WG-2 était arrivé à sept heures vingt-neuf.
Il n’était jamais en retard, mais jamais plus de deux ou trois minutes en avance. Claudia l’avait souvent taquiné à ce propos.
— De toute façon, on n’y échappe pas, avait un jour répliqué WG-2. Si tu as l’habitude d’arriver en avance, les psychologues t’étiquettent comme anxieux. Si tu es à l’heure, c’est parce que tu es obsessif.
— Et ceux qui sont en retard ?
— Des agressifs sournois.
— Mais si ce n’est pas systématique ?… Tantôt en avance, tantôt en retard… Ou même à l’heure ?
— Ils doivent être les trois à la fois, avait alors conclu WG-2 avec une logique désarmante. Par exemple, moi, j’arrive toujours une demi-heure à l’avance, au cas. Puis j’attends qu’il soit l’heure pour entrer.
— Est-ce que tu es déjà arrivé en retard ?
— Une fois. Ma montre s’était arrêtée. J’avais peur d’être en avance, alors j’ai attendu d’être certain qu’il ne soit pas trop tôt… Je suis arrivé une demi-heure en retard.
En ouvrant la porte, Claudia ne put réprimer un sourire. Dans la main droite, WG-2 tenait une boîte de croissants.
— Au blé entier, dit-il en lui tendant la boîte.
L’autre main se débattait avec un sac d’épicerie où il y avait, pêle-mêle, un assortiment de petits pots de confiture, deux oranges, du café fraîchement moulu et un morceau de brie.
— Juste quelques provisions que j’ai prises en passant, se dépêcha-t-il de s’excuser. Au cas où il te manquerait quelque chose.
— As-tu pensé à apporter la vaisselle ? se moqua gentiment Claudia.
Elle songea alors à Klaus. Est-ce que sa manie d’inonder les gens de cadeaux tenait du même type d’insécurité ? Les deux hommes étaient pourtant tellement différents.
— J’ai une heure, déclara alors WG-2. C’est assez ?
— Pour tout manger, sûrement pas ! continua de se moquer Claudia. Mais pour parler et entamer les provisions, ça devrait aller.
Elle prit les documents qu’il lui tendait.
— Il n’y a pas grand-chose de plus que ce que je t’ai raconté hier, fit-il.
— De toute manière, je veux relire tout ça à tête reposée.
Le repas se passa à parler de choses et d’autres, notamment des articles que collectionnait WG-2.
Dans l’appartement situé sous celui de Claudia, Bamboo suivait la conversation à l’aide d’un casque d’écoute. Par mesure de prudence, il avait également installé un ange gardien dans l’espace de rangement situé devant l’appartement de la jeune femme.
La veille, Burnham lui avait fait part d’une information comme quoi un nouvel attentat était prévu. Il ne pouvait pas révéler sa source, mais il était certain que cela aurait lieu dans les prochaines vingt-quatre heures. Bamboo avait alors élaboré en catastrophe un dispositif supplémentaire de sécurité. Il n’avait cependant rien dit à Claudia : aucune raison de l’inquiéter davantage. Et puis, même si l’idée ne lui souriait pas, il fallait bien prendre un minimum de risques pour forcer l’adversaire à se découvrir.
*
Limbo avait reçu le message de Pardiac à six heures vingt-deux par le biais de la boîte aux lettres de New York. Le report de l’opération l’arrangeait. Surtout qu’il n’avait pas encore obtenu de réponses aux questions qu’il leur avait posées. Mais il était trop tard pour retourner désamorcer le mécanisme. Il n’avait pas le choix : il devait appeler la jeune femme pour la prévenir.
En composant le numéro de Claudia, il songea au message qu’il venait de recevoir. On lui offrait une surprime en plus des honoraires prévus, tout cela uniquement pour annuler l’opération. Y avait-il eu un simple changement dans la conjoncture, comme le suggérait le message, ou est-ce que sa demande d’information les avait alertés ? Peut-être avaient-ils découvert autre chose ?
La tonalité de l’appareil le tira de ses pensées : la ligne était occupée.
*
Claudia termina de ranger la vaisselle du repas à côté de l’évier et se dirigea vers la salle de bains. Un coup de peigne et elle était prête. WG-2 l’attendait dans le corridor. Il avait déjà appelé l’ascenseur.
Avant de sortir, elle rebrancha machinalement le téléphone qu’elle avait coupé la veille pour ne pas être dérangée. Elle l’avait à peine déposé que l’appareil sonna.
WG-2 lui fit alors un signe de la main pour lui dire bonjour. Il ne pouvait plus attendre, il ne voulait surtout pas être en retard au bureau.
Amusée de le voir en proie à son obsession, Claudia lui répondit par un clin d’œil complice et décrocha.
— Allô ?
— Mademoiselle Maher ?
— Oui.
— Ne prenez pas l’ascenseur. Sous aucun prétexte.
— Quoi !…
— Si vous devez descendre, prenez l’escalier et appelez l’ascenseur à partir du seizième. Il y va de votre vie.
— Mais…
— Ce n’est pas une plaisanterie, mademoiselle Maher. Votre vie est en jeu.
Claudia avait l’impression d’avoir déjà entendu cette voix. Puis elle songea à WG-2. Laissant l’acoustique tomber sur la table, elle se précipita dans le couloir en lui criant d’attendre.
La porte de l’ascenseur se referma sur le visage étonné de WG-2, dont la main cherchait maladroitement le bouton d’arrêt. Quelques secondes plus tard, la cabine s’écrasait sur le plancher du deuxième sous-sol.
Claudia entendit d’abord le cri puis le bruit de l’écrasement. Elle se dirigea aussitôt vers la porte de la cage d’escalier.
Comme elle l’ouvrait, Bamboo Joe surgit devant elle.
— La gracieuse collaboratrice devrait rentrer dans son honorable appartement. Il y a quelqu’un qui s’occupe de…
— Laissez-moi ! l’interrompit Claudia en essayant de le bousculer.
Bamboo ne bougea pas. Il la saisit par les épaules et la laissa se débattre. Puis il lui répéta doucement :
— La gracieuse collaboratrice devrait rentrer dans son honorable appartement. Tout ce qu’il est possible de faire pour le pittoresque ami sera fait.
Son élan brisé, Claudia se laissa ramener chez elle.
Sur la table, l’appareil téléphonique émettait une tonalité continue : l’inconnu avait raccroché.
Dix minutes plus tard, après deux cognacs, la jeune femme avait repris une certaine contenance. Quand un des assistants de Bamboo vint les informer de la mort de WG-2, elle prit simplement un troisième cognac.
Bamboo murmura alors quelques mots à l’oreille de « l’honorable assistant » : il s’agissait d’un numéro de téléphone et du nom d’un policier. Ce dernier verrait à étouffer l’affaire.
Il revint ensuite à Claudia. Elle lui parla de l’appel qu’elle avait reçu.
— L’indigne personne qui se tient devant vous était déjà au courant, noble collaboratrice née après moi. Votre honorable téléphone était sur écoute.
— Mon téléphone était quoi ?
— Indispensable précaution, se dépêcha d’expliquer Bamboo. Un honorable inconnu nous a appelés pendant la nuit.
— Cette nuit ?
— Pour prévenir qu’un nouvel attentat risquait de se produire contre l’inestimable collaboratrice. Des gardes ont aussitôt été placés à toutes les issues.
— Vous saviez !
— Personne n’aurait pu se rendre jusqu’à la précieuse…
— Et Wayne Gretzky Gauthier ? Comment a-t-il réussi à passer ?
— La regrettée victime n’était pas un inconnu, plaida Bamboo.
Presque timidement. Comme pour s’excuser.
— Et si c’était moi qui avais pris l’ascenseur !
— Mes indignes épaules réclament la responsabilité de l’impardonnable négligence. Il était prévu d’avertir la collaboratrice dès le départ du pittoresque ami. Si la collaboratrice le désire…
— Non ! coupa brutalement Claudia. Ne recommencez pas votre cirque.
Elle se souvenait du faux suicide de Bamboo et elle n’avait pas envie d’avoir droit à une deuxième version. Comprenant à demi-mot son allusion, l’Eurasien eut un geste apaisant.
— Le même nuage ne peut pas crever deux fois, dit-il.
— Vous êtes certain que ça s’applique aussi aux gens ?
— L’humble conseiller désirait simplement offrir qu’on examine ensemble ce qu’il convient de faire.
En guise de réponse, Claudia se cala dans son fauteuil et prit une longue respiration.
Elle ressentait un mélange de rage folle, de tristesse et de désespoir. Toutefois, ses sentiments étaient comme enrobés dans une bulle d’insensibilité qui la laissait extérieurement calme, distante, presque froide.
Elle ne tremblait plus du tout. Ses yeux étaient maintenant secs. C’est d’une voix posée qu’elle demanda :
— Vous avez appris quoi, au juste ?
— Qu’un autre attentat aurait lieu dans les vingt-quatre heures contre l’inestimable collaboratrice.
— C’est tout ?
— Oui.
— Aucune idée d’où ça peut venir ?
— Non. Nos pitoyables efforts se sont avérés stériles.
— Il existe deux possibilités, conclut alors Claudia. Ou bien il y a un troisième groupe d’impliqué, ou bien…
Elle s’arrêta avant d’expliquer sa deuxième hypothèse. Si elle ne se trompait pas, il était temps qu’elle se serve de ce qu’elle avait réussi à trouver. Elle savait même par où commencer. Tout d’abord, elle allait…
— Mes misérables oreilles peuvent-elles espérer avoir accès aux sagaces déductions de la gracieuse collaboratrice ? fit Bamboo, interrompant du coup ses réflexions.
Claudia esquissa un sourire. Quels que soient les événements, la politesse imperturbable et délirante de l’Eurasien continuait de fonctionner comme une mécanique bien huilée.
— Je vais avoir besoin de bien plus que vos misérables oreilles, affreuse caricature de Charlie Chan. Connaissez-vous quelqu’un du nom de Thomas Leppert ?
— Le bruissement de ce nom a déjà effleuré mes tympans. Les modestes ressources de mon intelligence échouent cependant à voir un rapport entre ce nom et nos préoccupantes mésaventures. L’honorable Leppert serait-il relié de quelque manière à nos déplorables antagonistes ?
— Je crois qu’il s’agit d’un membre important de leur organisation.
— Hypothèse fascinante.
— Je crois aussi qu’il commence à y avoir du remue-ménage à l’intérieur de leur groupe. On pourrait en profiter.
— À mon immense honte, le brouillard englue mes neurones rabougris. De quelle manière la gracieuse collaboratrice suggère-t-elle de procéder ?
Claudia se leva et entraîna Bamboo dans le bureau.
— J’ai du travail pour vous, dit-elle en lui désignant le micro-ordinateur. Trouvez-moi tout ce que vous pouvez sur Leppert ainsi que sur BioGen.
— BioGen ? C’est un nom ou un prénom ? demanda candidement Bamboo.
— Un centre de recherche en biogénétique. Ils travaillent sur les céréales.
Elle lança sur la table les documents de WG-2.
— Il venait juste de m’apporter ça, dit-elle.
Bamboo lui jeta un regard interrogateur.
— Avant de s’écraser dans l’ascenseur, précisa Claudia.
— Et l’honorable collaboratrice pense que c’est pour cette raison que le pittoresque ami a été…
— L’honorable collaboratrice pense qu’il est mort à sa place et elle entend faire ce qu’il faut pour le venger. Vous vous décidez ?
Bamboo entreprit sur-le-champ de parcourir le dossier.
Il réalisait à quel point la contenance que la jeune femme se donnait était fragile. Seule la tension vers le but à atteindre lui permettait de ne pas éclater. Il était encore trop tôt pour y changer quoi que ce soit. Mais, avant de passer à l’étape finale, il faudrait voir à lui donner une plus grande solidité. Et, pour cela, il faudrait d’abord qu’elle éclate pour de bon, qu’elle achève de se vider.
— Cherchez seulement l’information sur Leppert et BioGen, reprit Claudia. Le plus urgent, c’est son adresse. Pour le reste, on verra en temps et lieu.
Bamboo s’installa devant l’appareil et acquiesça par toute une série de hochements de tête.
Quelques minutes plus tard, il faisait sortir sur l’imprimante le résultat de ses recherches. En plus de l’adresse du centre BioGen, il avait réussi à obtenir une biographie assez élaborée de Thomas Leppert.
— Une chose échappe à mes humbles facultés, fit alors Bamboo. Pourquoi la précieuse collaboratrice s’est-elle intéressée à cet article ? Qu’est-ce qui a amené sa remarquable perspicacité à faire un rapprochement entre les cinq noms de l’article et nos funestes antagonistes ?
— Vos humbles facultés ne pourraient pas comprendre, répondit sèchement Claudia.
Elle s’en voulut aussitôt de sa brusquerie, mais il n’était pas question que quelqu’un d’autre mette les pieds dans le refuge de Klaus. C’était désormais la seule chose qu’elle partageait avec lui. La seule chose qui pouvait lui tenir lieu d’intimité, en quelque sorte.
Elle se leva et se dirigea vers la salle de bains.
— Je pars dans quinze minutes, dit-elle.
— Serait-il excessivement indiscret de demander à la précieuse collaboratrice un supplément d’information sur le but de son honorable départ.
— Je vais voir Leppert.
— Une fois encore, mes humbles facultés…
Claudia ne lui laissa pas le temps de terminer.
— S’il commence à y avoir des dissensions à l’intérieur de leur groupe, il faut les attaquer séparément. Les forcer à se compromettre.
— Et si, par le plus improbable des hasards, ce n’était pas la bonne hypothèse ?
— Il faut bien provoquer quelque chose… vous ne croyez pas ?
— Sans vouloir importuner les honorables oreilles de la collaboratrice, il y aurait peut-être lieu de prendre garde à ce que cette généreuse initiative risque de provoquer…
— Vous êtes là pour me protéger, non ? ironisa la jeune femme. Quel danger pourrais-je bien courir ?
Bamboo l’observa un instant avant de lui répondre.
— Je vois que la gracieuse collaboratrice a déjà pris sa décision… Quand les vents du karma soufflent sur la mer de notre destinée, seul le fou tente d’y faire obstacle.
— Comme vous dites…
— Mais le sage peut quand même s’acheter un gouvernail pour éviter les récifs.
Il fit une pause avant de poursuivre, sous l’œil vaguement déconcerté de la jeune femme.
— Si l’honorable collaboratrice le veut bien, elle descendra par l’escalier jusqu’au sous-sol et je la reconduirai dans mon misérable véhicule. Allongée sur la banquette arrière, elle devrait échapper aux regards éventuels et indiscrets.
— Si c’est mon karma d’être aperçue, pourquoi lutter contre le destin ? répliqua la jeune femme.
— Comme le disait mon honorable grand-tante, Brise sagace, il ne faut pas confondre abandon au karma et tendances suicidaires. Mon honorable grand-tante avait beaucoup lu Freud, ajouta-t-il, après un moment de jubilation contenue. Elle trouvait que c’était un assez vaste poète… pour un Occidental. Vous venez ?
*
Le centre BioGen était situé dans un parc industriel, à l’extrémité ouest de l’île de Montréal. Le trajet se déroula sans histoire.
Lorsque Claudia demanda à voir le professeur Leppert, la réceptionniste lui répondit que c’était impossible sans rendez-vous. Elle toisait Claudia avec la hauteur des gens installés sur le barreau le plus bas d’une très haute échelle et qui s’identifient à l’échelle tout entière.
— Annoncez-lui Claudia Maher. Il me recevra.
— Est-ce que ce nom doit lui dire quelque chose ?
— Si ça ne suffit pas, dites-lui que je représente les intérêts du groupe Pardiac, Daran, Drozhkin et Cornforth.
— Vous avez une carte ?
— Non. Mais je vais avoir une explication avec le professeur à votre sujet, si vous continuez à me retarder.
Devant la menace, la secrétaire battit en retraite.
— Je vais voir s’il est possible de le joindre, fit-elle avant de disparaître derrière une porte.
Elle revint moins de deux minutes plus tard.
— Le professeur Leppert va vous recevoir à l’instant, mademoiselle Maher. Je m’excuse de vous avoir fait attendre. Vous comprenez, le professeur a tellement de travail. Il y a tellement de gens qui le réclament… Si vous voulez bien me suivre…
L’homme qui lui tendit la main mesurait un peu moins de deux mètres, n’avait presque plus de cheveux, était vêtu d’un costume d’alpaga bleu pâle assorti à la couleur de ses yeux. Son sourire se voulait engageant, mais un tic lui agitait le coin droit de la bouche.
— Mademoiselle Maher… je suis le docteur Leppert.
Claudia lui serra la main fermement, répondit à son salut par un bref signe de tête et s’assit sans attendre d’y être invitée.
Comme elle ne parlait pas, Leppert se décida à casser la glace.
— Je n’ai pas très bien compris le but de votre visite. D’après ce qu’on m’a dit, vous seriez envoyée par des amis communs.
— À vrai dire, j’ai un peu modifié la réalité. Je suis journaliste.
La voix du docteur se durcit.
— Mademoiselle, dit-il, si c’est là votre façon de plaisanter…
— Vous ne m’auriez pas reçue, autrement.
— Bien sûr que non !
— Vous voyez ! répondit-elle avec un sourire désarmant. J’ai eu raison.
— Et comment avez-vous fait pour obtenir les noms que vous m’avez donnés ?
— Un article de journal, au moment de la fondation du Centre.
— Astucieux.
— Je ne vous dérangerai pas longtemps, enchaîna Claudia avec son air le plus engageant. Juste quelques questions pour orienter mon article.
— Vous le faites sur quoi, votre article ?
Claudia ignora la question.
— Je voudrais savoir sur quoi vous travaillez précisément, dit-elle.
— Il s’agit de recherches en biogénétiques. Sur les céréales.
— Et ça consiste en quoi ?
— Vous pouvez me dire pourquoi ça vous intéresse ?
— Vous avez quelque chose à cacher ?
— Absolument pas. On essaie de fabriquer des souches résistantes à différents climats, à certains micro-organismes…
— Intéressant.
— Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous vous intéressez à notre centre.
Claudia ignora de nouveau la question et poursuivit son propre interrogatoire.
— Comment est-ce que les compagnies de produits alimentaires voient vos travaux, professeur ? Elles ne craignent pas que cela fasse tomber les prix ?
— Absurde. Tant qu’elles contrôlent la distribution, elles ont avantage à ce que l’on augmente le rendement. Ce sont elles qui vont en profiter. En partie, du moins, ajouta-t-il après coup, comme pour atténuer les implications de ce qu’il venait de dire.
— Et la population environnante ? Il n’y a pas de danger ?
— Comment voulez-vous que… ?
— Pour procéder à vos manipulations génétiques, je suppose que vous travaillez sur des bactéries, l’interrompit la jeune femme. S’il y avait contamination…
— Aucun danger, je vous assure.
— Côté financement, de quelle manière est-ce que ça fonctionne ?
— Des fondations internationales qui…
— Cela doit demander beaucoup d’argent, des recherches de ce genre ?
— Assez, oui.
— Quel intérêt les compagnies ont-elles à vous financer par le biais des fondations ? Effectuez-vous des recherches secrètes pour elles ?
— Non, non, se dépêcha de protester Leppert, en feignant de prendre la question à la blague. Leurs motifs sont beaucoup plus terre à terre : publicité, évasions fiscales…
Claudia décida de continuer à le pousser pour voir comment il réagirait.
— J’espère que vous ne servez pas à blanchir les fonds de la Mafia. Déjà, le Vatican, avec le scandale de la banque Ambrosiano… Sans parler de la BCCI.
— Bien sûr que non ! Qu’est-ce que vous allez imaginer là ?
— Êtes-vous bien certain qu’il n’y a pas de recherches secrètes ?
L’expression du docteur Leppert se contracta et il prit le temps de considérer longuement la jeune femme avant de répondre.
— Que voulez-vous, au juste, mademoiselle Maher ? Vous ne croyez pas qu’il serait temps de jouer cartes sur table ? Il ne faudrait pas me croire plus naïf que je ne suis.
— Ce ne serait pas la première fois, répondit-elle en poursuivant son idée : la CIA a déjà subventionné des recherches clandestines sur le LSD à Montréal. Des expériences faites sans même que les patients en soient informés…
— Je ne vois vraiment pas le rapport. Le LSD, je peux toujours comprendre que ça intéresse les espions. Mais les céréales…
— Vous pourriez travailler sur des armes bactériologiques…
— Mademoiselle, cette entrevue est terminée. Vous êtes très divertissante, mais toute bonne chose a une fin. Je vous conseille de ne pas abuser de votre chance.
Claudia se leva.
— Je reviendrai vous voir lorsque je serai plus avancée, dit-elle.
— Plus avancée en sagesse et en prudence, mademoiselle Maher. Du moins, je l’espère pour vous.
L’objectif de créer des remous semblait atteint. Leppert commençait à perdre la maîtrise de lui-même.
— De votre côté, dit-elle en se retournant, si vous avez quelque chose de neuf, téléphonez-moi.
Puis elle referma la porte sans lui laisser le temps de répondre.
Pendant que Bamboo la ramenait en ville, elle lui raconta l’entrevue par le détail.
— Je crois qu’il ment, conclut-elle.
— Il est bien possible que l’honorable inquisiteur des secrets de la vie entretienne des rapports complexes et tortueux avec la vérité, approuva le pseudo-Chinois. Mais cela signifie-t-il qu’il est impliqué dans l’affaire qui nous intéresse ?
— En tout cas, il a quelque chose à cacher.
— Sur ce point, la précieuse collaboratrice a probablement raison. Mais tant de choses peuvent être dissimulées. Peut-être s’agit-il d’un banal détournement de fonds ? D’une simple fraude fiscale ? Quel centre de recherche n’en fait pas pour survivre ? Peut-être l’honorable professeur craint-il seulement qu’on ne surprenne son honorable main dans l’honorable sac ?
— Et l’allusion au fait que je ne dois pas abuser de ma chance ?
— Sur ce point, mes misérables facultés sombrent de nouveau dans la confusion la plus déroutante.
— Supposons qu’il soit au courant et supposons que le centre de recherche soit lié à l’organisation…
— Les hypothèses audacieuses sont l’élément même de la vie, mais aussi la cause la plus fréquente de la mort.
— Voulez-vous bien cesser de pontifier pour un instant ! explosa la jeune femme. Si jamais j’ai besoin de biscuits chinois, je m’en achèterai un sac.
— Les hypothèses sont choses volatiles, se défendit Bamboo. L’humble conseiller désirait seulement attirer l’attention sur l’extrême prudence requise dans leur maniement. La plus minuscule regrettable maladresse et…
— Assez !