Pardiac reçut l’appel de Daran au milieu de la nuit.
— Mauvaises nouvelles, fit ce dernier.
— Ce qui veut dire ?
— Drozhkin a fait chou blanc. Il a mis tous ses agents disponibles sur l’affaire mais cela n’a rien donné. Rien non plus du côté des mangeurs de spaghettis. Leur personnel n’est pas impliqué et ils n’ont entendu parler de rien.
— Les flics ?
— Pas grand-chose de ce côté-là non plus. C’est un informateur anonyme qui a contacté directement le superviseur du NYPD en s’infiltrant sur leur réseau de communication. Il paraît qu’il n’était pas particulièrement heureux !
Pardiac prit quelques secondes pour réfléchir. La femme couchée à côté de lui se pressa contre son dos.
— Vous pensez à quelqu’un en particulier ? finit-il par demander.
— Peut-être.
— Qui ?
— Limbo.
— Ça m’étonnerait. Avec les contrats qu’on lui donne, ça équivaut pour lui à tuer la poule aux œufs d’or.
— Ce n’était pas un travail d’amateur. Juste de s’infiltrer dans l’appartement de Cornforth…
— Je ne vois pas qui aurait pu lui donner le contrat.
— Le groupe F ?
— Ridicule. Son tarif est largement au-dessus de ce que peut payer n’importe quelle organisation gouvernementale. D’ailleurs, où aurait-il bien pu trouver l’information ?
Pardiac s’impatientait. Non seulement Daran lui amenait-il de mauvaises nouvelles, mais il le dérangeait.
— À part Leppert, reprit Daran, je ne vois pas d’où ça peut venir. Il n’y avait que nous trois au courant. Plus Oméga.
— Oméga, j’en réponds.
— Alors, c’est Leppert.
— Vous pensez qu’il essaierait de nous doubler ?
— Ce n’est pas impensable.
— Non… mais ça m’étonnerait. Une fois sorti de ses éprouvettes, il n’est pas très doué.
— Peut-être qu’il s’est fait piéger.
— Possible… Vous vérifiez ça ?
— D’accord.
La femme commença à mordiller Pardiac dans le cou.
— Et pour la fille ? reprit Daran d’une voix légèrement hésitante. Qu’est-ce que je fais ?… À mon avis, elle est téléguidée.
— Si c’est vrai, il faut découvrir par qui.
— Notre contact dans le groupe F n’a entendu parler de rien. Et si lui ne sait rien…
— Heureusement que j’avais insisté pour qu’on prévoie une deuxième mesure, comme protection !
— C’est vrai, admit Daran en maugréant. Avec l’information que Leppert va lui transmettre, elle devrait nous laisser tranquille pendant un certain temps.
— C’est probable, oui. Mais essayez tout même de la retrouver. Je veux savoir ce qu’elle fabrique.
— D’accord.
— Essayez aussi d’avoir Leppert à l’œil. Si jamais il craque…
— Entendu.
— Il faut absolument qu’il termine la mise au point de la production industrielle. On ne pourra pas obtenir indéfiniment de nouveaux délais.
— Je sais.
Pardiac laissa le silence se poursuivre. Il avait de plus en plus de difficulté à se concentrer.
— Il y a déjà eu plus d’une vingtaine de rafles dans le secteur américain, reprit Daran. Mais rien n’est encore sorti dans les médias. Juste quelques lignes sur la mort de Cornforth dans des circonstances « mystérieuses ». Nos informateurs me tiennent au courant des descentes à mesure qu’elles ont lieu. Je vous ferai un compte rendu complet demain.
— C’est ça. À demain.
Pardiac raccrocha et se retourna vers la femme.
— Comment c’est ? demanda-t-elle.
— En gros, ça va. Mais la fille s’en est tirée. Et il ne sait toujours pas qui l’a aidée.
— Je parlais de ça, corrigea-t-elle en riant, avec un geste de la main pour indiquer plus précisément à quelle partie de son anatomie elle faisait référence.
Pardiac répondit que, de ce côté-là, tout allait bien. D’ailleurs, avec Oméga, tout allait toujours bien. Il ne regrettait pas ce qu’elle lui coûtait. Comment des gens comme Daran pouvaient-ils exister, alors qu’il y avait des femmes comme Oméga ?
Décidément, il ne comprendrait jamais les goûts du surveillant général pour les « jeunes organismes ».
*
Claudia avait d’abord résisté au désir de se précipiter en pleine nuit à l’hôpital. Elle était retournée chez elle et, à peine arrivée, elle avait éclaté en sanglots. Une réaction provoquée autant par l’impuissance où elle était contrainte que par la douleur.
Une heure plus tard, elle se leva, passa cinq minutes dans la salle de bains pour se rafraîchir le visage et se mit ensuite à cogner sur le plancher. Bamboo fit rapidement irruption dans l’appartement, accompagné par un de ses assistants.
— Demandez-lui de sortir, dit Claudia sans lui laisser le temps de placer un mot. Je veux vous parler.
Bamboo fit un signe de tête en direction de l’autre homme. Sans se faire autrement prier, ce dernier referma discrètement la porte derrière lui.
— Je veux aller à l’hôpital, enchaîna alors Claudia.
— La précieuse collaboratrice ne se sent pas bien ?
— Au Montreal Children’s.
— Si je peux me permettre une modeste remarque, il s’agit d’un hôpital pour les…
— Vous le saviez ! coupa-t-elle d’une voix contenue. Pourquoi m’avez-vous caché que Klaus n’était pas mort ?
— Parce qu’il est souvent plus facile d’oublier un mort.
— Qu’est-ce que… ?
— Il est vrai que le regretté prédécesseur n’est pas exactement mort, enchaîna Bamboo sans lui laisser le temps d’achever sa question. Mais il n’est pas exactement vivant non plus.
— Je veux le voir !
— Si je peux risquer un modeste conseil…
— Je vous ai dit que je veux le voir !
— L’acharnement du front contre le mur n’a jamais ouvert de portes, répliqua sentencieusement Bamboo. Uniquement des plaies.
— Ça suffit !
— Mais l’acharnement de la raison contre les murs du karma n’a jamais empêché les plaies d’apparaître, poursuivit l’Eurasien sur un ton résigné. L’estimée collaboratrice est-elle bien certaine de… ?
— Est-ce qu’il faut que je vous l’écrive ?
— Nous irons donc au lieu de ses opiniâtres désirs.
— Tout de suite, insista Claudia.
— Qui serais-je pour m’opposer aux forces impatientes qui emportent le karma de la précieuse collaboratrice ? Nous passerons par le garage.
*
Pardiac avait allumé une cigarette.
— Qu’est-ce qui s’est passé, à New York ? lui demanda Oméga, toujours couchée à côté de lui.
— Ils ont perdu la fille. Au lieu de la compromettre, ils l’ont laissée filer avec les documents.
— Inutile de t’en faire. Tant qu’elle va courir après son fantôme, elle ne cherchera pas autre chose.
— Si on pouvait seulement savoir sur quoi il a réussi à mettre la main, celui-là !
— Dans l’état où il est, ça n’a plus tellement d’importance.
— Il a peut-être caché des renseignements quelque part.
— Peut-être. Mais ce serait surprenant que quelqu’un les trouve. Ils en ont déjà plein les mains avec ce qu’on leur a donné. Quand les journaux vont se mettre de la partie…
— Tu crois que ça va les occuper assez longtemps ?
— S’ils redeviennent trop insistants, on peut toujours leur sacrifier un autre morceau. Tant qu’on préserve l’essentiel…
— Je sais.
— Notre seul véritable problème, c’est Leppert. Pourvu que ses recherches aboutissent à temps, le reste est secondaire.
Pardiac savait qu’elle avait raison, mais il détestait l’admettre. Il n’aimait pas l’idée que son sort puisse tenir entre les mains de quelqu’un comme Leppert. D’ailleurs, il n’aimait pas l’idée que son sort puisse tenir entre les mains de qui que ce soit. Pour faire diversion, il décida d’ouvrir une bouteille de champagne.
— Il n’y a que les gens grossiers qui ne boivent pas de champagne après avoir fait l’amour, déclara-t-il sur un ton définitif.
— Et les pauvres ? objecta la femme.
— C’est bien ce que je disais, répliqua Pardiac.
*
Pendant le trajet, Bamboo expliqua à Claudia à quoi elle devait s’attendre : le valeureux prédécesseur n’était pas mort, mais il n’avait presque plus de réactions. Sa blessure à la tête avait été dévastatrice : fracture du crâne, le coin du front émietté, un œil de perdu… Il était dans le coma depuis son accident.
Physiquement, on pouvait dire qu’il était en voie de guérison. Mais de petits éclats avaient pénétré dans son cerveau. Des éclats trop petits et qui s’étaient enfoncés trop loin pour qu’on puisse aller les chercher. On ne connaissait pas exactement l’étendue des dégâts. Peut-être reprendrait-il conscience un jour, mais c’était peu probable. Et encore là, si cela arrivait, rien ne permettait de prévoir dans quel état il serait.
Bamboo la guida à travers les corridors presque déserts de l’hôpital. Ils prirent d’abord un ascenseur puis toute une série de couloirs jusqu’à une porte fermée à clé, à l’intérieur d’une chambre désaffectée. Bamboo introduisit une carte plastifiée dans la serrure. La porte s’ouvrit puis se referma derrière eux.
Une dizaine de mètres plus loin, au fond d’un corridor étroit balayé par une caméra, il y avait une autre porte. Bamboo répéta la même opération.
Cette fois, ce fut un garde en uniforme qui leur ouvrit. Celui-ci examina la carte de Bamboo et leur fit signe que ça allait.
— L’honorable chambre 1503, dit Bamboo. Code 59.
Le garde les escorta à travers une nouvelle série de couloirs. Subitement, le décor était devenu plus luxueux.
Bamboo expliqua à la jeune femme qu’il s’agissait d’une clinique à très haute sécurité.
— Une clinique privée ? s’enquit Claudia.
— Extrêmement privée. Elle est dissimulée à même l’hôpital. La plus grande partie est souterraine.
— Une clinique secrète ?
— Les honorables agences envoient leurs blessés y recevoir des traitements.
Bamboo lui expliqua que la clinique faisait beaucoup de désintoxication, car les agents capturés par l’ennemi et récupérés par la suite avaient souvent été brisés à l’aide de drogues. Une des spécialités de la clinique était d’ailleurs le traitement des désordres cérébraux, physiques et psychologiques consécutifs aux interrogatoires en profondeur.
Traitement « dans la mesure du possible », précisa Bamboo, car les effets de l’utilisation combinée de drogues, de stimulation électrique du cerveau et de techniques de désorientation sensorielle n’étaient pas toujours réversibles.
— Mais Klaus ? Pourquoi est-il ici ?
Dans son langage fleuri, Bamboo lui expliqua que la clinique abritait aussi des handicapés graves, des blessés qui avaient besoin de réhabilitation prolongée, ainsi que des « accidentés » qui n’étaient plus présentables publiquement.
— Plusieurs sont officiellement décédés, ajouta-t-il.
Dans certains cas, on leur faisait une chirurgie plastique globale afin de leur fournir une nouvelle identité. Cela pouvait aller jusqu’à modifier la taille de leurs membres, l’équilibre de leur démarche. Pour les autres, ils passeraient là le reste de leur vie, avec tout le confort et les soins qu’il était possible de leur payer.
Là ou dans un endroit similaire.
La porte de la chambre était en retrait, dissimulée derrière un rideau. Un autre garde se tenait devant la porte. Il examina à son tour la carte plastifiée que lui présenta Bamboo avant de leur permettre d’entrer dans la chambre.
Le visage de Klaus était mangé aux deux tiers par un pansement qui couvrait tout le côté droit. Un soluté était fixé à son bras gauche.
Claudia s’approcha du lit. Du bout des doigts, elle toucha la partie du visage découverte. Une foule de souvenirs déferlèrent dans sa mémoire.
Souvent, en le regardant dormir après avoir fait l’amour, elle lui touchait le visage du bout des doigts. Pas assez pour l’éveiller. Juste pour provoquer une réaction, un mouvement des lèvres ou de la tête. Un signe pour être certaine de sa présence, comme si elle avait eu peur qu’il soit mort. Qu’il lui échappe à jamais.
Aujourd’hui, elle avait instinctivement retrouvé le geste qui l’avait si souvent rassurée. Mais Klaus n’avait pas réagi.
Claudia sortit précipitamment de la chambre. Les larmes aux yeux, elle se jeta dans les bras de Bamboo. Ce dernier se contenta de la tenir contre lui jusqu’à ce qu’elle ait fini de pleurer.
— Est-ce qu’il va… guérir ? finit-elle par demander en s’essuyant le visage avec le papier mouchoir qu’il lui présentait.
— Le fonctionnement physique de l’honorable prédécesseur devrait se rétablir, mais le cerveau…
— Son visage ?
— Les illustres réparateurs des corps seront dans l’obligation de boucher un œil et une partie du front avec une regrettable plaque de métal.
— Une plaque !
Tant qu’elle pouvait se raccrocher à une apparence, il était encore possible d’espérer. Mais si même cette apparence était saccagée…
— Avec l’aide de la chirurgie plastique, l’estimé prédécesseur pourra retrouver la presque totalité de son honorable apparence. Les traces seront réduites à un œil fermé et une moins gracieuse mobilité des traits.
— Est-ce que ça veut dire qu’il va guérir ? demanda Claudia, d’une voix qui n’osait pas croire à la réponse qu’elle attendait.
— Il vaudrait mieux pour la précieuse collaboratrice de ne pas trop espérer. Ma grand-tante, Brise sagace, le disait souvent : lorsque les dieux veulent punir un homme, ils lui expédient une solide ration d’espoir.
Partagée entre la fureur et l’incompréhension, Claudia regardait Bamboo : comment pouvait-il plaisanter en de pareilles circonstances ?
Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, celui-ci enchaîna :
— Comme le disait par ailleurs un vénérable maître, c’est seulement lorsque la calebasse est évidée qu’elle peut servir de récipient.
— Qu’est-ce que ça vient faire… ?
— L’honorable maître Calebasse – c’est le nom qu’il avait choisi – ajoutait qu’il en est de même pour nos modestes personnes. Que c’est seulement une fois vidées de leurs précieux espoirs, de leurs désirs et de leurs vaines illusions, qu’elles peuvent se rendre utiles.
Comme toujours, les remarques de Bamboo avaient l’art de la dérouter et d’agir sur ses sentiments. Son agressivité contre lui était subitement tombée.
— Il vivait à quelle époque, votre maître ?
— L’honorable maître Calebasse vivait à l’intérieur d’un roman policier. Ce qui n’empêchait pas son auguste jugement d’effleurer la vérité à l’occasion.
Bamboo l’observa avec un léger sourire.
— Venez, enchaîna-t-il. Toucher ses illusions, ne serait-ce que d’un doigt hésitant, est une chose épuisante. La gracieuse collaboratrice doit avoir faim.
Claudia comprit l’allusion à son geste pour toucher le visage de Klaus. Quelques minutes plus tôt, elle l’aurait frappé. Maintenant, elle percevait la remarque comme une sorte de complicité teintée d’humour.
Bamboo ajouta, avec un sourire chaleureux :
— Faire le vide en soi ne signifie pas se laisser mourir d’inanition.
Une fois encore, il avait raison : elle avait faim.
— D’accord. Amenez-moi prendre quelque chose, dit-elle.
— Les impérieux désirs de l’exquise collaboratrice seront comblés au mieux de mes pitoyables ressources, répondit-il en examinant son porte-monnaie. Où Sa Gracieuseté désire-t-elle… ?
— Au Lux. J’avais l’habitude d’y aller avec Klaus.
— Puisque le karma de l’honorable collaboratrice est de se noyer dans son passé.
— Vous avez raison… On va aller ailleurs.
— À l’heure qu’il est, la très modeste abondance du choix des lieux…
— On peut aller au Barjo. Je pense que c’est un des soirs où E.T. travaille.
— E.T. ? Par le plus merveilleux des hasards, l’exquise collaboratrice connaîtrait-elle… ?
— Non, non ! répondit Claudia en éclatant de rire. C’est un ami qu’on appelle comme ça… À cause de son allure un peu extraterrestre. Il travaille là-bas quatre soirs par semaine.
Puis elle ajouta, pince-sans-rire :
— Mais peut-être mon honorable conseiller trouve-t-il que manger est la perpétuation aveugle d’une illusion ?
— Sans doute, sans doute. Mais il faut parfois savoir utiliser les illusions de vie pour combattre les illusions de mort. Le karma qui nous mène à nous-mêmes est un long chemin. Si nous ne voulons pas mourir de faim en cours de route…
Sur ce, il l’entraîna vers la sortie.
*
La jeune Asiatique n’avait pas pris le temps de se changer, ni même de se démaquiller. Elle fut la première à les voir sortir de l’édifice. Aussitôt, elle toucha le bras de l’homme à côté d’elle et les montra du doigt.
— Maintenant, elle doit savoir ce qu’elle voulait, fit l’homme. J’espère qu’elle va se tenir tranquille.
Le ton de sa voix trahissait cependant son manque de conviction. La jeune femme mit le moteur en marche et jeta un regard interrogateur vers son compagnon.
— On peut aller dormir, dit celui-ci. Pour le reste, on verra demain.
Il se cala dans le siège et essaya d’oublier le mal de tête qui le taraudait depuis le début de la soirée.
*
Claudia commanda deux croissants de blé entier et un double espresso. Bamboo se contenta d’une infusion et se répandit en conseils imagés contre la caféine. La jeune femme l’écouta d’une oreille distraite pendant un certain temps puis répliqua finalement, pour le provoquer, qu’à moins de deux doubles espressos, elle avait de la difficulté à dormir.
Cette réponse eut pour effet de plonger Bamboo dans son infusion pour plusieurs minutes. Lorsqu’il émergea, ce fut pour dire, très doucement :
— La valeureuse collaboratrice est résolue à poursuivre jusqu’au bout, n’est-ce pas ?
— Je veux trouver celui qui a fait ça à Klaus, si c’est ce que vous voulez savoir.
— Probablement le même qui a sacrifié le déplorable ex-Cornforth et toute une partie de son réseau.
— Vous croyez qu’ils ont volontairement… ?
— Qui sait ? Si c’était leur choix le moins désagréable…
Claudia se commanda un second espresso. Simple, celui-là.
— Vous voyez, je deviens raisonnable, fit-elle.
— J’espère que la gracieuse collaboratrice me pardonnera cette inexcusable curiosité, mais serait-il dans ses intentions de rendre visite aux autres personnes de la liste ?
— Vous voulez dire Pardiac et les autres ? Je ne sais pas où les joindre… Mais je suppose que vous, vous le savez.
— Je dois reconnaître humblement que cette modeste information n’a pas entièrement échappé à mes recherches.
— Vous avez quelque chose à me proposer ?
— Seul le karma de la surprenante et imprévisible collaboratrice peut décider de son choix. Mais s’il m’est permis d’oser une suggestion…
— Allez-y.
— L’humble conseiller tient d’abord à rappeler qu’il y a déjà eu trois attentats contre l’inestimable personne de la collaboratrice.
— J’ai cru m’en apercevoir.
Ignorant l’ironie, Bamboo enchaîna :
— Les deux regrettables visiteurs à votre appartement, la disgracieuse rupture d’ascenseur, l’indélicate tentative de vous impliquer dans la mort du sénateur Cornforth…
Claudia nota mentalement qu’il avait oublié l’épisode de la bombe dans son auto, mais elle décida de ne pas relever le fait.
Bamboo poursuivit :
— Les voies du karma sont insondables, mais la leçon des statistiques est très claire.
— Vous croyez que cela va continuer ?
— Ce que croit votre indigne conseiller, c’est qu’il ne suffit pas de couper les mauvaises herbes : il faut en extraire jusqu’à la plus infime racine.
— Comme jardinage, vous envisagez quoi, exactement ?
Un quart d’heure plus tard, ils sortaient du café. Claudia avait accepté la suggestion de Bamboo. Ils commenceraient dès le lendemain. Pour l’instant, elle profiterait du peu de nuit qu’il lui restait pour sombrer dans un sommeil qu’elle souhaitait le plus profond et le plus désert possible.
*
Après avoir reconduit Claudia chez elle, Bamboo s’empressa de faire rapport. Son compte rendu complétait les renseignements que F avait déjà reçus de New York, tout de suite après le sauvetage de Claudia.
La directrice activa alors le plan qu’elle avait préparé pour la dernière phase de l’opération, puis elle passa le reste de la nuit à joindre des gens au téléphone pour préciser certains détails de ses instructions.
Désormais, une grande partie de la réussite dépendrait des réactions de Claudia.
De toute évidence, la jeune femme continuait de se méfier. Son refus de raconter tout ce qui s’était passé dans la résidence du sénateur le confirmait amplement. Mais il n’y avait pas d’autre voie d’accès pour pénétrer l’organisation ennemie. En tout cas, il n’y en avait pas d’aussi rapide. Même si le plan était risqué, il fallait aller de l’avant.
Sur son bureau, les rapports s’accumulaient. Une grande partie du réseau d’extorsion était tombée. Les compagnies qui subventionnaient son agence depuis des années auraient enfin matière à se réjouir. Plusieurs seraient complètement libérées du chantage. À peu de chose près, tout le secteur nord-américain était rayé de la carte. Selon les premières estimations, les pertes du SCRAP seraient d’au moins trente millions par année.
Normalement, la directrice aurait dû se réjouir. Mais il n’y avait rien sur les opérations touchant le reste de la planète. C’était comme si un chirurgien avait amputé une partie précise d’un organisme.
Fallait-il en déduire qu’il s’agissait d’une organisation cloisonnée de façon étanche par secteurs continentaux ? Que c’était ce cloisonnement qui l’avait en partie protégée ?… À moins que la section américaine ait été volontairement sacrifiée… C’était absurde. Absurde… ou terrifiant. Quels enjeux pouvaient justifier un tel sacrifice ?
La mise en scène prévue pour impliquer Claudia, avec les documents abandonnés dans un coffre entrouvert, tout cela laissait croire qu’il s’agissait bien d’une purge délibérée. La question de fond demeurait cependant entière : pourquoi l’organisation ennemie avait-elle jugé nécessaire un sacrifice d’une telle ampleur ? Pour se débarrasser d’éléments devenus dangereux parce que trop exposés ? Pour couper les pistes ?… C’était possible. Mais il ne fallait pas négliger deux autres conséquences de ce « nettoyage » : tout d’abord, incriminer Claudia, l’immobiliser pour un certain temps. Ensuite, blanchir Leppert.
Quant à Claudia, pour quelle raison voulaient-ils l’éliminer ? À cause des recherches qu’elle avait effectuées sur eux ou bien à cause de ses rapports avec Klaus ? Peut-être craignaient-ils qu’elle ne découvre autre chose que les cinq noms : par exemple, des indices concernant le fameux plan B.
Depuis le début du « nettoyage », F avait la désagréable impression d’être tenue par la main, de jouer le jeu que l’on avait prévu pour elle. Si seulement elle avait pu savoir en quoi consistait le fameux plan B mentionné dans le message de Klaus ! Toute cette opération américaine n’était peut-être qu’une diversion qui en faisait partie…
C’était une des raisons qui l’avait amenée à ne pas attaquer directement les cinq personnes dont Claudia avait découvert les noms. Il y avait aussi le fait que rien ne lui garantissait qu’ils étaient les véritables dirigeants, qu’il n’y avait personne au-dessus d’eux vers qui remonter : si elle lançait des accusations trop rapidement, les véritables responsables risquaient de lui échapper. Il faudrait alors des années pour remonter la filière.
La seule solution était de tenter une nouvelle infiltration le plus rapidement possible, de se servir de Claudia pour tenter de les déstabiliser de l’intérieur. Peut-être y aurait-il moyen de les pousser à faire des gaffes.
Heureusement, madame Ogilvy n’avait aucune activité sociale ou mondaine de prévue pour la journée. Elle pourrait en profiter pour récupérer un peu.
Ensuite, elle achèverait de mettre sur pied la phase finale. Le délai était de seize jours.
*
Le matin suivant, Claudia passa les premières heures de l’avant-midi à préparer minutieusement deux grandes valises. Elle téléphona ensuite à l’aéroport pour réserver une place en direction du Sri Lanka et elle descendit rejoindre Bamboo qui l’attendait devant la porte de l’immeuble. Elle coucha les valises sur la banquette arrière et prit place à l’avant, à côté du conducteur.
Dans une boutique de la rue Sainte-Catherine, elle essaya plusieurs manteaux avant de se décider pour un cuir mauve. Elle sortit de la cabine d’essayage le manteau sur le bras, paya rapidement et retourna à l’auto.
Bamboo la conduisit à Mirabel. Il l’aida à sortir les deux valises qui étaient dans le coffre de l’auto et lui tint compagnie jusqu’au départ de l’avion.
Sur place, il n’eut aucune difficulté à repérer les deux hommes qui les suivaient depuis leur départ de l’appartement. L’un des deux trouva le moyen d’obtenir un billet sur le même vol que la jeune femme.
*
Le soir même, Pardiac était averti du départ précipité de Claudia pour le Sri Lanka. Cela ressemblait à une fuite. La jeune femme abandonnait-elle finalement la partie ?
Par acquit de conscience, il demanda de vérifier s’il y avait des traces du passage de Klaus dans cette région au cours des années précédentes. Le résultat fut négatif.
Il fit alors une dernière vérification auprès de son contact dans le groupe F : la confirmation lui fut donnée du départ précipité de la jeune femme. L’Agence avait estimé qu’elle avait rempli sa part du contrat et avait facilité son départ.
Pardiac raccrocha avec un soupir de soulagement. La fuite de Claudia Maher et l’acharnement de la police américaine à démanteler le réseau nord-américain laissaient croire qu’ils avaient bel et bien avalé le leurre. Il restait maintenant à espérer que les derniers problèmes faisant obstacle à la production industrielle soient réglés dans les délais. Mais, pour cela, il ne pouvait rien faire. Il devait s’en remettre au responsable de la recherche.
À l’idée que leur sort à tous reposait entre les mains de Leppert, un frisson lui passa dans le dos.
*
Après avoir rapporté le départ de Claudia au colonel Burnham, son supérieur hiérarchique, Bamboo était revenu paisiblement à Montréal et il avait garé sa voiture dans le garage d’une résidence chic du West Island. Il avait alors récupéré les deux valises qui étaient demeurées sur la banquette arrière et il était entré dans la maison.
Claudia l’y attendait, en compagnie de l’un des honorables assistants.
— L’estimée remplaçante est actuellement en route vers des terres lointaines. La précieuse collaboratrice devrait désormais faire l’objet d’une attention moins insistante de la part de nos déplorables antagonistes.
La première partie du plan avait réussi. L’employée de l’Agence qui avait pris la place de Claudia entraînerait à sa suite ceux qui la surveillaient. Pendant ce temps, la jeune femme aurait droit à un stage de formation accélérée.
Malgré ses réticences, Claudia avait décidé de se prêter au plan que lui avait exposé Bamboo. C’était encore la meilleure chance qu’elle avait d’atteindre ses propres buts : d’abord venger Klaus, mais aussi se venger elle-même des humiliations et du harcèlement qu’elle avait subis.
Elle n’arrivait pas à oublier le saccage de son appartement ni les sévices que lui avaient infligés les deux extracteurs ; elle n’arrivait pas à oublier non plus l’horreur qu’elle avait ressentie, lorsque Klaus s’était écroulé sur elle, ni son dégoût, dans l’appartement de Cornforth, lorsqu’elle avait été obligée de toucher au cadavre.
Quelque chose devait avoir lieu pour rétablir l’équilibre. Quelqu’un devait payer. Alors seulement réussirait-elle, peut-être, non pas à oublier, mais à s’en souvenir sans être submergée par la rage impuissante qui remontait en elle au moindre reflux de sa mémoire.
*
Moins de vingt-quatre heures plus tard, en débarquant d’un hélicoptère, Claudia ne savait même pas dans quel pays elle se trouvait. Cela n’avait d’ailleurs pas d’importance. La seule chose qui comptait, c’était que cet endroit et l’entraînement qu’elle y recevrait la rapprochaient de son but.
Le dix-septième jour, elle serait opérationnelle.