Chapitre 13
 

La sonnerie retentit à l’instant même où Claudia achevait d’écouter le dernier CD de Don Pullen et George Adams. Elle avait pensé à Klaus en mettant le disque. Sans savoir encore de quelle manière, elle était certaine qu’elle le vengerait. Le premier pas vers la réalisation de cet objectif avait été sa visite de la veille à Leppert.

Elle lui donnait deux jours, à celui-là. Après quoi, elle le relancerait. Malgré ses airs tranchants, il ne serait pas difficile à manipuler. Ses faiblesses étaient évidentes.

Entre-temps elle passerait au suivant. Bamboo trouverait sûrement le moyen de dénicher une autre adresse dans les banques de données.

La sonnerie insista pour la quatrième fois avant que Claudia ne décroche. Elle avait d’abord pris le temps de ranger le disque.

— Oui ?

— Mademoiselle Maher ? Ici Thomas Leppert.

Le brave docteur se manifestait plus tôt que prévu. Était-il encore plus vulnérable qu’elle ne le croyait ? Autant en profiter.

— Bien dormi, Docteur ? La nuit vous a porté conseil ?

— En quelque sorte, oui.

— Et vous avez quelque chose pour moi…

— Suite à notre bref entretien d’hier, j’ai fait effectuer quelques vérifications. Comment vous dire ?… Il se pourrait que vous ayez soulevé quelque chose d’effectivement embarrassant. J’aimerais que nous en parlions.

— Je vous écoute.

— Je préférerais ne pas aborder ces détails au téléphone. Puis-je vous inviter à déjeuner ?

Voyant que Claudia ne répondait pas, il ajouta :

— À la Stivale d’Oro. Vous verrez, c’est un endroit très agréable.

— Que me vaut l’honneur ?

— Disons que c’est une façon de m’excuser pour hier… Je veux dire, la manière un peu abrupte avec laquelle j’ai mis fin à notre entretien.

— Puisque vous débordez de bonnes intentions…

— On s’entend pour midi trente ? Je vais réserver la petite table devant la fenêtre.

— D’accord pour midi trente. J’espère que vos renseignements seront à la hauteur du repas.

— Je le crois, mademoiselle Maher. Très sincèrement, je le crois. À tout de suite.

— À tout de suite.

Quelques instants plus tard, Bamboo frappait à la porte de Claudia.

— Vous avez entendu ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Vous pensez que c’est un piège ?

— Cela surprendrait vastement mes misérables neurones. Je déconseillerais cependant à la précieuse collaboratrice d’y aller sans un minimum de protection.

— Pour quelle raison veut-il me voir, pensez-vous ?

— Peut-être pour proposer un arrangement… Si je puis oser une modeste opinion.

— Osez, voyons !

— Là où les deux extracteurs ont échoué, ils peuvent espérer que l’argent et la diplomatie réussissent.

— Vous croyez qu’ils vont essayer de m’acheter…

— Qui n’essaierait pas, en voyant la gracieuse collaboratrice ? répondit Bamboo, avec un humour un peu lourd.

— Sérieusement…

— Mes misérables cellules grisonnantes me chuchotent qu’il y a d’innombrables façons d’acheter les gens. Il suffit de savoir à quoi leur honorable personne tient le plus.

— Je vais y aller seule, jeta alors Claudia, avec une certaine brusquerie.

Une fois encore, c’était comme si la décision s’était prise en elle à son insu pour ensuite éclater à sa conscience.

— Puisque tel est le karma de la précieuse collaboratrice.

— Après tout, c’est seulement une invitation au restaurant.

— Si sa Gracieuseté le permet, je la couvrirai quand même de l’extérieur. Cela permettra de dépister d’éventuelles surveillances.

Il n’ajouta pas qu’il aurait probablement le moyen de savoir ce qui se dirait au restaurant, ni que c’était la table à la fenêtre qui l’inquiétait. Une position idéale pour un attentat. N’importe quel piéton, n’importe quel automobiliste en maraude, n’importe quel tireur embusqué dans une fenêtre, de l’autre côté de la rue, pouvait l’atteindre.

Demeurer à l’extérieur lui permettrait d’intervenir plus rapidement.

— Si la très attendue investigatrice consent à honorer mon modeste véhicule, je peux la conduire à son rendez-vous.

 

Dans l’automobile, Claudia ouvrit la radio. Le hit-parade italien de la semaine finissait. C’était l’heure des informations.

Un autre attentat avait eu lieu. Cette fois, les victimes étaient au nombre de sept. Le nouveau produit empoisonné était de la pâte dentifrice. Encore du cyanure. Interrogé sur les motifs possibles de cet acte terroriste, un responsable de la compagnie avait évoqué l’action d’éventuels concurrents. « À qui d’autre la ruine de notre compagnie peut-elle servir ? » avait-il demandé en guise de conclusion.

Par mesure de prudence, Claudia descendit au coin de Sainte-Catherine. En marchant vers le restaurant, elle essayait de penser à la façon dont elle aborderait Leppert. Valait-il mieux le brusquer dès le départ ? Était-il préférable de paraître intéressée, de le mettre en confiance pour qu’il sorte tout ce qu’il avait à déballer ?

Le directeur du centre de recherche, pour sa part, était déjà arrivé depuis quinze minutes. Le plan que lui avait suggéré Pardiac était tout simple : d’abord la mise en condition, ensuite la proposition. Tout devrait bien se passer. Au départ, il avait un avantage : il savait quelque chose que la jeune femme ignorait.

Lorsque le serveur escorta Claudia à la table, Leppert l’invita à s’asseoir d’un geste de la main. Puis, dès qu’ils furent seuls, il mit un doigt sur ses lèvres pour lui faire signe de se taire et il lui tendit un bout de papier.

 

Vous avez un micro sur vous.

Ne dites rien de compromettant.

 

Pendant que Claudia répondait aux compliments que lui faisait Leppert sur son apparence, ce dernier sortit de ses poches un petit appareil qui ressemblait à un mini-transistor. En quelques instants, il localisa le micro incrusté dans le pendentif de Claudia.

— Je crois que votre chaîne est brisée, dit-il en lui montrant le poisson de la main.

Jouant le jeu, Claudia défit adroitement son bijou et le rangea dans sa bourse.

— Et maintenant, si vous vous expliquiez ? dit-elle.

— Curieux amis, que vous avez là ! La confiance règne.

— Et vous ? Qu’est-ce qui me prouve que je peux davantage vous faire confiance ?

— Rien. Mais moi, je joue cartes sur table.

Ils commandèrent le repas au serveur qui arrivait.

— Nous nous sommes renseignés sur vous, reprit ensuite Leppert. Nous savons pour qui vous travaillez. D’une certaine façon, cela fait notre affaire.

Il lui expliqua alors, en des termes presque messianiques, qu’il croyait à la nécessité de groupes clandestins tels que le leur.

— Les gens sont des enfants, dit-il. Irresponsables. Laissés à eux-mêmes, ils vont mener l’humanité à sa destruction. Il faut que les esprits éclairés et raisonnables prennent les choses en main. C’est le seul moyen de lutter contre la bêtise.

— Et je suppose que l’éminent chercheur Thomas Leppert fait partie des lumières sans lesquelles nous allons sombrer ?

— En tout cas, vos employeurs, eux, doivent croire qu’ils en font partie, répliqua le scientifique.

Claudia connaissait depuis longtemps ces théories sur le petit groupe d’élus qui viendrait sauver l’humanité. Elle savait les ravages que ces petits groupes n’avaient jamais manqué de faire, au cours de l’histoire. Mais l’analyse politique ne semblait pas être le fort de Thomas Leppert. Sorti de son laboratoire, il se montrait, à l’instar de bien des savants, d’une naïveté et d’un simplisme dangereux.

Voyant qu’il n’arriverait à rien par ce biais, Leppert changea de sujet. Il lui parla de sa vie passée, de ses rapports avec sa sœur. Il lui expliqua que ses associés étaient au courant et qu’ils sympathisaient avec elle.

— Par qui est-ce qu’ils ont appris ça ? demanda la jeune femme, sur la défensive.

— Excusez ma brutalité mais, avec de l’argent, on peut tout se payer. Notamment de l’information.

— Et qu’est-ce que vos associés ont appris d’autre ?

— Par exemple, ils ont été très surpris que vous n’ayez pas manifesté le désir d’aller voir la tombe de Klaus.

— Où voulez-vous en venir ?

Cette fois, le ton était carrément agressif.

— Un autre exemple, poursuivit Leppert : nous savons que vous êtes présentement utilisée par les mêmes gens qui se sont servis de Klaus. Les mêmes qui l’ont peut-être sacrifié.

— Et vous, qu’est-ce que vous essayez de faire, si ce n’est pas de m’utiliser ?

— Bien sûr. Vous avez tout à fait raison. Mais moi, comme je vous le disais, je le fais de façon ouverte. Parce que je crois que nos intérêts peuvent coïncider.

— Quels intérêts ?

— Vous pouvez effectuer un travail pour nous. Et, de notre côté, nous avons quelque chose que vous cherchez. Plusieurs choses, en fait.

— Lesquelles ?

Leppert prit le temps d’avaler une gorgée de vin avant de répondre. Claudia était un peu surprise de le voir adopter un comportement aussi formel, presque empesé.

— L’organisation que vous poursuivez est bien celle qui a payé le contrat pour faire éliminer Klaus, reprit-il. Si nous vous fournissons les moyens de la démasquer, vous allez pouvoir régler une partie de vos comptes.

— Et les autres choses ?

— Nous avons aussi le nom de celui qui a tiré. Ainsi que le moyen de le joindre… Pour être honnête, je dois vous avouer qu’il ne s’agit pas d’un moyen infaillible. Mais c’est le seul connu.

— Comment avez-vous fait pour… ?

— L’argent. Comme je vous disais…

— Et votre intérêt à vous, dans tout ça ?

— Avec les renseignements que nous vous donnons, vous devriez pouvoir détruire cette organisation. C’est à ce niveau que nos intérêts coïncident.

— Je ne comprends toujours pas.

Leppert remplit les verres avant de répondre.

— Nous avons une réputation, dit-il. Il est indispensable de la protéger. Ceux que nous soupçonnons bénéficient de hautes protections. Nous ne pouvons pas courir le risque de les attaquer directement. Mais si c’est vous – vous et ceux pour qui vous travaillez – qui les démasquez… Vous comprenez, votre organisation, elle aussi, a le bras très long.

— Autrement dit, vous nous laissez faire le sale travail !

— Un travail que vous désirez faire de toute façon. Nous nous contentons de mettre discrètement l’épaule à la roue.

— Et pourquoi ne vous adressez-vous pas directement à l’Agence ?

— Nous ne voulons avoir aucun lien officiel avec eux.

— Et moi ?

— Nous sommes certains de pouvoir compter sur votre discrétion. Connaissant les intérêts qui vous poussent, nous savons de quelle manière vous allez réagir. Et puis, il y a une autre raison…

Leppert s’était de nouveau arrêté au seuil d’une phrase, comme pour prolonger la tension.

— Vous allez continuer encore longtemps à jouer aux devinettes ?

— Vous avez une arme que nous n’avons pas.

— Une arme ?

— Une ressemblance. Je vous expliquerai tout à l’heure. Pour l’instant, je peux vous confirmer qu’il s’agit bien d’un réseau international d’extorsion et de terrorisme qui opère contre des multinationales. Ils ont utilisé la fondation qui nous subventionne pour blanchir une partie de leurs fonds. Un membre très haut placé de notre administration leur a servi de complice. Si ce réseau s’écroule, nous allons pouvoir nous occuper de cette personne plus librement.

— Quand vous dites « réseau », vous voulez parler du SCRAP ?

— Oui.

— Vous savez ce que ça signifie ?

— Société Centrale de Récupération et d’Assistance Planétaire. Mais revenons à notre premier sujet…

Il tendit une photo à Claudia. Il s’agissait d’une femme habillée de noir, très chic, avec un maquillage peint centré sur l’œil gauche et qui lui couvrait presque la moitié du visage.

— Qui est-ce ? demanda Claudia.

— La maîtresse de l’homme chez qui vous allez vous rendre. Regardez la ressemblance.

— Je ne comprends pas, fit Claudia en examinant de nouveau le cliché.

— Même grandeur, même allure générale, mêmes formes… Pardonnez-moi encore une fois d’être aussi direct, mais vous avez un corps qui ressemble beaucoup au sien.

Claudia lui jeta un regard froid.

— Regardez la structure du visage, reprit Leppert. Avec un maquillage du même type, vous pourriez passer pour elle.

— Mais…

— Voici la clé de l’édifice où il demeure, fit-il en déposant une première clé devant elle. Et voici celle de son appartement. Même si la ressemblance n’est pas tout à fait parfaite, le gardien vous laissera passer.

— Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce que vous n’y allez pas, vous ?

— Parce que sa maîtresse est la seule qui a accès à son appartement.

Puis il enchaîna, comme s’il ne s’était agi que d’une simple interruption mécanique dans le débit d’une enregistreuse.

— Voici la clé de son coffre, le chiffre de la combinaison ainsi qu’une mini-caméra.

— Où est-ce que vous avez pris tout ça ?

— Nous avons déjà utilisé sa maîtresse pour faire un premier travail, l’an dernier. Quand nous avons eu des soupçons.

— Pourquoi est-ce que vous ne continuez pas avec elle ?

— Il est important que ce soit vous qui découvriez les preuves. Pour la crédibilité.

— Vous êtes sûrs qu’elles y sont ?

— Les probabilités sont extrêmement fortes.

— Et vous voulez que ce soit moi ?

— Vous avez des comptes à régler, non ?

— Si vous croyez que cela suffit…

— Il y a aussi une autre chose que nous pouvons vous apporter. Au sujet de Klaus. Comme je vous le disais tout à l’heure, nous avons été surpris que vous n’ayez fait aucune visite à sa tombe.

— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde ?

— Je comprends votre réaction. Vous refusez sa mort. Vous faites comme s’il était simplement absent… À moins que vous ayez des raisons de croire qu’il est simplement… absent ?

— Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?

Leppert s’absorba un moment dans son verre.

— Êtes-vous bien certaine qu’il soit mort ? demanda-t-il finalement.

— Il serait…

— Vivant est un bien grand mot… Vous comprendrez que nous ne pouvons rien garantir sur son état : même nos renseignements ont leurs limites.

— Où est-il ? cria presque Claudia, en faisant un effort pour contrôler sa voix.

— Après le travail que nous vous demandons d’effectuer, nous vous dirons où il se trouve. Même si le résultat de votre enquête ne donnait pas les résultats escomptés, nous remplirons notre engagement.

Claudia ne répondit pas tout de suite.

Klaus vivant ! Mais dans quel état ? Était-il devenu un légume branché sur des appareils ? Si tel était le cas, elle lui devait de le faire débrancher. De lui épargner cette dégradation. Mais, s’il y avait une chance, la moindre chance…

Lorsqu’elle répondit, sa voix avait retrouvé une partie de son assurance.

— Où est-ce que je dois aller ?

— New York.

— Quand ?

— Votre place est réservée. L’avion part dans… deux heures quarante-deux minutes, précisa-t-il après avoir consulté sa montre. Quelqu’un vous attendra à l’arrivée pour vous guider et vous fournir l’assistance nécessaire.

— Vous étiez certain que j’accepterais, n’est-ce pas ?

— Nous l’espérions serait plus juste… Un dernier détail : il serait important que vous ne disiez rien à vos « associés » avant d’avoir des résultats concrets à leur fournir.

— D’accord. Mais il faut que je passe chez moi.

— Aucun problème. En quittant votre appartement, prenez l’ascenseur jusqu’au troisième, puis, descendez le reste par l’escalier de secours. Une limousine sera garée dans le stationnement du sous-sol, juste devant la porte de la cage d’escalier. Le moteur sera en marche et le chauffeur vous dira qu’il faut vous dépêcher, car l’avion risque de partir en avance.

Claudia termina son verre de Brunello et sortit du restaurant sans prendre de café ni de dessert.

Bamboo la rejoignit au coin de la rue et la raccompagna chez elle.

— L’honorable collaboratrice n’a pas été suivie, dit-il.

— Pour quelle raison me suivraient-ils ? répliqua-t-elle un peu sèchement. Quand ils veulent me voir, ils téléphonent pour prendre rendez-vous.

Bamboo ignora son mouvement d’humeur.

— Le savant inquisiteur des secrets de la vie avait-il des propositions intéressantes ?

— Je ne sais pas encore. Il prétend que la fondation qui les subventionne est utilisée par des escrocs comme couverture. Il va avoir quelque chose de plus précis à me donner sous peu, qu’il dit… Jusque-là, il veut que j’attende sans faire de vagues pour lui permettre de travailler plus librement.

— Le vaillant inquisiteur des secrets de la vie n’a pas fourni d’autres précisions ?

— Non.

— Selon mon humble avis, il cherche surtout à gagner du temps.

Claudia admira la justesse de la remarque. Sauf qu’il y avait erreur : c’était elle qui cherchait à gagner du temps. Elle se sentait un peu mal à l’aise de tromper Bamboo de cette manière, mais c’était le seul moyen d’obtenir ce qu’elle voulait. De toute façon, ils n’avaient qu’à ne pas l’espionner en trafiquant ses bijoux.

— C’est possible, finit-elle par répondre.

Puis elle ajouta, après un soupir :

— J’ai besoin de me reposer. Le vin m’est monté à la tête, je pense. Je vous ferai un rapport détaillé tout à l’heure.

— Les vœux de la gracieuse collaboratrice sont les décrets qui gouvernent ma destinée.

 

Claudia avait hâte de se retrouver seule. La tension qu’elle avait supportée tout au long du repas, surtout après avoir appris que Klaus n’était peut-être pas mort, l’avait exténuée.

En entrant, elle remit le disque de Don Pullen et George Adams puis elle se laissa tomber sur le lit. La musique était assez forte pour couvrir le bruit qu’elle faisait en pleurant.

Quinze minutes plus tard, elle se releva et passa à la salle de bains réparer son maquillage. Elle prépara ensuite une petite valise.

Avant de partir, elle remit le disque pour masquer son départ. Dans une quarantaine de minutes, lorsque l’appareil s’arrêterait de lui-même, elle serait déjà loin.