moins de notre vieille amitié.
À New York, le sénateur faillit briser l’appareil en raccrochant. Parler à Daran, même au téléphone, le mettait toujours hors de lui. Il n’avait jamais autant détesté quelqu’un. Chaque jour, il espérait le moment où il pourrait enfin régler ses comptes et lui faire ravaler son arrogance. Mais, pour l’instant, il en avait encore besoin.