Chapitre 12
 

Ce soir-là, en arrivant chez lui, Thomas Leppert téléphona à Paris. Il dut attendre une dizaine de minutes avant que Pardiac ne soit disponible.

— Vous m’aviez promis qu’il n’y aurait pas de problèmes, attaqua le directeur de BioGen.

— Si vous m’expliquiez ce qui se passe…

— Une journaliste est venue à mon bureau. Elle a demandé à plusieurs reprises si nous faisions des recherches secrètes.

— Et pour quelle raison l’avez-vous reçue ? coupa Pardiac d’un ton froid. Il me semble qu’on avait décidé que vous ne parleriez jamais à aucun journaliste !

— Parce qu’elle s’est présentée comme venant de votre part.

— De ma part ?

— Elle a dit à ma secrétaire qu’elle représentait les intérêts du groupe Pardiac, Daran, Drozhkin et Cornforth.

La voix de Pardiac se fit plus lente, plus appliquée.

— Et vous savez de quelle manière elle a obtenu ces noms ?

— Un article de journal au moment de la fondation du Centre. Vous étiez mentionnés tous les quatre.

Pardiac se mit à réfléchir à toute allure. Leppert avait bien dit « une » journaliste. Ça devait être elle… Mais qu’est-ce qui avait bien pu lui donner l’idée de déterrer cet article ? Un indice laissé par Klaus ? À première vue, il n’y avait pas de raison pour qu’elle s’intéresse au centre de recherche. Et pourquoi leur faisait-elle savoir qu’elle les connaissait ? Était-ce une approche ?

Évidemment, l’imbécile de Leppert n’avait rien vu.

— La journaliste, vous avez oublié de me dire son nom, reprit Pardiac, du ton le plus dégagé qu’il put.

— Maher. Claudia Maher.

— C’est bien ce que je croyais.

— Vous la connaissez ? s’étonna Leppert.

— Pas personnellement.

Il entreprit alors de raconter à Leppert de quelle manière la jeune femme avait été mêlée à l’élimination de Klaus. Il parla également du travail marginal qu’elle effectuait pour la CIA, des recherches qu’elle avait entreprises, ainsi que de l’interrogatoire en profondeur auquel elle avait échappé. À la fin, il expliqua comment il entendait l’utiliser pour intoxiquer ceux qui la pilotaient.

Pardiac n’aimait pas beaucoup faire part de ces détails à Leppert, mais il le fallait : le directeur du Centre serait appelé à jouer un rôle clé dans le projet de nettoyage que le Français avait élaboré.

Il évita cependant la moindre allusion au groupe F. Il passa également sous silence ce qu’il avait prévu pour Cornforth : Leppert était trop instable pour lui faire confiance sur un sujet aussi délicat. Surtout qu’il pouvait se mettre à tirer des conclusions sur ce qu’il adviendrait de lui, une fois son rôle terminé.

— Est-ce qu’elle sait quelque chose de précis ? demanda Pardiac.

— Je n’en ai pas l’impression. On aurait plutôt dit qu’elle essayait… qu’elle essayait de me sonder.

— Et vous, qu’est-ce que vous lui avez dit ?

— Rien d’important. Des choses générales.

— Comme quoi ?

— Qu’on effectue des recherches sur les céréales pour les rendre plus résistantes aux variations de climat, aux micro-organismes.

— Rien que ça !

— Elle a parlé de fonds secrets de la Mafia. Qu’on les blanchissait ou quelque chose du genre.

— Ça devient urgent qu’on s’occupe d’elle. Voici ce que vous allez faire.

Il donna au savant une série d’instructions extrêmement précises. Quand il eut terminé, Leppert ne put s’empêcher de remarquer :

— Ça va coûter cher.

— Il faut savoir faire la part du feu.

— Et Cornforth ?

— Il est au courant. Ses dispositions sont déjà prises. Il refera surface lorsque l’opération sera terminée. En attendant, c’est le black-out total autour de lui.

— J’aime mieux ça. J’avais peur qu’il soit…

— Vous devriez pourtant connaître l’organisation ! fit Pardiac sur un ton paternel.

— Ces temps-ci, je ne sais pas pourquoi, mais je suis inquiet.

— C’est le travail. Le stress. Avec ce que vous avez sur les épaules…

— C’est vrai, enchaîna alors le directeur scientifique. D’une certaine manière, c’est moi qui suis responsable de tout ce qui va arriver. Si jamais je me suis trompé quelque part…

Pardiac consacra plusieurs minutes supplémentaires à rassurer Leppert, puis il raccrocha. Il lui restait maintenant à joindre Daran pour l’informer des derniers développements.

Un sourire ironique apparut alors sur ses lèvres : ils allaient en faire une tête, Leppert et les autres, quand ils sauraient !

 

*

 

Bamboo écouta pour une deuxième fois le compte rendu de la conversation de Claudia avec Leppert. Malgré l’attitude suspecte du directeur du Centre, ils ne réussirent pas à établir de lien entre BioGen et le SCRAP.

Jugeant qu’il ne servait à rien de ressasser indéfiniment les mêmes choses, la jeune femme décida d’amener son ange gardien dans une discothèque. Bamboo risqua une timide protestation.

— Si la précieuse collaboratrice consent à une modeste remarque, dit-il, le sens de cette agitation occidentale a toujours échappé à mes rachitiques facultés.

— Si vous saviez comme ça fait du bien !

En arrivant devant l’établissement, Claudia lui montra l’affiche lumineuse.

— Regardez, dit-elle.

— De nouveau, mes pitoyables neurones…

— Ça ne fait rien, coupa-t-elle en l’entraînant par le bras. On verra bien si c’est ce que je pense !

La discothèque était répartie sur deux planchers. Il y avait le bar, à peu près au niveau du sol, puis à gauche, un très large escalier entrecoupé de colonnes descendait de plusieurs mètres vers le plancher de danse. C’était le trou. Plus d’une centaine de jeunes s’y agitaient. Les murs et le plafond étaient peints en noir. L’éclairage fluorescent pulsait au rythme de la musique.

Claudia prit Bamboo par la main. Ce dernier suivit sans aucune résistance et, à la surprise de la jeune femme, dansa à peu près correctement.

— Vous êtes déjà venu danser dans des endroits comme ça ? lui demanda-t-elle.

— Votre humble conseiller n’a jamais eu l’opportunité de pratiquer cette agitation.

— On ne dirait pas.

Elle lui demanda l’âge qu’il avait.

— Quarante-six ans.

— Vous paraissez beaucoup plus jeune.

— La sagesse éternelle rajeunit ceux qui l’approchent… même de loin, malgré eux et à reculons ! dois-je ajouter dans mon modeste cas.

Lorsque la pièce du groupe The The fut terminée, Claudia lui offrit de prendre un verre.

Il accepta sans enthousiasme.

— Vous n’avez pas soif ?

— Je prendrais bien un thé, mais je doute que…

— Vous pouvez vous rabattre sur une eau minérale.

Bamboo acquiesça mollement. Claudia commanda pour les deux puis se retourna vers lui.

— Vous vous êtes bien débrouillé, répéta-t-elle.

— Votre indigne conseiller n’a aucun mérite. Il n’y avait qu’à faire le vide et à se laisser porter par l’agitation ambiante.

— Encore le vide ! fit Claudia, avec un sourire amusé.

— C’est la chose la plus réelle qui soit. Si la gracieuse collaboratrice me permet ce rappel douloureux, pensez au regretté prédécesseur. D’une certaine manière, il est plus près de la gracieuse collaboratrice qu’il ne l’a jamais été. L’absence est une présence que rien n’interrompt, alors que la présence…

La serveuse choisit ce moment pour apporter les deux verres. Elle déposa l’eau minérale devant Claudia et donna le Bloody Mary à Bamboo. Claudia intervertit rapidement les verres et se dépêcha de payer pour les deux.

Lorsque la serveuse fut repartie, elle prit le bâtonnet de plastique qui était dans son verre, le passa dans sa bouche pour enlever le liquide puis le montra à Bamboo.

— Vous le reconnaissez ?

— Mais c’est…

— Exactement. Le Sphynx. Pensez-vous que c’est un indice important ?

— Aux yeux du sage, le moindre caillou indique la voie de la vérité. Quant au regretté prédécesseur, cela faisait partie de son inestimable style, ce genre de message au milieu d’objets anodins. Il avait pour habitude de n’avoir jamais rien d’inutile sur lui. De la sorte, tout ce qui se trouvait sur sa remarquable personne devenait significatif.

— Cela voudrait dire que l’endroit…

— … peut être un lieu de rendez-vous, acquiesça Bamboo. Mais pour qui ?

Ils terminèrent leurs consommations et Claudia poussa de nouveau Bamboo vers le trou.

— Vous êtes responsable de tout ce qui peut améliorer mon bien-être, dit-elle. On retourne danser.

Ils eurent beau persister deux heures encore dans la discothèque, ils ne remarquèrent rien de particulier, à part le flot ininterrompu de clients, la plupart plus ou moins punks, qui se relayaient sur la piste de danse.

 

*

 

Victor Daran était dans une suite du Sheraton lorsqu’il reçut l’appel de Pardiac. Son maquillage violent et très élaboré lui donnait l’allure d’un punk de luxe. Son pantalon de cuir souple troué de brûlures de cigarettes, son T-shirt rouge sang zébré de déchirures et son collier de chien serti de pierres véritables confirmaient cette image.

— Vous interrompez quelque chose, répondit Daran, lorsque Pardiac se fut nommé.

— Quelque chose d’intéressant, j’espère.

— Le nouveau que vous m’avez fait parvenir. Je suis en train de l’essayer.

— Il vous donne satisfaction ?

— J’apprécie toujours cette sorte… d’animal. À quand le prochain arrivage ?

— Il va falloir que vous modériez votre consommation. Les restes commencent à devenir voyants.

— Je fais ce que je peux. Est-ce ma faute, si ces petites bêtes-là ne sont pas très résistantes ?… Mais je suppose que ce n’est pas pour me parler de ça que vous m’avez appelé.

— En effet. Il y a des modifications au plan.

— Importantes ?

— Uniquement l’horaire. De votre côté, rien à signaler ?

— Pas spécialement. J’ai réglé les derniers détails pour New York.

— Quelque chose de nouveau au sujet de la fille ?

— Rien. Sauf le fait que je l’ai aperçue tantôt. Elle était au Sphynx.

— Au Sphynx ?

— Une discothèque où je vais parfois quand je descends à Montréal.

— Vous êtes sûr qu’elle ne vous a pas suivi ?

— Elle était déjà là quand je suis arrivé. Avec un ange gardien. Un ange au teint jaune.

— Celui auquel je pense ?

— Lui-même.

— Il n’est pas dangereux, répondit alors Pardiac en riant. Dans son service, ils l’appellent le « biscuit chinois » !

— Si vous le dites. De toute façon, ils n’avaient pas l’air de travailler. Ni l’un ni l’autre.

— Ils devaient fêter leur dernier coup.

— Lequel ? demanda Daran, inquiet.

Pardiac l’informa de la visite que Leppert avait reçue ainsi que des instructions qu’il avait données au directeur du Centre.

— Tout devrait être terminé d’ici deux jours, conclut-il. Demain, Leppert l’oriente sur New York. Le jour suivant, vous la réceptionnez. J’ai déjà averti Oméga. Elle s’est libérée pour les trois prochains jours. Il reste seulement à coordonner vos horaires.

— Parfait. Maintenant, si vous le permettez, d’autres activités me réclament.

— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : au rythme où vous les consommez, vous allez finir par avoir des ennuis.

— Inutile de vous en faire pour moi. J’ai un moyen sûr pour effacer les traces.

Sur ce, Daran raccrocha et saisit des deux mains la tête bouclée qui était prisonnière entre ses genoux.

Même sans l’aide de Pardiac, il continuerait de pouvoir s’alimenter en jeunes organismes. Il venait de découvrir un fournisseur sur place. Les prix étaient un peu plus élevés, mais le choix était meilleur. Le client faisait part des spécifications de l’organisme désiré et celui-ci lui était livré dans les vingt-quatre heures : il arrivait préparé, drogué, prêt à la consommation. C’était vraiment un service de première classe. Ils travaillaient sur commande et les enlevaient à partir des caractéristiques fournies par le client…

Si seulement il y avait un service pour en disposer après la consommation, songea Daran.

 

*

 

Pardiac repassait dans sa tête la conversation qu’il venait d’avoir avec Daran. «Un moyen sûr d’effacer les traces », avait dit ce dernier…

Après Cornforth et Leppert, Daran devenait à son tour un facteur de risque. Cornforth et Leppert à cause de leur instabilité. Daran à cause de son obsession pour les « jeunes organismes ».

Daran…

La police de New York finirait bien par remonter jusqu’à lui. Il avait beau se débarrasser des résidus, comme il les appelait, en les jetant dans les égouts, les rats ne les faisaient pas toujours disparaître complètement. Déjà, les restes mutilés de deux cadavres avaient refait surface.

Jusqu’à maintenant, le NYPD avait empêché l’affaire de sortir dans les journaux, mais plusieurs agents travaillaient à temps complet sur cette affaire.

Par rapport à Daran, Pardiac avait toujours dû surmonter un certain dégoût. À sa manière, le spécialiste était indispensable. Du moins l’avait-il été jusqu’à présent. Ses contacts avec les groupes terroristes et les filières de contrebande du Moyen-Orient avaient fait de lui un collaborateur plus que précieux. Mais, maintenant que le plan allait entrer dans sa phase principalement économique et que des équipes d’intervention étaient disponibles dans chaque région pour répondre aux urgences, la contribution de Daran était moins essentielle.

Et si jamais des problèmes particuliers se présentaient, il y avait Limbo. Pardiac ne regrettait pas l’entente privée qu’il avait conclue avec le célèbre « éliminateur ». Ce serait sa carte secrète dans la lutte de pouvoir qui venait de s’engager.