Claudia acheva de s’habiller et mit son pendentif. Elle examina ensuite le résultat dans le miroir, à l’affût du moindre indice de laisser-aller.
Même en public, elle ne pouvait pas apercevoir un miroir sans y jeter un coup d’œil rapide mais attentif, comme si elle guettait son image, qu’elle la surveillait pour voir si elle n’allait pas se dissoudre.
Après une pensée pour ses premiers cheveux gris, qu’elle s’était juré de ne jamais faire teindre, elle sortit. Il était préférable qu’elle n’appelle pas WG-2 de chez elle. La ligne était peut-être encore sur écoute.
Elle entra au café Cap vert, ressortit aussitôt par la porte intérieure et se dirigea vers le téléphone public. À la quatrième tentative, l’appareil finit par accepter sa pièce de vingt-cinq sous.
La sonnerie eut à peine le temps de se faire entendre que WG-2 répondait. Il expliqua qu’il s’était acheté un casque de réceptionniste avec relais sans fil. Ça lui permettait de se promener partout dans l’immense appartement qu’il occupait sans jamais avoir à courir pour répondre au téléphone.
— Et pour ce que je t’ai demandé ? s’informa anxieusement Claudia.
— Rien dans les banques de données disponibles. Il faudrait que je fasse une demande pour avoir accès à celles de l’étranger.
— Ça va être long ?
— Le temps de me trouver un prétexte valable. Mais, en attendant, j’ai peut-être quelque chose qui va t’intéresser…
WG-2 laissa sa phrase en suspens, comme s’il désirait se laisser tirer l’information bribe à bribe.
— Accouche, s’impatienta Claudia.
— Tu connais ma collection d’articles de journaux ?
— Accouche, j’ai dit.
— J’ai trouvé quelque chose concernant la fondation d’un centre de recherche sur les céréales. Il y a six ans. Quelque chose en rapport avec la biogénétique… Tu devrais voir la liste des principaux invités.
Manifestement, WG-2 jouait à la faire languir. C’était sa manière de ne pas se sentir en reste, songea Claudia. Pour toutes les fois où c’était elle qui, par sa simple présence, le tenait plus ou moins en haleine. Elle accepta de jouer le jeu.
— Lequel des cinq était parmi les invités ?
— César Pardiac, un banquier français. Il représentait un des plus gros consortiums suisses de produits pharmaceutiques. Son groupe a investi près de deux cents millions dans le projet.
— Ça, c’est intéressant.
— Il y avait aussi l’ambassadeur soviétique de l’époque, accompagné d’un délégué aux questions scientifiques. C’est le délégué qui risque de t’intéresser : Porfiry Drozhkin. J’ai consulté l’annuaire diplomatique pour savoir où il était rendu.
— Et alors ?
— Consulat général de New York. Attaché culturel.
— C’est peut-être une coïncidence, fit Claudia, en espérant qu’elle se trompait.
— Possible. Mais il y avait aussi le sénateur Alexander B. Cornforth. Un Américain. Il s’occupait d’un comité sénatorial sur la recherche de pointe dans le domaine bioalimentaire.
— Et le Russe, pourquoi était-il là ?
— Les Soviétiques, comme les Américains, avaient accepté de collaborer avec le nouveau centre : échanges de données, partage de technologies…
— Tu as trouvé autre chose ?
— Il paraît que le sénateur est un des principaux représentants de la nouvelle majorité morale : il soumet régulièrement des projets de loi contre la pornographie, l’avortement et la prostitution. Il est aussi pour le rétablissement de la peine de mort et de la prière dans les écoles.
— Ça nous en fait trois. Autre chose d’intéressant ?
— Non… Juste un délégué du Moyen-Orient qui a prononcé un discours. Quelque chose ayant trait à l’importance de la recherche sur les céréales pour les pays du tiers-monde.
— Et son nom ? fit Claudia, voyant que c’était la question que WG-2 attendait.
— Victor Daran.
— Si j’ai bien compris, ça commence à faire une très grosse coïncidence.
— C’est ce que je me suis dit.
— Est-ce que, par hasard, il n’y aurait pas eu le cinquième nom, parmi les invités ?
— Non.
— Tu es absolument sûr ?
— Absolument.
— Dommage, ç’aurait été trop beau.
Claudia s’aperçut alors que WG-2, à l’autre bout de la ligne, paraissait jubiler. Comme s’il était en train de lui faire une bonne blague.
— Tu me fais marcher ? dit-elle, furieuse.
Elle croyait que tout était une pure invention, qu’il s’amusait à ses dépens.
— Je te jure qu’il n’était pas parmi les invités.
— Mais il était là ! enchaîna-t-elle aussitôt, réalisant pour quelle raison WG-2 rigolait.
— Oui.
— Et il n’était pas invité ?
— Non.
— Bon Dieu, accouche ! Pourquoi était-il là ?
— Parce qu’il est le directeur du Centre.
Claudia prit le temps d’assimiler l’information. L’affaire prenait tout à coup des proportions inattendues. Ces cinq personnes étaient-elles réellement en rapport avec la mystérieuse organisation SCRAP ? Peut-être s’agissait-il d’une autre affaire sur laquelle Klaus travaillait… De toute manière, qu’est-ce qu’une entreprise d’extorsion pouvait bien avoir à faire avec un centre de recherche sur les céréales ?
— Pour quelle raison avais-tu gardé cet article-là ? demanda-t-elle tout à coup.
— Il était au verso d’un autre qui m’intéressait.
— Est-ce qu’il y avait autre chose d’important ?
— Pas à mon avis. Si tu veux, je t’en fais une copie.
— Demain ? On pourrait prendre le petit déjeuner ensemble…
— Pour ça, je suis toujours volontaire. Remarque, je peux arriver ce soir : on serait certain de ne pas se manquer demain matin.
— Pas de problème, il y a un divan dans le salon.
— Si tu le prends comme ça…
— Je t’attends demain matin ?
— D’accord.
— Sept heures trente ?
— Sept heures trente. Mais je ne pourrai pas rester longtemps.
— On se reprendra.
— Si jamais je trouve quoi que ce soit d’ici là, je te l’apporte.
— C’est ça. Et bonne respiration ! Que le souffle soit avec toi !
Un jour, WG-2 lui avait déclaré, avec un humour acide mais souriant, qu’il était devenu un soupirant professionnel à son contact. Depuis, Claudia faisait régulièrement des blagues sur sa respiration, ce à quoi WG-2 répondait de façon invariable par la devise qu’il avait adoptée depuis plusieurs années : « Mieux vaut soupirer que d’expirer ».
— Je sais, je sais…
Avant de rentrer chez elle, Claudia s’attarda encore une heure dans le café pour lire une revue et grignoter un semblant de repas.
*
Lorsque le sénateur revint à lui, il était attaché par terre, bras et jambes en croix. Une femme très grande se tenait debout au-dessus de lui et le considérait d’un air moqueur.
Elle avait de longues bottes de cuir rouge sur lesquelles se détachait, en noir, le symbole soviétique du marteau et de la faucille. Sa minijupe ultracourte et sa veste entrouverte sur ses seins étaient du même rouge et portaient le même symbole. Dans la main droite, elle tenait un marteau de caoutchouc comme en utilisent les garagistes. Dans la gauche, une véritable faucille.
Elle mit un pied sur la gorge du sénateur.
— Un autre chien de capitaliste qui s’est écroulé au premier coup du marteau soviétique. Mais il n’a pas encore fini de payer, ajouta-t-elle sur un ton menaçant. Il lui reste encore à goûter à la faucille.
Elle se pencha vers lui, glissa la pointe acérée de la faucille à l’intérieur de la chemise du sénateur et tira d’un coup sec. La chemise s’ouvrit sans difficulté sur toute la longueur.
Le sénateur murmura faiblement :
— Oui, oui…
Kommie. C’était sous ce nom qu’il la connaissait. Il ne savait pas comment il pourrait continuer à vivre sans elle. Chaque fois, il était comblé par ses inventions. Elle avait l’art d’aller directement au cœur de ses fantasmes.
À mesure que la femme déployait sur lui son activité, le sénateur sombra dans un monde intemporel, sans idées et sans conscience, où il n’était plus que fantasme et sensation.
Quand la réalisation du plan B serait terminée, il se la paierait. Quel que soit le prix. Il en aurait les moyens. Il pourrait la voir tous les jours. Passer tout le temps qu’il voudrait avec elle. Elle lui appartiendrait et il serait son seul esclave. Plus personne d’autre ne profiterait de ses talents. Chaque jour, elle imaginerait pour lui des scénarios qui lui feraient tout oublier. Qui lui permettraient de retrouver son corps et sa puissance.
*
Au moment de pénétrer dans l’ascenseur, Claudia se heurta contre un employé de la compagnie Osiris. L’homme portait un habit de travail gris bleu et s’affairait sur le tableau de contrôle de l’appareil. Il était plutôt grand, avait les yeux gris et il lui jeta un regard rapide mais perçant.
— Désolé, c’est en réparation, dit-il.
— J’habite au dix-septième ! protesta la jeune femme.
L’homme se retourna vers elle. Il avait le front haut, les cheveux brun foncé et la mâchoire assez volontaire sans être carrée. Sa bouche était plutôt petite, droite et fermement dessinée. Un faible sourire apparut sur son visage.
— Je veux bien faire un spécial, dit-il après avoir pris le temps de la regarder. Le dix-septième ?
— Oui.
— Un instant…
Il entreprit de rebrancher les deux fils qui pendaient de la boîte de contrôle.
— Je ne voulais pas… commença à s’excuser Claudia.
— J’avais presque terminé, répondit l’homme sans lui laisser le temps de finir. Une simple vérification de routine.
L’instant d’après, il lui faisait signe d’entrer.
— Vous êtes certain qu’il n’y a pas de danger ?
— Si cela peut vous rassurer, je vais monter avec vous.
— Je ne voulais pas…
Mais déjà la porte s’était refermée sur eux et la cabine commençait à monter.
— Vous avez de beaux yeux, fit l’homme. Et un magnifique pendentif, ajouta-t-il, comme son regard descendait sur le petit poisson au cou de Claudia.
— Un vieux souvenir. De ma mère.
Elle se demanda aussitôt pourquoi elle avait dit cela.
— De votre mère ?
Claudia eut l’impression de voir le visage de l’homme changer pendant un bref moment.
La porte s’ouvrit. Claudia fit un signe de tête pour le remercier et sortit.
Lorsque la porte de l’ascenseur se referma, l’homme s’appuya contre le mur. Le pendentif, les yeux mauves, la vague ressemblance… Si les yeux étaient également un souvenir de sa mère…
Il fit un effort sur lui-même et acheva son travail. Il régla la minuterie pour sept heures et fixa la plaque de métal sur la boîte de contrôle. À partir de l’heure fixée, le lendemain matin, la première personne qui appuierait sur un bouton pour descendre du dix-septième étage déclencherait le mécanisme.
Comme le lendemain était un samedi, tous les bureaux seraient fermés. Et, sur l’étage, à part les bureaux, il y avait un seul appartement : celui de Claudia.
Troublé, l’homme décida de prendre d’autres renseignements sur la jeune femme le soir même. Les chances étaient infimes, mais si jamais ce n’était pas une simple coïncidence…
En entrant chez elle, Claudia ouvrit la radio. Tout en écoutant les informations d’une oreille distraite, elle se déshabilla pour se mettre à l’aise. Ce n’avait pas été une idée lumineuse de laisser ouverte la fenêtre du salon : l’humidité qui régnait depuis plusieurs jours sur la ville avait envahi l’appartement.
« … dans trois nouvelles villes américaines. On compte quatorze victimes, parmi lesquelles deux enfants. Cette fois, la cible est un autre producteur de boissons gazeuses ; il s’agit de la firme mondialement connue… »
Ainsi, le chantage continuait. Ils avaient maintenant une nouvelle cible. Cela voulait-il dire que la compagnie précédente avait cédé, qu’elle avait accepté de payer le prix ?
Quel rapport tout cela pouvait-il bien avoir avec la biogénétique et le centre de recherche ? Sur cette question, c’était le noir total. Pris un à un, les éléments du problème lui semblaient clairs, mais le portrait d’ensemble lui échappait.
Premier point : le chantage exercé contre les multinationales était attribué à une mystérieuse organisation nommée SCRAP.
Deuxième point : à ce groupe étaient reliées cinq personnes de cinq nationalités différentes. Ce deuxième point était cependant moins bien établi : l’indice lui permettant de tirer cette conclusion était le fait d’avoir découvert les cinq noms dans le message de Klaus, lequel était chargé d’enquêter sur le SCRAP. Est-ce que ces cinq noms constituaient la révélation importante qu’il s’apprêtait à faire avant d’être assassiné ?
Cela posait d’ailleurs un autre problème : pourquoi Bamboo lui avait-il conseillé de façon aussi dramatique de ne plus s’approcher du colonel Burnham ?
Les pensées de Claudia bifurquèrent alors sur l’homme qui réparait l’ascenseur. Elle était certaine d’avoir vu son expression changer, lorsqu’elle lui avait dit que le bijou venait de sa mère. Cela non plus n’avait aucun sens.
« … se rencontreront demain à Genève dans le cadre de la réunion annuelle de la FAO. Les disettes particulièrement dures qui sévissent actuellement dans onze des pays africains risquent en effet d’être aggravées par cette nouvelle cause de pénurie. On estime actuellement à plus de trente-cinq pour cent les pertes occasionnées cette année aux récoltes russes et chinoises.
Par ailleurs, le continent nord-américain, qui avait été épargné jusqu’à maintenant par ce fléau, a vu les premiers rapports de contamination apparaître hier. Dans l’espoir de tuer dans l’œuf la progression de l’épidémie, plus de trois mille hectares de blé seront brûlés dans le sud de la Saskatchewan. Les autorités canadiennes ont annoncé que tout nouveau cas de contamination serait traité avec la même rigueur. Les experts craignent cependant que ces mesures, bien qu’absolument indispensables, ne découragent les fermiers de rapporter les… »
Claudia sortit de sa torpeur et entreprit d’examiner le troisième point : quel rapport y avait-il entre les cinq personnes et le centre de recherche sur les céréales créé six ans plus tôt au nord de Montréal ? Le centre de recherche était-il une simple couverture permettant de camoufler des opérations illégales ?… Quelle relation pouvait-il bien exister entre un réseau international d’extorsion et la recherche en biogénétique ?
Habituée à effectuer des recherches, Claudia connaissait le danger de se laisser prendre à des liens superficiels qui s’avèrent, après analyse, de pures apparences. L’esprit ne cesse de créer de ces rapprochements par incapacité d’assimiler des choses éparses et sans rapport.
« Dans un autre domaine, on annonce une visite surprise du président de la Russie à Washington. Le but précis de la visite n’a pas été révélé, mais le communiqué conjoint des deux délégations mentionne que les hommes d’État s’entretiendront de sujets d’intérêt commun pour leurs deux peuples.
Interrogé à ce sujet, le porte-parole américain a nié que la rencontre soit liée à la pénurie de céréales qui sévit actuellement en Russie. On se rappellera à ce propos que Boris Eltsine a récemment demandé l’aide internationale pour faire face à la crise alimentaire qui… »
Claudia allongea le bras pour fermer l’appareil. Après avoir tergiversé un quart d’heure entre son lit et la perspective de sortir, elle décida d’aller faire un tour au Beat. Le décor de l’endroit, la musique, la danse étaient exactement ce qu’il lui fallait pour se changer les idées.
*
César Pardiac avait déjeuné de façon légère. Sa digestion lui causait des problèmes. Sur la table, il y avait un résumé des derniers développements concernant l’opération en cours. Ce n’était pas un hasard si le rapport lui était parvenu directement de Montréal, par-dessus la tête du responsable nord-américain : le document mettait ce dernier en cause de façon virulente.
Devant lui, il y avait également un télégramme. De Limbo. Une demande urgente d’information. Mais il fallait d’abord téléphoner à Daran. C’était cela, la véritable urgence. Heureusement qu’il avait eu l’idée d’envoyer le surveillant général là-bas : si les choses tournaient mal, il y aurait quelqu’un de fiable sur place pour prendre la situation en main et ramasser les dégâts.
Au téléphone, Daran lui confirma ce que le rapport annonçait.
— Il y a eu une nouvelle série de recherches dans les banques de données, dit-il. Beaucoup plus restreinte. Presque uniquement les banques gouvernementales.
— Sur les cinq noms ?
— Les cinq.
— Vous avez repéré l’origine de l’enquête ?
— Impossible. Ça vient de l’intérieur des ministères. Le code utilisé est connu d’au moins une centaine de personnes.
— Il faudrait voir si une de ces personnes est en rapport avec la fille.
— Sur ça, on devrait être fixé d’ici à deux ou trois jours.
— Et la fille ?
— Cornforth a placé un nouveau contrat sur sa tête.
— Quoi ! Il va foutre tous nos plans par terre !
— Il a eu recours à Limbo.
— Limbo ! Alors, on a une chance.
— Je ne vois pas quelle chance on peut avoir.
Pardiac lui expliqua qu’il venait de recevoir un télégramme de Limbo et que ce dernier attendait une réponse dans moins de six heures. Ce serait l’occasion de lui dire de tout arrêter.
— Il va quand même falloir payer le prix, fit remarquer Daran.
— Cornforth s’en occupera. C’est à lui de payer pour ses gaffes.
— À propos de Cornforth, Drozhkin a fait pression sur lui pour qu’il élimine Limbo.
— L’imbécile !… Comment Cornforth a-t-il réagi ?
— Il s’est servi du prétexte qu’il avait déjà donné un contrat à Limbo pour tout retarder. Évidemment, il ne lui a pas dit que le contrat en question était la fille.
— Le brave sénateur commence à devenir embarrassant.
— C’est aussi mon avis.
— J’aurais… j’aurais quelque chose à proposer.
— Un instant ! l’interrompit Daran sur un ton légèrement inquiet.
— Oui ?
— Êtes-vous certain que la ligne est « propre » ?
— Absolument. J’ai un détecteur branché en permanence. Au prix qu’il me coûte, il doit pouvoir repérer jusqu’aux oiseaux qui se posent sur les fils.
Pardiac conclut avec un rire forcé auquel son interlocuteur ne réagit pas. Victor Daran ne riait jamais avec les questions de sécurité.
— Jusqu’à maintenant, le plan se déroule comme prévu, reprit Pardiac. Les implantations préliminaires sont presque achevées. Aussitôt que la production en série sera au point, nous pourrons passer à la phase finale.
— Je sais, je sais…
— Ce qu’il nous faut, reprit lentement Pardiac, c’est gagner du temps. Je crois que j’ai une solution. Il faudrait passer par la fille pour les lancer sur une « vraie » fausse piste… Vous voyez où je veux en venir ?
— Pas vraiment, non.
— Derrière la fille, il y a certainement une organisation. Peut-être la CIA, mais plus probablement notre vieille connaissance : F.
— Celle-là, si on pouvait s’en occuper !
— Faute de s’en occuper, on va lui donner, elle, de quoi s’occuper. Écoutez bien…
Pardiac expliqua pendant de longues minutes à Daran en quoi consistait son plan et ce qu’il attendait de lui. Daran admit que c’était une idée brillante. Il fit alors un résumé des tâches qu’il avait à faire pour s’assurer de ne rien oublier.
— Pour la fille, dit-il, découvrir précisément ce qu’elle sait et ce qu’il conviendrait de lui fournir pour l’orienter.
— Bien.
— Pour Cornforth, prévoir sa réaffectation et assurer l’intérim.
— Bien.
— Pour Drozhkin et Leppert : surveiller, encadrer au besoin et prévoir une éventuelle réaffectation.
— Bien.
Pardiac ponctuait chaque phrase de Daran de la même approbation concise. Il avait toujours apprécié l’esprit froid et synthétique du surveillant général. De ce côté, on ne pouvait rien lui reprocher.
— Pour Cornforth, on utilise la procédure habituelle ? s’enquit Daran.
— Je crois qu’il faudrait prévoir quelque chose de plus expéditif. Avec le rapport qu’on a déjà eu sur lui…
— Ça risque quand même de faire des vagues.
— Il faudrait trouver quelque chose que les autorités officielles se dépêcheraient d’enterrer.
— Je vois… Est-ce que vous pourriez prévenir Oméga que je vais avoir besoin de ses services ?
— Cela dépend de la nature des services auxquels vous songez.
Daran lui fit alors un exposé succinct de ce qu’il envisageait.
— Ça me semble parfait, approuva Pardiac. D’ici une heure, elle sera avisée de se mettre à votre disposition… Pour le travail, bien entendu.
— Et pour la diversion, j’ai carte blanche ?
— Carte blanche.
— Je vais sacrifier uniquement ce qui est nécessaire pour la mise en scène de New York. Cela devrait suffire à les amener sur la voie de garage.
— Je compte sur vous.
— Je vous téléphone dès qu’il y a du nouveau… Pour Limbo, essayez de ne pas trop attendre avant de le joindre.
Un silence de plusieurs secondes brisa la conversation.
— Je crois que vous avez assez à faire de votre côté sans vous mêler de superviser mes activités, répliqua finalement Pardiac… Vous n’avez rien d’autre ?
— Non.
— Bien… Alors, je vous laisse. Quoi qu’il arrive, vous me tenez au courant.
César Pardiac raccrocha et demeura un instant songeur. Le moment qu’il anticipait depuis longtemps était arrivé. La lutte finale pour le pouvoir à l’intérieur de l’organisation venait de s’amorcer.
Une fois Cornforth écarté, comment les autres réagiraient-ils ? Drozhkin et Leppert soupçonneraient-ils la vérité ?… Probablement pas. Pas tout de suite, en tout cas. Seul Daran était dangereux. Mais tant qu’il aurait l’impression que les plans de l’autre le servaient, il attendrait son heure. Pardiac se dit qu’il n’aurait qu’à le prendre de vitesse, le moment venu.
Son regard revint au télégramme de Limbo. Il réclamait un dossier complet sur Claudia Maher. Il demandait même une enquête sur ses antécédents familiaux. Ce détail l’intriguait. Surtout qu’il voulait cette information dans un délai de six heures.
Ce n’était pas la première fois que Limbo exigeait des renseignements supplémentaires avant d’exécuter un travail. Mais il n’avait jamais rien réclamé de cette nature. Avait-il découvert quelque chose d’intéressant ou de suspect ?
Pardiac résolut de transmettre un message laconique qui lui donnerait le temps d’aviser.
Priorité absolue : contrat annulé. Situation modifiée de façon majeure. Engagements financiers seront tenus comme prévu. Prime supplémentaire pour annulation effective. Renseignements demandés suivront dès que disponibles.
Il importait que Limbo n’ait pas l’impression que des erreurs avaient été commises : c’était pour cette raison que Pardiac avait pris soin de justifier le contrordre par une modification de la situation. Si le contractuel soupçonnait chez eux un élément de risque, il était capable de ne plus accepter aucun autre contrat de leur part.
*
Au même moment, Daran téléphonait à l’agent de l’organisation infiltré à l’intérieur du groupe F. Malgré le risque qu’il y avait de le brûler, il n’hésita pas une seule seconde : la poursuite du plan passait avant tout.
Les instructions qu’il lui donna étaient fort simples : il fallait avertir les services appropriés qu’un autre attentat se préparait contre Claudia Maher. De cette façon, si jamais Pardiac ne réussissait pas à joindre Limbo, peut-être qu’une équipe d’anges gardiens réussirait à l’intercepter.
Cette mesure constituait évidemment un risque pour la sécurité de Limbo, mais Daran n’avait pas les scrupules de Pardiac. Dans moins d’un mois, le plan B serait effectif et l’organisation n’aurait plus besoin du contractuel. Limbo était pour lui un compétiteur personnel. C’était aussi un élément de risque : l’organisation n’avait aucun contrôle sur ses activités. Sur ce point, il fallait d’ailleurs admettre que Drozhkin n’avait pas complètement tort.