Chapitre 9
 

Cet après-midi-là, Limbo faisait son heure quotidienne d’entraînement. La baie vitrée de la salle dominait Central Park. Il lui suffisait de faire coulisser un des murs de sa chambre en appuyant sur un bouton et de descendre trois marches pour se retrouver dans son gymnase personnel.

Lorsqu’il refermait le mur, la chambre reprenait ses dimensions normales et plus rien ne trahissait la présence de la salle d’entraînement. Même les deux estampes de Sawada, au mur, avaient l’air de n’avoir jamais bougé.

Quand il eut terminé ses exercices routiniers, Limbo entreprit de répéter une longue série de katas à une vitesse croissante.

Une demi-heure plus tard, couvert de sueurs, il s’arrêta brusquement, s’assit en position de lotus et relaxa pendant une dizaine de minutes. Puis il se leva et passa sous la douche.

Alors qu’il se séchait, Kim entra et lui tendit une large enveloppe scellée.

— Aucun problème ? demanda Limbo. Personne n’a essayé de te suivre ?

Pour toute réponse, il n’obtint qu’un signe de dénégation.

— Ils ont respecté intégralement la procédure ?

Cette fois, un hochement de tête affirmatif lui répondit.

 

La procédure. Il y avait des années qu’il l’avait mise au point. Pour protéger son incognito. Sa vie privée. Pour protéger sa vie tout court, en fait.

Aucun client n’avait accès à lui directement. D’ailleurs, très peu de clients avaient accès à lui de quelque façon que ce soit. Uniquement trois ou quatre pour qui il travaillait de façon plus suivie : ceux qui avaient à ses yeux un intérêt particulier. Pour ceux-là, il y avait des canaux spéciaux de communication.

Les autres, il les laissait chercher.

Parfois, la rumeur lui parvenait que tel ou tel groupe désirait avoir recours à ses services. Alors, si l’affaire lui paraissait intéressante, il prenait l’initiative de les contacter. Une lettre de Kim leur indiquait la procédure à suivre pour le joindre. La lettre était toujours postée dans une ville différente et la ville était choisie de manière à éviter toute série géographiquement identifiable.

À partir de là, la démarche était à peu près identique pour tous les éventuels clients. Tout d’abord, un message dans les petites annonces, rédigé en code, pour l’informer des grandes lignes du contrat : identification de la cible, délai, nature de la rectification requise.

Une fois franchie cette étape, il arrivait souvent que Limbo décide de laisser tomber. Le client recevait alors une petite carte sur laquelle étaient écrits les mots suivants : « Les services requis sont hors du champ de notre compétence professionnelle. » Par contre, s’il décidait d’accepter la proposition, le client recevait une autre carte. Sur celle-là étaient inscrits trois séries de chiffres : le prix du contrat proposé, le pourcentage à verser comme avance et le numéro du compte en banque où effectuer le premier versement. Suivait le nom de l’institution bancaire où effectuer le paiement de l’avance. Ce dernier tenait lieu de signature de la part du client. Il était entendu que le montant résiduel était versé dans les trois jours suivant l’exécution du contrat.

Au début, quelques clients s’étaient risqués à ne pas effectuer le second versement. Très vite, ils avaient été victimes à leur tour d’accidents. Pas toujours fatals, mais assez spectaculaires pour donner à réfléchir.

Après cela, la réputation de Limbo avait été établie. À tout le moins dans les milieux concernés. Plus personne n’avait osé recommencer.

Pour assurer sa sécurité, il y avait également Kim. Kim qui lui servait de chauffeur, de courrier, qui effectuait des recherches ou des surveillances, qui faisait tout ce qu’il y avait moyen de faire pour lui.

Quatorze ans plus tôt, à l’occasion d’un contrat au cœur du Cambodge, Limbo avait trébuché sur ce qu’il croyait être un cadavre. Sans lui, le corps de Kim n’aurait pas survécu très longtemps.

Limbo s’était occupé personnellement de sa réhabilitation. Cela avait demandé plusieurs mois et avait exigé le concours de nombreux médecins spécialistes. Ensuite, il lui avait offert de venir demeurer chez lui. Depuis lors, la vie de Kim lui était acquise.

Les premiers temps, Limbo supportait difficilement le fanatisme avec lequel Kim avait décidé de le servir. Mais, peu à peu, une espèce d’entente tacite avait fini par s’établir entre eux. Kim avait accepté de confiner son zèle dans des activités précises, renonçant à son rôle de domestique, et Limbo avait pris l’habitude de ne rien décider sans son accord. Leurs relations étaient presque celles de deux associés : un genre d’union économique où se glissaient, de temps à autre, les exigences du corps.

Et puis, il y avait les moments où les souvenirs lui remontaient dans la gorge pour le submerger. Là aussi, la présence de Kim avait exercé une influence bénéfique. L’intensité et la fréquence de ses malaises avaient largement décru. Maintenant, il en était victime seulement après l’exécution des contrats, au moment où la tension retombait. C’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il en prenait le moins possible. De moins en moins, en fait.

Le regard de Limbo revint à l’enveloppe. Elle contenait la photo d’une jeune femme : celle de l’aéroport, avec les yeux mauves et le pendentif. Il ressentit le même malaise que la première fois, lorsqu’il l’avait aperçue à travers l’objectif.

Le profil que le dossier brossait de la jeune femme était déroutant : d’une part, elle n’avait rien d’une professionnelle, ses liens avec l’Agence étaient manifestement superficiels. Pourtant, elle était protégée. L’échec de la première tentative le démontrait : même si le rapport laissait croire qu’elle avait personnellement éliminé les deux extracteurs, c’était peu vraisemblable. Limbo y devinait la présence d’une main étrangère. Il pouvait d’ailleurs presque dire laquelle. Ce serait un détail facile à vérifier.

Il reprit la lecture du dossier.

À mesure qu’il avançait, son malaise s’accentuait. On lui demandait de faire en sorte que la jeune femme ait un accident.

Encore des complications…

Subitement, il eut envie de tout laisser tomber. Depuis quelques mois, cela lui arrivait régulièrement. Était-ce la vieillesse ?…

Mais il s’agissait du seul client qu’il ne pouvait pas laisser. Trop de temps et trop d’énergie avaient déjà été investis. Il continuerait. Il irait jusqu’au bout. Quoi qu’il lui en coûtât. D’abord par une espèce de fidélité à lui-même. Mais aussi par peur du changement qui se produirait bientôt dans sa vie quand il arrêtait complètement de travailler. Car il prendrait sa retraite sous peu. Ce contrat serait peut-être même un des derniers.

Lentement, il entreprit d’expliquer à Kim de quelle manière il entendait procéder. Quand il eut terminé, il n’attendit pas de réponse. Celle-ci viendrait le lendemain, lorsque l’autre aurait tout analysé, tout laissé mijoter pendant la nuit. Kim croyait à la nuit et ne prenait jamais de décisions importantes sans avoir dormi au préalable.

Limbo se dirigea alors vers la cabine d’isolation, ajusta la musique et referma la porte sur lui. L’eau à la température du corps, l’impression d’apesanteur, l’absence de toute stimulation à l’exception de la musique de Mozart – c’était le meilleur moyen qu’il avait trouvé pour faire la paix en lui, pour juguler les souvenirs qui menaçaient sans cesse de déchirer sa mémoire.

Pourtant, cette fois, il n’arriva pas à faire le vide complètement. Les yeux mauves et l’image du pendentif continuaient de danser sur l’intérieur de ses paupières fermées.

 

*

 

Le sénateur Alexander B. Cornforth était installé au salon, dans la suite royale d’une des maisons closes les plus huppées de New York. Il avait hâte de passer dans la chambre aménagée selon ses recommandations, à l’autre bout de la suite. Mais il lui fallait d’abord calmer l’inquiétude et la méfiance atavique de Porfiry Drozhkin.

Le Russe semblait s’être acharné à déjouer les stéréotypes courants sur son peuple. Il n’était pas grand, n’était pas blond et n’avait pas les yeux bleus, tel que le veut l’image idéalisée du Russe blanc. D’un autre côté, il n’était pas trapu, n’avait pas les cheveux noirs et ne portait ni barbe ni moustache. En fait, il était plutôt de taille moyenne, avec des cheveux bruns assez pâles et un teint passablement délavé. Sa seule caractéristique était le regard terne que développent certains piliers de réceptions mondaines. Pourtant, il était dangereux. D’autant plus dangereux qu’il cultivait avec soin son apparence anodine et inoffensive.

Sous couvert d’un poste de deuxième attaché culturel au consulat de New York, il dirigeait les opérations du SVR, le « nouveau » KGB pour l’Amérique du Nord.

Le SVR, acronyme russe de Service de renseignements sur l’étranger, avait pris charge des opérations et du personnel affecté auparavant à l’espionnage extérieur. La partie plus technique des activités, axée sur la collecte électronique de renseignements, avait été confiée à la nouvelle Agence fédérale des communications gouvernementales et de l’information. Quant au contre-espionnage et à la sécurité interne, ils avaient d’abord été transférés au ministère de l’Intérieur ; puis le ministère avait été démantelé, à la suite du coup d’État raté de 1993, Eltsine ayant des doutes sur sa loyauté ; les activités de contre-espionnage avaient alors été transférées au Service fédéral de contre-espionnage. Une quatrième partie avait été intégrée à la garde présidentielle.

Cela, c’était sur papier. On se serait cru aux États-Unis, avec des équivalents exacts de la CIA pour l’espionnage, de la NSA pour la collecte et le traitement de l’information, du FBI pour le contre-espionnage et des Secret Services pour la garde du président.

Dans les faits, malgré le démantèlement de l’ancien appareil des services secrets soviétiques, rien n’avait vraiment changé. En dépit des nouvelles divisions bureaucratiques, les chefs de ces différents services se réunissaient de façon continue pour coordonner leur travail, échanger des points de vue, orchestrer la défense de leurs intérêts communs et se préparer au jour où ils devraient prendre la relève. Ce serait de leurs rangs que sortiraient les futurs hommes forts dont aurait inévitablement besoin le pays.

Dans leur esprit, c’était inévitable. La Russie ne pourrait pas survivre sans une direction possédant une poigne solide. On n’efface pas par décret les réflexes d’une population habituée à vivre sous le joug des tsars puis du Parti. Par une sorte d’humour cynique, ils avaient baptisé leur groupe la Troïka. Y participaient les quatre responsables des sections de l’ancien KGB ainsi que leurs adjoints.

Et ce n’étaient pas les nominations officielles qui pourraient y changer quelque chose. Si le président décidait de remplacer un des responsables pour nommer un homme à lui, ce dernier était aussitôt isolé. Ses adjoints continuaient de prendre leurs ordres de son prédécesseur, et c’est lui qui continuait d’assister aux réunions hebdomadaires de la Troïka.

C’est pourquoi, dans les conversations courantes, tout le monde continuait à parler du KGB.

— Que signifient ces absurdités ? jeta Drozhkin d’un ton glacial, lorsque Cornforth eut terminé ses explications. Une bombe dans son auto, le saccage de son appartement ? Vous voulez à tout prix attirer l’attention sur nous ?

Le sénateur l’aurait volontiers envoyé promener. Mais le Russe était, lui aussi, membre du bureau de direction de l’organisation. Un membre théoriquement égal à lui, mais qu’il soupçonnait d’avoir l’oreille de Pardiac. De plus, sa valeur marchande était supérieure à la sienne : même en cette ère d’ouverture et de collaboration entre leurs deux pays, un colonel des services secrets russes était une denrée plus rare et plus recherchée qu’un homme politique américain, fût-il sénateur. Il entreprit donc de tout expliquer une fois encore.

— Comme je vous l’ai précisé tout à l’heure, nous n’avons rien à voir avec ces attentats.

— Mais qui, alors ?… À supposer que j’accepte votre version des faits.

— Je ne sais pas. J’ai demandé une enquête.

— Et les deux spécialistes que vous avez envoyés se faire démolir par cette mademoiselle… Maher ? C’était censé être un interrogatoire de routine, que vous m’aviez dit !

— Ça non plus, je ne comprends pas. Le dossier obtenu par notre agent infiltré dans le groupe F ne contenait aucune référence à son entraînement en self-defense.

— Nos deux meilleures couvertures de la section américaine ! reprit le Russe sur un ton de reproche.

Par couverture, il entendait des agents qui n’étaient pas officiellement russes et que le KGB pouvait utiliser pour des missions où il importait qu’aucun lien avec son pays ne puisse être découvert.

— Pour quelle raison quelqu’un d’autre pourrait-il bien vouloir éliminer cette jeune femme ? reprit Drozhkin.

— Je vous ai déjà dit que j’ai demandé une enquête !

— Je vous souhaite qu’elle aboutisse.

L’intervention de tiers mystérieux devait être une invention du sénateur pour se couvrir, songea le Russe. Le comportement de Cornforth devenait vraiment préoccupant. Dès son retour à l’ambassade, il communiquerait avec Pardiac.

Après avoir considéré son interlocuteur en silence pendant un moment, Drozhkin poursuivit.

— J’ai pensé à ce que vous m’avez dit hier au sujet de Limbo. Au fait que le message de Klaus l’ait associé à l’organisation.

— Et alors ?

— Il faut l’éliminer.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

— C’est la règle. Toutes les pistes doivent être coupées.

— Pour le moment, c’est impossible. Je viens de lui donner un contrat.

— Une autre de vos brillantes opérations ?

— Que je sache, je suis le seul responsable de ce secteur. Et ça inclut les agents que je choisis d’utiliser.

— Bien sûr, reprit Drozhkin sur un ton plus conciliant. Mais je trouve que vous l’impliquez beaucoup trop dans nos activités. Vous avez pensé à toute l’information à laquelle vous lui avez donné accès ?

— Il en avait besoin pour effectuer les travaux qu’on lui demandait.

— Et s’il se met à faire des liens ?

— Pour l’instant, il ne nous a créé aucun problème.

— Comme vous dites : pour l’instant…

— Bon, d’accord. Quand il aura terminé son contrat, on verra quelles dispositions on peut prendre…

Ça ne plaisait pas du tout au sénateur d’avoir à éliminer Limbo. D’abord parce qu’il n’avait jamais eu de meilleur instrument à sa disposition. Et, aussi, parce qu’il ne voyait pas très bien comment il serait en mesure de procéder à cette élimination.

— Mais ça risque de ne pas être facile, finit-il par ajouter.

— Ça, c’est votre problème. C’est vous qui l’avez mis en contact avec l’organisation : c’est vous qui en êtes responsable.

— Je l’ai utilisé avec l’accord de tout le bureau de direction, se défendit le sénateur.

— Exact, mais c’était sur votre recommandation personnelle. De toute manière, nous pourrons toujours en discuter avec Daran ; il arrive dans un jour ou deux.

— Il arrive ! ne put s’empêcher de répéter Cornforth… Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

Le sénateur avait toujours profondément détesté Daran. Il éprouvait pour lui une répulsion instinctive que la connaissance de ses habitudes particulières n’avait fait que confirmer. Mais Daran, lui aussi, avait l’oreille de Pardiac. En fait, depuis qu’il avait pris en charge la surveillance interne de l’organisation, il était devenu l’équivalent de son bras droit.

— Simple inspection de routine, répondit le Russe sur un ton faussement rassurant. Il a hâte de vous voir, paraît-il. Vous connaissez son obsession pour la propreté. Je crois que ce serait une bonne chose si le problème qui nous préoccupe était réglé d’ici à ce qu’il arrive.

— Il le sera.

— En ai-je jamais douté ?

Sur ce point, le sénateur avait l’âme tranquille. Le chèque devait déjà être en possession de Limbo. Malgré l’avis de son agent à l’intérieur du groupe F, il avait décidé de faire éliminer la jeune femme plutôt que de l’acheter. Et, cette fois, il y avait mis le prix : Limbo ne ratait jamais.

Lors du contrat précédent, bien sûr, il y avait eu un léger accroc : le contrat n’avait pas été exécuté tout à fait de la façon demandée. Mais le résultat net avait été le même.

— J’oubliais ! fit subitement Drozhkin. Je vous apporte une bonne nouvelle. La compagnie de boissons gazeuses a finalement cédé. Le premier paiement nous est parvenu ce matin par les voies habituelles.

— Parfait.

— Ça devrait nous permettre de déclencher le plan B dans les délais prévus. De votre côté, le groupe de recherche, ça progresse ?

— Ils avancent, ils avancent…

— Bon, je vous laisse à vos… occupations, fit alors Drozhkin, avec un geste de la main qui semblait vouloir englober l’ensemble de la maison.

En sortant, il songea que l’existence du sénateur cesserait sous peu d’avoir de l’importance. Elle était même déjà un facteur de risque. L’Américain se laissait trop aller. D’ailleurs, comment pouvait-on faire confiance à un homme qui avait des goûts comme les siens ? Un jour ou l’autre, cela finirait par le perdre.

L’homme du SVR savait de quoi il parlait : il avait une informatrice dans la luxueuse maison close que fréquentait le sénateur. Il était parfaitement au courant de ses habitudes. À quelques reprises, il avait même pu obtenir une description minutieuse des ébats auxquels se livrait l’homme politique. Ses électeurs auraient été très surpris d’en prendre connaissance, songea-t-il avec un sourire. Surtout que le sénateur s’était fait élire en jouant à fond la corde des valeurs religieuses les plus traditionnelles et les plus intransigeantes.

Aussitôt que Drozhkin eut quitté la pièce, le sénateur se leva précipitamment de son fauteuil et se dirigea vers la porte située à l’autre extrémité du salon. Il l’entrouvrit d’abord puis, ne voyant pas ce qu’il cherchait, il pénétra dans la chambre.

Le coup l’atteignit à la nuque et il s’écroula, inconscient.